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Patrimoine immatériel : valoriser un référent culturel africain
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Moha Souag
December 1, 2023

Rares sont les sociétés africaines qui ont gardé, enseigné et transmis une écriture aux générations futures. Jusqu’à nos jours, seules deux graphies ont survécu à l’oubli, la négligence et aux tourmentes de l’histoire : l’écriture amharique en Éthiopie et le tifinagh chez les Touaregs. La traite esclavagiste et les colonisations ont bloqué, d’une manière brutale, l’évolution naturelle de la culture et de la civilisation africaines. Le manque de traces scripturales de la pensée africaine – portée par une culture et une tradition orale – à travers les siècles a laissé l’Occident penser que c’était un continent vide, sans référence philosophique ou cosmogonique.

Les rares objets qui ont survécu aux pillages, à la destruction et à l’usure ont été récupérés et magnifiés par des peintres ou des artistes européens ou américains en tant qu’objets esthétiques sans arrière-plan culturel ou cultuel. Ils sont offerts aux regards des esthètes dans les plus grands musées du monde. Ils sont réduits à leur valeur restreinte et intrinsèque. On ne voit pas les dieux africains côtoyer dans les mythologies universelles les dieux égyptiens ou grecs, on n’enseigne pas la charte du Mandé, l’une des premières chartes des droits humains, de Soundiata Keïta, empereur du Mali en 1236, auprès du code de Hammourabi ou de la mythologie scandinave. Et pourtant, chaque masque ayant donné naissance au cubisme en Europe n’est pas un objet isolé. Il a derrière lui toute une histoire, une pensée et une conceptualisation issue d’une culture millénaire.

Ces manifestations culturelles africaines, malgré la répression et l’exil, renaissent sous forme de gestuelles, de rites, de contes ou de chants un peu partout dans le monde. La culture africaine n’a pas perdu ses racines, elle continue à vivre sous diverses formes, mais marginalisée faute de promotion et de transmission scientifique et pédagogique. Elle a été longtemps confinée dans le folklorique, l’ethnique et le régional sinon dans le tribal. Seule la musique, qui a profité de circonstances particulières depuis la Seconde guerre mondiale et l’épanouissement du jazz et du blues aux États- Unis, a trouvé grâce aux yeux des sponsors, des mécènes, des maisons de production et des studios, car elle rapporte gros.

Le Maroc, pays africain, carrefour des civilisations et pont entre les cultures, a vécu des chamboulements historiques qui l’ont marqué. Sa situation géographique en a fait le passage incontournable de plusieurs peuples. Le Maroc est la porte de l’Afrique vers l’Europe, la porte de l’Europe vers l’Afrique, la porte vers la mer Méditerranée et l’océan Atlantique. Comme disait déjà feu Sa Majesté Hassan II, « Le Maroc est comme un arbre, il a ses racines en Afrique et ses branches en Europe ». La culture marocaine a affronté plusieurs civilisations plus structurées et plus puissantes : les Phéniciens aussi bien que les Grecs et les Romains, les Arabes et tous les Européens de la mer Méditerranée. Les traces érudites de ces luttes pour survivre existent encore chez Homère, narrant les exploits et la visite de Hercule à Tanger pour cueillir les pommes d’or dans les jardins des Hespérides. Les cités de Volubilis ou de Lixus portent encore les traces africaines de ses habitants, les livres arabes d’Ibn Khaldoun ou d’Al Idrissi regorgent de l’histoire de tous ses peuples qui ont traversé le Maroc de l’Europe vers l’Afrique pour faire du commerce ou de l’Afrique vers le Moyen- Orient pour aller vers l’Andalousie ou vers la Mecque.

