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Policy Brief
Le 22-24 août 2023, à Johannesburg, en Afrique du Sud, se réunit le 15ème sommet des BRICS. Ce sommet est particulièrement intéressant pour deux raisons : il est, d’abord, le premier sommet en présentiel depuis la pandémie de la Covid, et en pleine guerre russo-ukrainienne qui perdure, et il l’est, ensuite, du fait de son ordre du jour consacré en partie à l’adhésion de nouveaux pays et à l’instauration d’une éventuelle monnaie commune. L’objet de cette étude lui est consacré. Rappelant tout d’abord que les BRICs, acronyme de « Brésil, Russie, Inde, Chine » est une création occidentale récente, faisant partie des grandes institutions internationales, au même titre par exemple que le G7 et le G20. Si à l’occasion de son premier sommet, en 2009 en Russie, les BRICs présentaient une unité certaine, cela va changer à partir de 2009. À la suite de la crise économico-financière de 2008-2009, leurs perspectives de croissance vont diverger, leurs échanges internationaux vont de moins en moins vérifier le principe de réciprocité, et leurs stratégies géopolitiques vont diverger, parfois s’affronter. L’adhésion de l’Afrique du Sud en 2011, transformant les BRICs en BRICS, n’inverse pas le mouvement.
En 2023, entre 13 et 20 pays ont fait acte de candidature. Contrairement à ce que certaines personnes comme toujours dites « bien informées », il n’a jamais été question pour le Maroc de participer à la réunion BRICS de quelque manière que ce soit. La guerre en Ukraine a affaibli la Russie, la plaçant au 3ème rang, derrière la Chine et l’Inde, et l’idée d’une monnaie commune progresse. Certains imaginent même une monnaie unique. L’étude montre que si élargissement il y a, ce qui est probable, il sera tout bénéfice pour la Chine, qui lui est favorable. Ce qui n’est pas le cas de l’Inde qui, elle, s’y oppose. De même, concernant l’éventualité d’une monnaie commune, première étape vers une monnaie unique, inimaginable et irréaliste aujourd’hui, elle ne pourrait être que le e-yuan chinois. Cela, à l’évidence, ne pourrait que compliquer davantage les relations, déjà complexes et difficiles, entre les deux géants asiatiques.
Les 22, 23 et 24 août prochains se tiendra le sommet annuel des BRICS, en Afrique du Sud, à Johannesburg. Les BRICS, acronyme de « Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud », font partie aujourd’hui des grandes organisations internationales comme l’ONU, le G7 ou encore le G2O, plus proche par son organisation du G7 ou du G20 que de l’ONU.
L’Organisation des Nations Unies voit le jour en 1945. Elle compte aujourd’hui 193 États, dont cinq disposent, lors des discussions, d’un droit de veto : États-Unis, Chine, France, Royaume-Uni et Russie. Le G7, beaucoup plus récent, date de 1975. Il compte, comme son nom l’indique, 7 pays : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni.
Il a succédé au G8 qui comptait alors la Russie parmi ses membres depuis 1997 ; la Russie en sera exclue en 2014, suite à l’invasion et à l’annexion de l’Ukraine. En 2022, les 7 pays contribuent à 30 ,7 % au PIB mondial, avec une population estimée à 10% de la population du globe. En 1999 est créé le G20, composé du G7, de l’UE et de 12 autres pays : Afrique du sud, Arabie Saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Corée du Sud, Inde, Chine, Inde, Indonésie, Mexique et Turquie. Le G20 représente 85% du PIB mondial et les 2/3 de la population de la planète.
Dernière en date donc de ces grandes organisations/institutions internationales, les BRICS sont désormais des incontournables de l’environnement géopolitique et géoéconomique international. Aussi, leur sommet annuel est-il toujours attendu, au même titre que celui du G7 ou du G2O. Mais le sommet des BRICS d’août 2023 revêt un intérêt particulier, étant le premier en présentiel post-COVID et se réunissant en pleine guerre russo/ukrainienne qui perdure. Cela a conduit Vladimir Poutine, à la suite du mandat d’arrêt international lancé contre lui par la Cour pénale internationale (CPI), à décider de s’y faire représenter par le ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie Serguei Lavrov. Intérêt particulier encore, par son ordre du jour : celui de l’accueil de nouveaux membres et celui de l’instauration d’une éventuelle monnaie commune. Cette étude leur est consacrée. On rappellera tout d’abord l’historique des BRICS, mettant en évidence, depuis 2009, l’évolution de leurs priorités, de leurs différences et divergences (I). Ce qui nous conduira ensuite, à partir de cette évolution, à analyser deux des enjeux à l’ordre du jour de ce sommet : celui de l’adhésion de nouveaux membres et celui d’une éventuelle monnaie commune (II).
