Publications /
Opinion

Back
Le Soudan à la croisée des chemins
November 12, 2021

Près de trois ans après l’éviction d’el-Béchir du pouvoir et la formation d’un gouvernement de transition, composé de civils et de militaires, la situation politique et économique du Soudan est loin d’être stable. Bien que des progrès aient été enregistrés depuis décembre 2018, la transition démocratique a été interrompue brutalement suite à la prise du pouvoir par le général al-Burhan et sa décision de dissoudre le gouvernement civil. Malgré le climat d’instabilité et d’incertitude qui règne dans le pays, plusieurs éléments autorisent à dégager quelques pistes concernant l’avenir.

Contexte politique explosif

Au niveau politique, al-Burhan ne semble pas fléchir. Suite à sa prise du pouvoir, il a fait arrêter le Premier ministre Abdallah Hamdok et sa femme, des membres de son cabinet ainsi que plusieurs ministres civils. Il a, ensuite, dissout le cabinet, déclaré l’Etat d’urgence et suspendu plusieurs articles de la Déclaration constitutionnelle. La communauté internationale s’est vite exprimée, condamnant la prise de contrôle militaire du gouvernement de transition et demandant la reprise du dialogue entre civils et militaires. L’Union africaine (UA) a décidé de suspendre toutes les activités du Soudan jusqu’à la restauration effective de l’Autorité de transition dirigée par des civils. Malgré l’appel au dialogue de la part de plusieurs pays, il semble que la division au sein de chacune des parties (militaires, d’un côté, civils, de l’autre) empêche la concrétisation dudit dialogue. Suite à la tentative de coup d’Etat, en septembre 2021, par des membres de l’armée pro-el-Béchir, les tensions entre les partenaires militaires et civils se sont accrues, provoquant également des scissions au sein du camp civil. À moins que ces derniers ne forment un front unifié et une structure claire, ils continueront à être vulnérables face à l’establishment militaire, qui utilise ces divergences afin d’apparaître comme une force unifiée capable de sauvegarder la révolution. Dans ce contexte de lutte pour le pouvoir, les militaires ont réussi à gagner le soutien de différents groupes qui, autrefois, étaient du côté civil. Vingt partis et mouvements armés soudanais ont quitté les Forces pour la liberté et le changement (FFC en anglais) pour créer la « Charte d’entente nationale », former le « Mouvement de réforme », et ont, ensuite, dénoncé la marginalisation dont ils ont souffert pendant la période de transition.

Depuis la chute d’el-Béchir, plusieurs puissances régionales se sont manifestées en soutenant, soit le camp civil, soit le camp militaire du gouvernement de transition. De par sa position stratégique et de la richesse de ses sols en ressources, le Soudan était -et continue d’être- l’objet de convoitises, où chacun tente de faire avancer ses intérêts nationaux au détriment de la stabilisation du pays.

Si les forces régionales et internationales continuent de faire pression pour trouver une solution à la crise au Soudan, il est important de noter que l’Egypte a uniquement exprimé publiquement que les parties devraient « agir de manière responsable, faire preuve de retenue et donner la priorité aux intérêts du pays et au consensus national ». À travers cette déclaration, il est clair que l’Egypte tente de maintenir une position équilibriste entre les composantes civile et militaire afin de surmonter les complexités de la scène politique soudanaise, même si sa préférence va pour un régime militaire fort. Malgré l’inquiétude que provoque la crise soudanaise à son voisin du nord, al-Burhan a toujours été proche des autorités égyptiennes, et le Caire (ainsi que les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite) préférerait avoir un chef d’Etat soudanais provenant des forces armées et, en même temps, anti-Frères musulmans. La visite d’al-Burhan au Caire le 26 octobre et sa rencontre avec Abbas Kamel, chef du service de renseignement égyptien, peu avant sa prise du pouvoir, laisse à penser que l’Egypte ait pu être au courant du plan des militaires soudanais. Néanmoins, l’Egypte ne peut se permettre de soutenir un camp au lieu de l’autre, afin de sauvegarder ses intérêts, notamment sur la question du Barrage éthiopien de la Renaissance. De son côté, le ministère éthiopien des Affaires étrangères a publié un communiqué dans lequel il soutient clairement les civils et les aspirations du peuple soudanais pour la démocratie. Une position claire, étant donné que le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, était fortement impliqué dans la transition démocratique soudanaise, suite à l’éviction d’el-Béchir du pouvoir, et a réussi à négocier un accord entre les militaires et les civils en 2019. La médiation d’Abiy Ahmed avait même été saluée à l’époque par les deux camps. Néanmoins, le conflit sur la zone frontalière d’el-Fashaga et les tensions autour du remplissage et des modalités d’opération du Barrage de la Renaissance ont envenimé les relations entre les deux pays.

Par ailleurs, la Russie, qui a ses propres intérêts dans la région, a préféré maintenir le contact avec al-Burhan suite à sa prise du pouvoir et ne pas le condamner, le poussant toutefois à affirmer que son pays allait concéder à Moscou la base militaire sur la mer Rouge, concession promise par el-Béchir mais paralysée par le gouvernement de Hamdok.