Une culture savante écrite et une culture populaire orale

Ces peuples ont laissé des traces que l’on retrouve dans la langue, la pensée ou la musique marocaines. Un creuset où une langue a vu le jour, la darija, une franca linguae créée par le brassage de toutes les civilisations qui se sont côtoyés lors des guerres, des échanges commerciaux et des voyages des savants et des oulémas d’une contrée à l’autre. Un courant spirituel et des attaches très fortes relient le Maroc à tous les pays subsahariens limitrophes. La visite du tombeau de Sidi Ahmed Tijani à Fès en est le symbole. Le nom amazigh de plusieurs fêtes saintes musulmanes et de certaines prières fait encore partie des langues wolof, peul ou bambara comme Tabaski ou Tafaska (fête du sacrifice ou Aid al adha). C’est le 17 octobre 2001, lors du discours de Sa Majesté Mohamed VI à Ajdir, que le Maroc a décidé de se réconcilier avec toutes ses cultures en reconnaissant officiellement la langue amazighe comme une composante d’un pays pluriculturel auprès de la langue hassania et de l’arabe en tant que langue officielle ainsi que la forte présence d’une culture subsaharienne et hébraïque depuis plusieurs millénaires.

Cette situation linguistique a fait que deux cultures parallèles se développaient simultanément au Maroc. La culture savante écrite en langue arabe et la culture populaire orale. Cette dernière garde encore des traces de mots, d’expressions et de concepts archéologiques de toutes les cultures qui l’ont visitée. On y rencontre du wolof, du bambara ou du peul. C’est dans cet esprit que l’Union des écrivains marocains (section d’Errachidia) a organisé une collecte du patrimoine oral de la région du Tafilalet dans le cadre et avec l’aide de l’Initiative nationale du développement humain (INDH) en 2008. Nous avons travaillé avec des moyens très réduits mais le corpus est une mine d’or. On retrouve à travers ces textes des recoupements de traditions et de proverbes qui couvrent toutes les aires géographiques des cultures limitrophes.

Le legs colonial et la validation culturelle par l’Occident

L’analphabétisme ne signifie ni un manque de culture ni un manque d’intelligence. Les contes et les chants anciens portent une sagesse et une imagination dignes de toutes les civilisations anciennes dont des auteurs ou des musiciens modernes en Europe ont sauvegardé et développé les leurs. Nous ne citerons ici que les frères Grimm ou Vladimir Propp pour les contes, Bela Bartok et Kodaly pour la musique populaire hongroise. La même expérience a vu le jour juste après les Indépendances des pays africains, mais dans un but beaucoup plus nationaliste qu’artistique, par la création des ballets de la danse et de la musique malienne ou guinéenne.

Ces ballets se sont produits un peu partout en Afrique et dans le monde lors des fêtes panafricaines. Mais ces expériences n’ont pas survécu aux mutations historiques et politiques. Le rejet de la culture africaine par les colonisateurs, de peur que les peuples africains réhabilitent leur dignité en retrouvant leur langue, leur religion et leur culture, c’est-à-dire ce qui faisait d’eux une entité unique d’hommes et de femmes en harmonie avec leur milieu, en la remplaçant par une culture supposée supérieure à celles des indigènes, a détruit la personnalité africaine en l’aliénant et en l’acculturant. Il ne s’agit pas ici de rejeter les autres cultures mais de constater qu’il n’y avait pas d’échanges réciproques et égaux.

La culture, les croyances et les rituels africains ont été considérés, dans le meilleur des cas, comme des superstitions sinon comme des actes sauvages qu’il fallait réprimer et, surtout, supprimer en leur substituant de nouvelles conduites considérées comme plus « civilisées ». Le meilleur exemple est celui de la destruction des totems, ces dieux en bois, pour les remplacer par une croix en bois. Que les Pygmées ne croient plus en ces dieux de la forêt, que les Dogons ne croient plus en Sirus... Et pourtant ces dieux sont réapparus là où on les attendait le moins, au Brésil, à Haïti et dans d’autres pays d’Amérique latine où une religion africaine a émergé malgré la répression des églises. Ces mêmes traditions ont fait la richesse de la littérature sud-américaine qui a plongé le monde dans une atmosphère féerique issue de la culture africaine et des dieux du candomblé et du Vodou. La question est de savoir s’il n’existe qu’un seul chemin vers Dieu et si seule une culture peut être le phare de l’humanité...

