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Libye : les raisons pour lesquelles les élections n’auront pas lieu
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September 14, 2018

Après dix-huit mois d’observation, les milices armées de Tripoli ont repris leurs luttes de pouvoir faisant, une quarantaine de morts, selon un bilan datant du 3 septembre 2018, et provoquant l’évasion de quelque quatre cent détenus de la prison d’Ain Zara. Après la rencontre de Paris, et la conquête du croissant pétrolifère libyen par le Maréchal Haftar, les milices armées semblent dos au mur se résolvant dans un ultime effort à faire partie, tambour battant, de la nouvelle phase de négociations insufflées par la présidence française. Il semble que, paradoxalement, la volonté de paix exacerbe la violence en Libye dans le sens où elle induit un partage de pouvoir parmi la multitude d’acteurs. Dans ce contexte, l’organisation des élections le 10 décembre 2018 semble compromise, voire totalement remise en question, et ce pour trois raisons principales. 

1-    Le gouvernement d’union nationale fragilisé par les milices. 

Les récents heurts dans la capitale entre la Brigade des révolutionnaires de Tripoli, faisant formellement partie du ministère de l’Intérieur du Gouvernement d’Union Nationale, et la Septième brigade, dépendant du ministère de la Défense (essentiellement composées d’hommes venus de Tarhouna) pour le contrôle de la capitale, démontrent la faiblesse du Gouvernement d’Union Nationale. Instauré suite à l’Accord de Skhirat, du 17 décembre 2015, ce gouvernement jouit du soutien de l’Organisation des Nations-Unies mais n’est pas reconnu par les acteurs politiques libyens.

Le Maréchal Khalifa Haftar, homme fort de l’Est libyen, considère que cette entité a perdu toute légitimité suite à l’’’expiration’’ de l’Accord de Skhirat, et le parlement libyen basé à Tobrouk n’a jamais accordé sa confiance à Fayez El Serraj et son gouvernement. Au-delà du désaveu de ses rivaux politiques, tout porte à croire que ce gouvernement est otage des milices qui assurent sa protection.  La déliquescence de ce gouvernement, et l’incurie du Conseil présidentiel étaient déjà visibles en 2017, quand ces milices se sont fortement opposées à Fayez El Serraj et étaient allées jusqu’à défier leurs propres gouvernements, suite à une déclaration du ministre des Affaires étrangères, Mohamed Tahar Sialia, qui avait affirmé que Khalifa Haftar était « assurément le commandant en Chef des armées »1.  De plus, ces milices semblent s’adonner à toutes sortes de trafics faisant ainsi collusion entre activités politiques et criminelles, ce qui amoindrit l’effort de normalisation du paysage socio-économique libyen. A titre d’exemple, les milices armées bénéficiant de complicités auprès de la police et des garde-côtes expédient illégalement du pétrole vers l’Europe2.

2-    La montée en puissance du Maréchal Haftar 

Ces nouveaux combats entre milices font suite à une période de regain de puissance pour le Marechal Haftar qui a conquis le croissant pétrolifère libyen. Homme fort de l’Ouest libyen, auréolé par son succès face aux terroristes lors de son opération ‘’dignité’’ semble gagner jour après jour la confiance des partenaires internationaux. La France, qui reprend le leadership sur le dossier libyen, le considère comme partie prenante au conflit. Preuve de ce rapprochement, Khalifa Haftar s’était fait soigner à Paris pour une hémorragie cérébrale. Il semble que la légitimité du Maréchal, jusqu’alors soutenu par l’Egypte et les Emirats, s’étendre vers les grandes puissances, ce qui porte à croire que la communauté internationale pourrait s’accommoder d’une Libye où l’armée s’accapare le pouvoir, à l’instar du voisin égyptien.  

Le Marechal Haftar a bien compris que le pouvoir en Libye résidait aux mains des tribus et que le mode de gouvernance libyen suivait logiquement l’héritage de la Jamahiriya3 en tant que système de prise de décision allant du local au national.  Le Maréchal a déjà désavoué le Gouvernement d’Union Nationale et a affirmé, à maintes reprises, pouvoir marcher sur Tripoli. Suite à la situation délétère à Tripoli, l’Italie et la France, toutes deux partisanes de l’organisation d’élections (ils différents néanmoins sur la date), pourraient s’accommoder d’une incursion du Marechal et de son armée dans Tripoli afin de se débarrasser des milices armées qui font la pluie et le beau temps dans la capitale. 

