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Policy Brief
En attribuant le prix Nobel d'économie 2022 à Ben S. Bernanke, Douglas W. Diamond et Philip H. Dybvig, le jury Nobel a voulu distinguer des travaux, remontant aux années 1980, qui permettent de mieux comprendre l'implication des banques dans les crises. Travaux pionniers, également, dans l'élaboration d'une théorie bancaire, où l'analyse historique est présente avec Ben S. Bernanke qui a longuement étudié le rôle des banques dans la crise de 1929, afin de ne pas renouveler les erreurs commises dans la gestion de la crise de 2008, où il sera en première ligne à la tête de la Réserve fédérale des États-Unis (FED).Travaux, enfin, comme ceux de Douglas Diamond et de Philip Dybvig qui, avec le modèle « Diamond-Dybvig », vont théoriser les paniques bancaires et les liens les conduisant au retrait massif des dépôts et aux crises économiques. Dans un mode en crise, où le système bancaire est particulièrement mis à l'épreuve, le choix des Nobel 2022 nous paraît très pertinent.
Le lundi 10 octobre 2022 a été décerné le prix Nobel d'économie à trois économistes américains : l'ancien président de la FED, Ben S .Bernanke, et à deux de ses compatriotes universitaires, Douglas W. Diamond et Philip H. Dybvig, pour leurs travaux sur la crise financière et les banques. Ces trois lauréats succèdent à un autre trio formé du canadien David Card, de l 'américano-israélien Joshua Angrist et de l'américano-néerlandais Guido Imbens, trois spécialistes de l'économie expérimentale. Le jury Nobel 2022 a ainsi tenu à saluer « leur contribution à l'amélioration de notre compréhension du rôle des banques dans notre économie, particulièrement durant les crises financières, ainsi que leur contribution à la régulation des marchés financiers ». Le comité de l'Académie suédoise des sciences, chargé de décerner le prix, tenant à insister sur « l'importante découverte de leurs recherches, montrant pourquoi éviter l'effondrement des banques est vital », et ce à partir de travaux qui commencent dans les années 1980. Si Ben Bernanke a été président de la Federal Reserve entre 2006 et 2014, période marquée par la crise financière de 2008, et la chute de la banque américaine Lehmans Brothers, on notera que le jury n'a fait aucune référence à son action à la tête de la FED dans les motivations accompagnant sa nomination, même si ladite action ne saurait être occultée dans l'analyse de sa contribution. Trois lauréats donc distingués pour leurs travaux sur les crises et le rôle des banques dans leur aggravation ou, au contraire, leur solution.
Trois spécialistes reconnus dans leur domaine
A. Ben S. Bernanke : un spécialiste de la crise de 1929 et une approche macroéconomique de la politique monétaire
Ben S. Bernanke est né le 13 décembre 1953 à Augusta, en Géorgie. Diplômé de l'université de Dillon, dans l'État de Caroline du sud, puis de l'université d'Harvard en 1975, il soutient sa thèse de doctorat au MIT en 1979.Thèse dirigée par Stanley Fisher, portant sur « les engagements de long terme, l'optimisation dynamique et le cycle économique », traduction française de « long term commitments, dynamic optimization and the business cycle ». Durant cette période, il aura comme professeur un futur prix Nobel d'économie : Peter Diamond, nobélisé en 2010.
A partir de 1979, année de son PHD, il enseigne la théorie monétaire à l'université de Standford, donne des conférences à la London School of Economics, et est professeur invité à l'Université de New York. En 1985, il devient professeur d 'économie à l'université de Princeton, dont il présidera le département d'économie de 1996 à 2002. A partir de 2002, sa carrière prend un autre virage, celui de la politique, devenant membre du Conseil des Gouverneurs de la Réserve Fédérale, puis Président du Conseil économique de la Maison Blanche. Enfin, G W. Bush le nomme, le 24 octobre 2005, à la tête de la FED, poste qu'il occupera jusqu'au mois de janvier 2014.
Sur le plan strictement universitaire, on rappellera qu'il fut également directeur du programme économie monétaire du NBER/National Bureau of Economic Research/ et éditeur de l'American Economic Review. Considéré comme incarnant une nouvelle économie keynésienne, entre le keynésianisme et l'école néoclassique. Ben Bernanke est reconnu par ses travaux portant sur la crise de 1929 et sur la politique monétaire, principalement sur ses canaux de la transmission monétaire.
Parmi ses nombreuses publications, on distinguera 3 ouvrages et 2 articles :
- « Essays on the great depression ». Princeton University Press 2005.