Mais pourquoi la littérature sud-américaine a-t-elle trouvé un écho favorable partout dans le monde mais pas la littérature africaine ? En Afrique, rares sont les auteurs qui ont obtenu le prix Nobel de la littérature, contrairement à leurs collègues latino-américains. Lors d’une rencontre avec des traducteurs allemands, autrichiens et suisses à l’Institut Goethe de Casablanca, ceux-ci ont déclaré qu’ils attendaient que les maisons d’édition françaises choisissent et publient des écrivains africains avant qu’eux ne décident à les traduire en allemand. Cette situation s’étend aussi aux journalistes et aux critiques nationaux qui, pour eux, n’est auteur et n’est littérature que ceux et celles qui ont reçu l’aval d’une maison d’édition étrangère. La production nationale, que ce soit en littérature, en films cinématographiques ou en pièces de théâtre, est acculée à ne servir qu’à l’intérieur d’un cercle restreint au pays producteur.

L’éducation artistique comme clé de l’émancipation

Tous les artistes africains de la culture savante produite en terre africaine aujourd’hui sont passés par les écoles des Beaux-Arts, des arts dramatiques, des écoles de cinéma, des écoles des arts plastiques et, enfin, par les universités modernes. Ils ont donc reçu le même enseignement que leurs collègues anglais, italiens, français aussi bien que les artistes bulgares, pakistanais ou japonais. Ils ont admiré les chefs-d’œuvre de Picasso, lu et joué les pièces de Pirandello, vu et décortiqué les films de Eisenstein, appris la vidéo avec Nam June Paik et étudié la Poétique d’Aristote pour écrire. La standardisation de la société par les moyens de l’école et des moyens audio et vidéo a créé à travers les âges un seul modèle d’être humain qui focalise tout son intérêt sur ce que lui présente la télévision et la presse. Sa référence et sa capacité de créativité dépendent de ses moyens de financer ses études, ses productions, ses idées et la réalisation de ses rêves. Le cinéma américain avait placé la barre très haut et c’est à partir de lui que tous les cinémas du monde se sont construits.

Tous ces artistes ont puisé dans la même source esthétique gréco-romaine et judéo-chrétienne. Je ne parle pas de l’islam, car cette religion a un rapport complexe vis-à-vis de l’image en général mais cela n’a pas empêché l’image de l’autre de s’imposer dans les pays musulmans. Donc, il est légitime de se demander de quelle image la femme et l’homme africains se sont nourris pour construire la leur ? Lors d’une rencontre avec des étudiants des Beaux-Arts à Paris, des artistes africains discutaient pour comprendre pourquoi les œuvres des peintres et des sculpteurs de nos pays ne sont pas appréciées à leur juste valeur. Le plus grand nombre de musées, de cinémas, de théâtres et d’écoles des Beaux-Arts se trouvent en Europe. Et le goût s’éduque. L’enfant apprend à regarder comme il apprend à lire et à écrire. Si vous sortez le matin dans les villes européennes, il est fréquent de croiser des rangs d’élèves de tous les âges et de tous les niveaux scolaires aller visiter un musée sous la direction de leurs enseignants. Tout le travail commence dès l’école. L’introduction de l’étude de l’esthétique est devenue primordiale. L’Afrique doit passer au stade scientifique de l’approche de la culture. Il ne s’agit plus d’apprendre la musique à l’oreille, la peinture au hasard des coups de pinceaux ou la sculpture selon une tradition immuable mais de transmettre aux enfants d’une manière pédagogique la pratique scientifique des arts. Il s’agit de passer du stade de l’imitateur à celui de créateur, du stade de technicien à celui de l’innovateur. Passer de l’empirisme à la science pour des pays qui ont inventé le balafon et la cora n’est pas difficile !