3-    L’absence de constitution 

La constitution est le guide de fonctionnement de tout Etat, pour la Libye l’enjeu est d’établir un socle commun capable d’apporter un consensus au niveau de tous les acteurs politiques en présence, de définir la forme de l’Etat et ses règles de fonctionnement. Cette constitution doit trancher dans des questions épineuses comme la place de l’armée par rapport au pouvoir civil, le vote de lois électorales établissant le mode de scrutin pour des prochaines élections, le type de régime politique etc.

Khalifa Haftar a rejeté le projet de constitution proposé par le parlement, car il l’empêche de se présenter à la présidentielle, et défend que la tenue d’élections doit précéder le vote d’une constitution tandis que le parlement de Tobrouk espère voter une constitution le plus tôt possible. 

Face à cette aporie, plusieurs alternatives à l’organisation d’élections sont envisagées, comme la proposition de Stéphanie williams, récemment nommée par le Secrétaire Général de l’ONU au poste de Représentante spéciale adjointe pour la Libye.  Si aucune législation n’aboutit, la représentante onusienne propose un Plan B :  Rassembler un congrès national libyen qui appellera le Conseil de sécurité à retirer sa reconnaissance à toutes les institutions politiques issue de la résolution 22594, puis ce congrès « conseillera » l’ONU que dans les conditions actuelles de discorde, l’organisation d’élections ne fera que diviser un peu plus le pays.  Ce plan B pourrait voir le jour lors de la conférence internationale sur la Libye à Rome au mois de novembre prochain. Or, la violence des milices armées qui sévit encore, et l’interférence des puissances étrangères constituent de réels obstacles à cette initiative, encore considérée comme une alternative plutôt qu’une réelle feuille de route. 

Conclusion 

La Déclaration de Paris est, si ce n’est un vœu pieu, une tentative de mettre la charrue avant les bœufs. Les questions urgentes liées aux lois électorales et au vote d’une constitution sont supplantées par la situation délétère à Tripoli et la mainmise des milices sur la capitale. En effet, les élections qui devaient être organisées le 10 décembre, selon la Déclaration de Paris, semblent plus que jamais compromises, non seulement suite à l’absence d’un cadre légal, mais aussi par le constant risque de violences miliciennes liées au processus de négociations politiques. 

Ces milices amenuisent la chance d’une négociation apaisée entre le Gouvernement d’Union Nationale et les autres acteurs, tant il demeure, dans ce contexte, difficile d’appliquer un quelquonque accord entre Fayez El Serraj et Khalifa Haftar. En effet, tant que les milices détiendront un pouvoir de coercition, elles pourront peser sur les négociations et imposer, par la violence, le rythme des pourparlers.  Leur éventuelle intégration à une armée nationale libyenne dirigée par Khalifa Haftar reste difficile à envisager, surtout pour les milices islamistes opposées militairement et idéologiquement au Maréchal.

In fine, au-delà de la caducité du Gouvernement d’Union Nationale, et de la course au pouvoir de Khalifa Haftar, la démobilisation des milices est un impératif humanitaire tant leurs activités criminelles nuisent aux populations civiles et font de certaines villes libyennes de vrais hubs de trafics en tous genres. Cette démilitarisation des milices, plus que souhaitée, passera soit par leur intégration dans le processus de négociation et la mise en place d’un processus de DDR5  où par une intervention militaire éliminant totalement leurs capacités de nuisance. 
 

***

1 - https://www.youtube.com/watch?v=yDlFUTio1Oo 

2 - https://www.courrierinternational.com/article/libye-louest-le-trafic-florissant-de-lor-noir 

3 - Régime politique utilisé par la Libye de 1977 à 2011, La Jamahiriya arabe libyenne est officiellement une démocratie directe sans partis politiques, censée être gouvernée par sa population par le biais de conseils locaux. Selon le discours du régime, les ministères et tous les corps constitués ont vocation à disparaître devant l'expression de la volonté du peuple, l'armée et la police devant également être à terme remplacées par un
 « peuple en armes ».

4 - https://www.un.org/fr/sc/documents/resolutions/2015.shtml 

5 - Le processus de DDR (désarmement, démobilisation, réintégration) fait désormais partie intégrante des efforts de consolidation de la paix après un conflit et a occupé une large place dans les mandats confiés aux opérations de maintien de la paix au cours des 20 dernières années. https://www.un.org/fr/peacekeeping/issues/ddr.shtml 

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