Au niveau social, la polarisation de la société soudanaise complexifie davantage la situation déjà délicate du pays. Plusieurs manifestations dénonçant la prise du pouvoir par l’armée se sont poursuivies à Khartoum et à Omdurman. Le sentiment de marginalisation au Soudan est très important, étant donné que sous el-Béchir, plusieurs régions (notamment celles peuplées par des non-arabes) ont été « marginalisées », ce qui a nourri chez les populations un sentiment de non-appartenance mélangé à de la frustration et à de la colère qui, pendant longtemps, se sont traduits par des affrontements armés et, donc, de l’instabilité. Hemedti a capitalisé sur ce sentiment de marginalisation et a réussi à rallier une partie d’anciens rebelles (qu’il avait lui-même combattus, au Darfour notamment), ce qui aurait peut-être permis de faire pencher la balance du pouvoir au sein du gouvernement de transition en faveur des militaires. Désormais, ces habitants de ladite « périphérie » considèrent que ce n’est plus uniquement le régime d’el-Béchir qui voulait les éliminer, mais plutôt le Soudanais du « centre », alimentant un fort désir de sécession. Les civils doivent donc redoubler d’efforts pour dépasser la marginalisation des individus non-arabes du pouvoir qui fut amplifiée sous el-Béchir. Si le ressentiment et les frustrations de ces individus ne sont pas dissipés, les Accords de Juba pourraient disparaître, replongeant le pays dans une guerre civile.

L’économie soudanaise mise à mal

Au niveau économique, la suspension de l’aide financière américaine de 700 millions de dollars, ainsi que le gel des aides de la Banque mondiale (BM), de l’Union européenne (UE) et du Fonds monétaire international (FMI) sont un coup dur pour le pays, qui venait tout juste de sortir de trois décennies d’isolement financier. Une partie de l’aide américaine (près de 400 millions de dollars) était dédiée au Programme de soutien aux familles, initiative pour soutenir les familles les plus vulnérables, lancée en février 2021 par Hamdok. La suspension de ces aides met en péril la survie de plus de 32 millions de Soudanais, fortement impactés par la pandémie, les inondations et les invasions de criquets pèlerins. Par ailleurs, dans le cadre d’une campagne de désobéissance civile, des manifestants anti-pouvoir militaire ont bloqué plusieurs routes, paralysant le transport de marchandises et provoquant la fermeture de nombreux commerces. Des employés de la Banque centrale soudanaise se sont également mis en grève, témoignant de leur rejet du pouvoir militaire. Néanmoins, comme affirmé par Hamdok, alors au pouvoir, le gouvernement ne contrôle que 18% des ressources du pays, étant donné que les entreprises soudanaises sont fortement contrôlées par l’appareil militaro-sécuritaire. Structurer l’économie soudanaise et stabiliser politiquement le pays sont les deux faces d’une même pièce. L’avenir économique du pays déterminera le futur politique, et vice-versa.

Conclusion

Pour conclure, l’évolution de la relation d’al-Burhan avec Mohamed Dagalo « Hemedti » est cruciale, étant donné que les deux hommes ont scellé un « mariage de convenance » lorsque leurs intérêts convergeaient et l’ont dissout aussitôt que ceux-ci divergeaient. Le refus de Hemedti de fusionner ses milices avec les forces armées soudanaises, ainsi que son silence suite à la prise de pouvoir d’al-Burhan, laissent présager qu’il serait peut-être en train de se préparer à une éventuelle éviction d’al-Burhan lui-même, malgré les affirmations de ce dernier selon lesquelles les forces armées et les Forces de support rapide coordonnent leurs activités.

D’autre part, le refus de la Russie de condamner la prise du pouvoir par les militaires montre également la polarisation du Conseil de sécurité, qui risque aussi de porter préjudice aux dirigeants civils et à la société civile pro-démocratie, étant donné qu’aucune résolution ne peut être passée et qu’ils se retrouvent seuls face à une situation de plus en plus explosive. Néanmoins, la récente déclaration du « Quad », incluant les États-Unis, le Royaume-Uni, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, dans laquelle ses membres affirment soutenir la population soudanaise et ses aspirations démocratiques, pourrait changer la donne, étant donné que ce sont les principaux soutiens du pays à même de marquer le début de la fin de cette crise.

Toutefois, la paralysie de l’économie nationale, la division de la société soudanaise mais également les divergences de la communauté internationale, en plus d’une instabilité régionale grandissante, pourraient pousser les militaires à ne pas céder le pouvoir, en maintenant qu’ils le font « pour préserver la stabilité du pays et pour éviter une guerre civile ».