Sortir du cadre occidental pour se réinventer

D’autres formes de spectacles ont égayé nos contrées depuis des siècles mais sont en train de disparaître faute de transmission. Du jour où l’université a déterminé la forme des pièces de théâtre en trois actes, les techniques des jeux des acteurs, la forme de la scène du théâtre, tous les dramaturges étaient obligés de s’y soumettre sous peine de voir leurs œuvres rejetées. En plus, le théâtre officiel et savant ne se joue pas dans la rue. Or, au Maroc, la halqa a constitué un espace de spectacle, de contes, de chants, de danses et de musiques qui pouvaient se dérouler dans un lieu ouvert et au milieu des spectateurs. La peinture des corps et des objets a toujours été un acte esthétique chez les peuples de tous les pays africains. Et ces dessins ou symboles étaient des plus abstraits sans que cela attire la critique péjorative ou l’incompréhension des spectateurs. Mais depuis que l’art s’est confiné dans des formes commerciales et mercantiles, la standardisation imposée par les producteurs est devenue la référence. N’est-il pas temps de briser les chaînes artistiques imposées par la Renaissance, le Classicisme et le Modernisme qui ont été conçus en Europe et enseignés partout depuis des siècles et développer de nouvelles formes inspirées par la culture et la civilisation africaines ?

Des trésors culturels sont en train de disparaître en Afrique, à cause, d’abord, des nouvelles frontières qui ont enfermé hermétiquement les pays et les peuples dans des espaces considérés comme souverains et donc impénétrables, entravant les échanges nomades. Les grandes foires des marchés africains où tous les peuples limitrophes venaient faire le commerce ont disparu. Les seuls canaux qui restent pour découvrir les autres ne sont pas interactifs.

Le cosmopolitisme esthétique et l’universalité des cultures sont-ils donc à sens unique ?

Si les enfants des villages reculés de l’Afrique connaissent les acteurs et les chanteurs américains, français, anglais, indiens, lequel des enfants, sinon des adultes, occidentaux connait les artistes africains ? Je ne parlerai pas des footballeurs ou des basketteurs de ces pays dont nos enfants connaissent le moindre des détails de la vie de leurs idoles sportives ! Dans le fond, nous, Africains, en général, profitons de cette diversité qui enrichit l’esprit critique et esthétique des gens et les rend plus aptes à profiter de toutes ces cultures. Ceci se manifeste, souvent, lors des débats où les jeunes étudiants, les cadres et les intellectuels issus de nos écoles publiques, brillent partout où ils vont, dans le monde, par l’étendue de leurs connaissances de la culture universelle. Cet ostracisme touche aussi ce sens de l’universalité accordée à certaines œuvres culturelles occidentales mais pas à celles produites en Afrique : considérer la musique classique de Mozart ou de Chostakovitch comme universelle signifie que tous les peuples ont le même goût. Mais qu’en est-il des flûtes peules de Guinée ou de la cora mandingue du Mali ? Qu’est-ce qui fait des œuvres de Ramuz, écrivain suisse utilisant le vaudois, une littérature universelle mais pas celle de Jibril Sall de Mauritanie, de Josué Yoroba Guébo, lauréat ivoirien du Prix U’Tamsi de poésie en 2014 à Asilah au Maroc ?

Pour conclure, le Maroc a toujours participé au soft power africain par des activités auxquelles participent tous les pays africains sans exception. Il faut penser notamment aux divers festivals de musique comme Timitar à Agadir, Mawazine à Rabat, le Festival du cinéma africain à Khouribga (l’un des plus anciens du continent), le prix U’Tamsi de poésie et bien d’autres activités et participations aux diverses rencontres partout en Afrique. Cependant, cela reste insuffisant et intermittent car ces actions ne touchent que quelques villes du Maroc ou certaines capitales africaines. La culture aurait beaucoup plus à gagner s’il existait des réseaux panafricains de production et de distribution des films, des livres, de musique et l’organisation des tournées des troupes théâtrales partout sur le continent. Néanmoins, je crois que l’un des points les plus importants pour le soft power africain, ce sont les échanges des étudiants qui vivent au quotidien dans les pays d’accueil. Ils sont un vecteur primordial pour rétablir les relations ancestrales et traditionnelles au-delà des frontières, relations que l’immensité du Sahara n’a jamais interrompues.

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    À la simple vue du titre de cet ouvrage, nombre de nos lecteurs et lectrices s’interrogeront sur les motivations qui ont conduit le Policy Center for the New South (PCNS) à traiter d’un thème relevant des questions culturelles. N’est-il pas un think tank spécialisé dans la géoéconomie et la géopolitique du Maroc et de l’Afrique ? Que signifie cette incursion dans un champ de réflexion en apparence loin de ses domaines de prédilection ? À ce questionnement légitime nous expliquons no ...