- « Mémoires de crise, le patron de la FED raconte », Seuil, 2015.
- avec Robert H. Franck « Principles of Macro Economics », Boston McGraw Hill, 2007.
- « Non monetary effects of the financial crisis in the propagation of the great depression », American Economic Review.Vol.73 numéro 3 1973, pp. 257-276.
- Avec A. Blinder « the federal fund rates and the channels of monetary transmission », American Economic Review.Vol.82, numéro 4 1992, pp.901-921.
B. Douglas W. Diamond et Philip H. Dybvig : des modèles théoriques pionniers d'une théorie bancaire
1. Douglas W. Diamond : un théoricien de la banque et de ses liquidités
Douglas W. Diamond est né en octobre 1953. Diplômé /BA/ en 1977 de l'université privée de Brown, située à Providence dans l'État de Rhode Island, il est en 1980 PHD /économie de la prestigieuse université de Yale, où il va enseigner. Depuis 1979, il fait partie de l'université de Chicago et est aujourd'hui « Merton H Miller Distinguished Service Professor of Finance » à la Booth School of Business de l'université. Chercheur associé au NBER / National Bureau of Economics Research /, membre de nombreuses sociétés savantes américaines, dont la « National Academy of Sciences » et « l'Econometric Society », en 2018, il reçoit le prix Onassis de la finance.
Spécialisé dans l'étude de l'intermédiation financière, des crises financières et de la liquidité bancaire, Diamond est un auteur reconnu pour sa manière constante d'aborder ses recherches. S'appuyant sur la modélisation mathématique et la théorie des jeux non coopératifs. À partir de l'équilibre de Nash, il en tire les premiers éléments d'une théorie bancaire. Il est aussi connu pour être l'auteur, avec Dybvig, autre lauréat, d'un modèle publié en 1983 qui fait autorité, et du modèle Diamond publié en 1984 sur la surveillance déléguée. Parmi ses très nombreuses publications, essentiellement des articles, on retiendra les 4 suivants :
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avec Yunzhi HU et Raghuram Rajan « Pledgeability, industry liquidity, and financing cycles ». Journal of finance, février 2020 ;
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avec Raghuram Rajan, « Risque de liquidité, création de liquidité et fragilité financière : une théorie de la banque ». Journal of Political Economy, août 1991 ;
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avec Philp Dybvig, « Bank Runs, Deposit Insurance and liquidity ». Journal of political Economy, juin 1983 ;
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« Intermédiation financière et surveillance déléguée ».The review of Economic /Studies 51, numéro 3 1984, pp.393-414.
2. Philip H. Dybvig : un professeur de Banque et finance, adepte lui aussi de la modélisation et co-auteur du modèle « Diamond/Dybvig »
Né le 22 mai 1955, le plus jeune donc des trois lauréats, Philip H. Dybvig est titulaire, en 1976, d'un BA, double majeur en mathématiques et physique, puis en décembre 1979 d'un PHD/économie de l'université de Yale, où il va enseigner la finance et l'économie. Il rejoint, ensuite, en septembre 1990, « Washington University in Saint Louis » comme professeur de banque et finances, dans le cadre de l'Olin School of Business, qu'il ne va plus quitter. Soulignons que de 2010 à 2021 il est également directeur de l'institut d'études financières de la « Southwest University of Finance and Economics » de Chengdu en Chine.
Rédacteur-en-chef, ou ancien rédacteur-en-chef de nombreuses revues parmi les plus prestigieuses comme « Finances and Stochastics », « Journal of Economic Theory », « Journal of Finance », « Journal of Financial Intermediation » ... il est aussi titulaire de nombreux « Honneurs » : chercheur émérite de la Midwest finance Association, en 2003, Fellow de Financial Theory Group, en 2014, Prix de l'amitié du gouvernement central chinois, en 2014. Enfin, la notoriété de Dybvig est indissociable de celle de Diamond, depuis la publication en 1883 d'un modèle qui porte leurs noms. Parmi ses nombreuses publications on retiendra deux manuels scolaires et deux articles :
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Personal computing for managers. Redwood city, Californie /Scientific Press, 1986.
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Le didacticiel lotus. Redwood city. Californie /Scientifis press, 1987.
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Avec P. Diamond « Bank Runs, Deposit Insurance and liquidity ». Journal of Political Economy, juin 1983.
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« Bank Runs » New Palgrave Dictionnary of Money and Finance 3. New York : stockton Press /1992, pp.171-173.