RELATED CONTENT

  • Authors
    December 7, 2019
    La présence de la France au Sahel n’est pas un sujet facile à discuter, à commenter ou à traiter. D’une part, l’intervention française, en 2013, (Opération Serval), avait permis de prolonger l’existence de l’Etat malien qui, sans l’opération française, n’aurait pas pu résister aux menées terroristes qui visaient Bamako. D’autre part, la présence française semble ne rien pouvoir changer à l’avancée du terrorisme dans la région, le phénomène semble même gagner du terrain devant l’imp ...
  • Authors
    Osama El Mourabit
    November 29, 2019
    During the past few years, the different global ongoing events have left us baffled and astonished. Given the decreasing ability to understand and assimilate the amount of changes, mutations, and crises, one would wonder: what happened to the global order? How has -in this short period of time- the power of its values and institutions that much decreased? What are the causes for these protectionist and massive populist waves? Why are we witnessing an increasing settlement of conflic ...
  • Authors
    Samuel Arnaud
    October 28, 2019
    Africa, as a continent of economic opportunities, is attracting foreign players. In this context, India is emerging as an important partner, especially for Eastern and Southern Africa. The complexity of its geopolitical environment combined with internal specificities motivated the revival of interest for the continent. This paper draws on historical developments between India and African countries to provide the state of play of recent linkages. Those trends are better perceived th ...
  • Authors
    October 18, 2019
    The third edition of the African Peace and Security Annual Conference (APSACO) was held on June 18-19th 2019 under the theme “Africa's Place and Influence in a Changing World”. The two-day event, organized by Policy Center for the New South (PCNS), was launched with the publication of the Annual Report on Africa’s Geopolitics, Followed by five panels : - Panel 1: Africa and the world or How to balance Mutual perceptions; - Panel 2: Africa and the production of strategic and normati ...
  • Authors
    Mokhtar Ghailani
    October 18, 2019
    D’édition en édition, African Peace and Security annual Conference (APSACO), l’un des rendez-vous annuels phares du Policy Center for the New South (PCNS), confirme son envergure de plate-forme d’échange et de partage en vue de permettre à l’Afrique de s’adjuger une place dans le marché mondial des idées.  Dans son intervention lors de la 3ème édition, organisée les 18 et 19 juin 2019, avec pour thème ‘’ Africa's Place and Influence in a Changing World’’, Rachid El Houdaigui, Senior ...
  • Authors
    Pascal Chaigneau
    Amiral Oudot de Dainville
    Thierry Garcin
    Jacques Gravereau
    Sonia Le Gouriellec
    Anne-Sophie Raujol
    October 17, 2019
    Les Dialogues Stratégiques, une collaboration entre HEC Center for Geopolitcs et Policy Center for the New South, représentent une plateforme d’analyse et d’échange biannuelle réunissant des experts, des praticiens, des décideurs politiques, ainsi que le monde universitaire et les médias au service d’une réflexion critique et approfondie sur les tendances politiques mondiales et les grandes questions d’importance commune pour l’Europe et l’Afrique. Cette publication est issue de la ...
  • Authors
    Benjamin Augé
    October 16, 2019
    En 2017, l’arrivée au pouvoir de João Lourenço a mis un terme à près de quatre décennies de règne de l’ancien chef de l’État, José Eduardo Dos Santos. Le premier objectif de João Lourenço a été de renforcer son autorité en nommant à de hautes fonctions des personnalités qui lui sont proches et des cadres de l’ancien pouvoir qui lui avaient fait allégeance. La rapidité de la prise de contrôle par le nouveau «camarade numéro un» de tous les centres de décision–armée, renseignement, so ...
  • Authors
    Amal EL ouassif
    October 11, 2019
    Le 15 octobre 2019, les électeurs mozambicains se rendront aux urnes pour élire leur président. Des élections qui se déroulent dans un contexte particulier, marqué par la concrétisation des projets d’exploitation des réserves de gaz qui attisent les convoitises des différentes parties, ainsi que la conclusion d’un accord de paix entre les deux adversaires traditionnels, le Front de libération du Mozambique (FRELIMO)- parti actuellement au pouvoir- et Résistance nationale mozambicain ...
  • Authors
    October 3, 2019
    La Russie et l’Afrique se connaissent depuis le XVe siècle. Leurs liens se sont renforcés et officialisés à partir du 19ème siècle et, depuis, l’empire et le continent entretiennent des relations continues, quoique connaissant, parfois, et au gré des conjonctures, quelques moments de léthargie. Ces dernières années, médias et littérature des relations internationales ne cessent de mettre aux premières loges un certain ‘’Retour’’ de la Russie en Afrique, une Afrique où interviennent ...
  • Authors
    Under the Supervision of
    September 26, 2019
    True to the ambition and spirit of its inaugural edition (2017), then entitled ‘’Mirror of Africa,’’ the «Annual Report on Africa’s Geopolitics», under its new name, explores new horizons, with a view to better grasping the dynamics at play on the continent. This is reflected in particular in the three-part structure of the Report. In Part I (Regions), Africa is broken down into its diverse geographical areas, with a focus on the continent’s various regional economic communities. E ...