Trois lauréats dont les travaux et les contributions ont mis en lumière le rôle des banques dans les crises
A. Ben Bernanke : une lecture monétaire de la grande dépression qui le conduira, à la tête de la FED, à ne pas renouveler les erreurs des années trente
Ben Bernanke, spécialiste des politiques monétaires menées avant et après le jeudi noir d'octobre 1929, va en tirer toutes les conséquences à la tête de la FED. La pire crise économique de l'histoire moderne, comme l'a rappelé le jury Nobel, va convaincre B. Bernanke de ne pas renouveler les erreurs des années 30. Les conclusions qu'il tire de ses analyses on les retrouve dans un article publié en 1992, co-écrit avec Alan Binder, et dans son action à la tête de la FED.
- Dans l'article co-écrit avec Alan Blinder en 19921, dans la suite logique de son enseignement et de ses travaux portant sur la politique monétaire, principalement sur ses canaux de transmission, ils montrent comment les retraits massifs des déposants, observés pendant les années 30, avaient joué un rôle décisif dans l'aggravation et la prolongation de la crise. Ce qui les amène à conclure que l'extension du crédit est la chose la plus importante en période de crise.
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À la tête de la FED, il aura à gérer la crise financière de 2008 et la descente aux enfers, puis la chute de la Banque américaine Lehman Brothers. Et ce sera pour lui l'occasion de demander à la FED de se lancer dans une politique inhabituelle, non conventionnelle pour un monétariste, celle d'un taux directeur égal à zéro et celle du rachat massif de la dette publique. Ce que l'on va appeler par la suite le QE /Quantitaving Easing. Les deux bras armés de sa politique /taux zéro et QE/vont se révéler efficaces, évitant la paralysie du système de crédit qui aurait conduit à la déflation et à la récession. Succès donc mais aussi des effets secondaires qu'il faudra gérer, comme le gonflement de bulles spéculatives et l'aggravation des inégalités de richesse. Mais globalement, et avec le recul du temps, on doit reconnaître que la thérapie Bernanke, celle d'aides massives de l'État fédéral pour sauver les banques commerciales, a été un succès. Certains en Europe lui reprochent de n'avoir pas sauvé Lehman Brothers. Je n'en fais pas partie, car il n'est pas du rôle de L'État de sauver les spéculateurs de la finance. Ce qu’était devenue Lehman Brothers aux yeux de beaucoup. Notons aussi que cette thérapie sera reprise, avec succès encore, en Europe par Mario Draghi. Par ses travaux et son action à la tête de la FED, Bernanke rappelle aussi pourquoi il est vital d'éviter l'effondrement des banques commerciales, « trop grandes pour disparaitre ».
B. Diamond /Dybvig : un modèle fondateur de la théorie bancaire
Dans ses attendus concernant les travaux et la nomination de D. Douglass et de P. Dybvig, le jury Nobel d'économie rappelle tout d'abord que « si beaucoup d'épargnants se précipitent à la banque pour retirer leur argent, la rumeur peut devenir une prophétie auto-réalisatrice, mettant ainsi en danger l'ensemble du secteur financier ». L'Académie suédoise précisant même que « ces dynamiques dangereuses peuvent être évitées si le gouvernement fournit une assurance dépôts et agit comme prêteur en dernier ressort pour les banques ».
Ces attendus résument parfaitement le double objet de ce modèle. Celui, tout d'abord, de théoriser les paniques bancaires et les liens les conduisant aux retraits massifs et aux crises économiques. Celui, ensuite, de proposer des solutions pour les freiner et/ou les empêcher.
1. La raison d'être des banques, c'est aussi ce qui les fragilise
En effet, pour concilier les besoins en liquidité des prêteurs et les besoins de financement des emprunteurs, les banques se mettent structurellement en situation d'illiquidité, les premiers pouvant à tout moment vouloir disposer de leur liquidité, les seconds ayant besoin de temps pour percevoir le rendement de leur investissement. En d'autres termes, les banques ont un passif exigible à court terme et un actif mobilisable à moyen terme. En collectant des dépôts et en investissant dans le long terme, elles rendent possible, sous certaines conditions, le partage des risques liés à cette situation structurelle d'illiquidité, comme le montre leur modèle à 3 périodes et à deux types d'agents.
2. Un modèle à trois périodes et à deux types d'agents
Les trois périodes sont celles de la maturité des taux, t=0,1,2, et les agents de type 1 sont ceux qui feront face à un besoin de liquidité en t=1, ceux de type 2 en t=2. Hypothèse forte, les agents ignorent de quel type ils sont en t=0. Ce qui signifie que nos deux agents ignorent à quel moment /t=1 ou t=2/ ils auront besoin de liquidité. De ce fait, la seule façon pour la banque d'assurer les agents contre le risque de devoir consommer, avant le retour sur investissement attendu, est de leur permettre de pouvoir retirer à tout moment leurs liquidités, se plaçant elle-même en position d'illiquidité. Le retrait massif ou la conservation des dépôts par les épargnants constitue alors un jeu, qui, au sens de Nash, a deux équilibres possibles :
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le bon équilibre, où chaque agent respecte son type : de type 1 retirant les dépôts en t=1, de type 2 en retirant les dépôts t=2 ;
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le mauvais équilibre, où les agents de type 2 retirent les dépôts en t=1.
Le mauvais équilibre, c'est celui de la panique bancaire qui peut survenir par exemple à l'annonce de résultats décevants, mais aussi être le fruit de prophéties auto-réalisatrices, comme celui de la capacité d'une banque à rembourser/ou non ses déposants. Doutes qui peuvent aussi gagner l'intégralité des agents, conscients qu'ils auront d'autant moins de chance de retrouver leurs liquidités qu'ils se présenteront tardivement au guichet. C'est le pire des scénarios. Pour l'éviter, le modèle propose aussi des mesures conservatoires : la suspension de la convertibilité des dépôts et la mise en place d'un système public de garantie des dépôts essentiellement, partiellement ou en totalité repris aujourd'hui par de nombreux pays.
3. Des mesures conservatoires reprises par de nombreux pays
La suspension de garantie des dépôts consiste à empêcher les agents de venir retirer leurs dépôts dès lors qu'un certain seuil de retrait, effectué en t=1, est franchi. Cette mesure a l'avantage d'être simple, d'effet immédiat. Elle peut se révéler nécessaire en cas d'urgence d'une situation particulière, comme une déclaration de guerre ou assimilé. Elle peut être totale ou partielle, se limitant par exemple à un retrait bancaire hebdomadaire plafonné. Toutefois, pour être vraiment pertinente cette décision suppose que l'on connaisse avec certitude la proportion d'agents de type 1. Ajoutons également qu'elle peut avoir un effet contraire, celui de dramatiser davantage encore une situation, ce qui est, bien sûr, contraire à l'objectif recherché.
Un système public de garantie des dépôts qui semble avoir la préférence de nos deux lauréats, qui estiment difficile de fixer une limite de retrait adapté au quotidien des agents. Ce système public de garantie a été introduit aux États-Unis à partir de 1933, pour se généraliser depuis la fin du vingtième siècle à de nombreux pays. On soulignera que ce système peut être aussi plafonné, comme c'est le cas dans l'Union européenne (UE), depuis 2009, les garanties étant limitées à 100 000 euros par banque et par déposant.
C'est pourquoi, aujourd'hui, les paniques bancaires ne concernent que très rarement la clientèle des particuliers, rassurés par la garantie des dépôts, mais bien davantage celle des fonds d'investissement. Dans ce domaine, D. Diamond et P. Dybvig ont été les pionniers, en théorisant le mécanisme des paniques bancaires, rappelant au passage que même si une banque est bien gérée, il suffit qu'une partie significative de ses déposants décide de retirer ses avoirs pour qu'elle se mette en grande difficulté. Enfin, on soulignera que leurs travaux s'inscrivent totalement dans la lignée de ceux de B. Bernanke.
Conclusion générale
Les lauréats 2022 du prix Nobel d'économie ne faisaient pas partie des favoris, la favorite la plus souvent citée était l'américaine Claudia Goldin, professeure à Harvard, spécialiste du travail et de l'histoire économique. Sur fond d'une vague inflationniste, certains allaient jusqu’à dire que le comité Nobel devrait délaisser les spécialistes des politiques monétaires, ajoutant qu'il n'y a aucun bon théoricien dans ce domaine qui ait vu juste ».
Comme souvent, le ou les favoris ne sont pas au rendez-vous. Et le moins que l'on puisse dire c'est que nos 3 lauréats cochaient beaucoup de cases qui font un prix Nobel. La qualité de leurs travaux, leur complémentarité ne se discutait pas. Dans un monde en crise, où le système bancaire est mis à l'épreuve et fortement sollicité, le choix du Nobel nous apparaît très pertinent.