I. LES BRICS : UNE HISTOIRE RÉCENTE
A. Les BRICS : une création occidentale récente
On doit à Jim O’Neill, économiste chez Goldman Sachs, l’acronyme BRIC à l’occasion d’une publication « Building Better Global Economic BRICs » du 30 novembre 2001. Dans cet article de référence sur l’histoire des BRICS, l’auteur présente quatre pays n’appartenant pas au G7, attractifs pour les investisseurs internationaux, et étant appelés à le devenir davantage au cours de la décennie. Ces quatre pays sont le Brésil, la Chine, l’Inde et la Russie.
Désormais, l’auteur ne va plus les désigner que par l’acronyme « BRIC ». Il leur prévoit pour la décennie 2001-2011 une croissance forte, faisant passer leur contribution au PIB mondial de 8% à 14%. Cela avait alors conduit Jim O’Neill à proposer une réorganisation du G7 permettant d’accueillir certains membres des BRICs, mettant en avant l’importance de leurs populations et leur potentiel de croissance.
Le Groupe des Quatre prend forme, mais il faut attendre juillet 2006 pour que les dirigeants des BRICs se rencontrent, une première fois, en marge du G8 à Saint-Pétersbourg. Une rencontre de leurs ministres des Affaires étrangères, en septembre 2006, officialise l’acronyme. Il faudra encore attendre 3 ans pour leur premier sommet. Cette réunion se tiendra à Ekaterinbourg, en Russie, le 16 juin 2009. Sont présents le Chinois Hu Jintao, l’Indien Manmohan Sing, le Brésilien Luis Inácio Lula da Silva et le russe Dimitri Medvedev.
Ce premier sommet est l’occasion d’envoyer un double message aux institutions internationales et aux pays les plus industrialisés : un message économique, celui de trouver une solution à la crise économique, d’origine financière, dont les premières victimes sont les pays émergents, et un message politique, en l’occurrence travailler désormais ensemble dans le cadre des BRICs, sur de multiples sujets, afin de réduire la dépendance à l’encontre des grandes puissances économiques occidentales, notamment les États- Unis. En 2011, avec l’adhésion de l’Afrique du Sud (South Africa), les BRICs deviennent les BRICS. Ce dernier pays, suite à un lobbying continu depuis 2006, a fini par convaincre les quatre autres pays du bien-fondé de sa demande d’adhésion. L’accord n’était pourtant pas évident, si on se rappelle les critères mis en avant par Jim O’Neill, à savoir : l’importance de la population (sur ce point, le Nigéria remplissait la condition, loin devant l’Afrique du Sud), et le potentiel de croissance (donnant cette fois l’avantage à l’économie sud-africaine, de loin la plus industrialisée du continent). En accueillant l’Afrique du Sud, c’est aussi un continent, le continent africain, que l’on accueille et qui va bénéficier indirectement de l’acronyme BRICS. Depuis, le groupe est toujours le Groupe des Cinq, toutes les demandes d’adhésion qui vont suivre ayant été rejetées, dont celle du Mexique en 2013. C’est pourquoi le sommet de Johannesburg pourrait être historique, si l’adhésion d’un certain nombre de pays venait à se confirmer.
Le point commun des BRICS aujourd’hui est d’être des économies émergentes, ayant la volonté de se développer et de rejoindre le cercle des nations les plus développées de la planète. Ce qui conduit à préciser ce que l’on entend par émergent. L’approche de l’École normale supérieure de Lyon est celle ici privilégiée. Elle définit l’émergence « comme étant le processus par lequel un État s’intègre à l’économie globalisée et au capitalisme mondial grâce à une croissance économique forte, sur plusieurs années ». Cette définition a l’avantage de la simplicité, mettant en évidence deux prérequis incontournables : celui de l’intégration au capitalisme et celui d’une croissance durable sur plusieurs années. Cela, au passage, met à mal celles ou ceux qui pensent que les BRICS rejettent le capitalisme. Les cinq pays sont capables de s’y adapter très vite, comme on l’a pu constater en Chine. De même, émergence et décroissance ne sont guère compatibles, comme le laissent penser certains mouvements écologistes.
Aujourd’hui, avant un éventuel élargissement, les BRICS à 5 représentent déjà 45 % de la population mondiale, contribuent à 31,5 % du PIB mondial et au 2/3 de la croissance mondiale. Leur importance n’est donc plus à prouver. Parmi les candidats à l’élargissement, on trouve des membres du G20. La double appartenance n’est pas un problème. Comme nous l’avons en effet indiqué, jusqu’en 2014 la Russie était simultanément membre du G8 et des BRICS. Plus complexe est la question de la vision commune, des priorités partagées, des évolutions économiques proches... Ce qui est loin d’être le cas en 2023, à cinq, et ce qui le serait encore moins à 6, 7 ou plus.
B. Des différences et des divergences qui évoluent et s’accentuent à partir de 2009
En 2009, lors du premier sommet des BRICs, le message affiché par les quatre pays membres est celui de la volonté de trouver, ensemble, une solution à la crise économique qui s’annonce. Personne alors ne semble contester l’unité d’un groupe qui réunit les grandes puissances démographiques de la planète, toutes pourvues d’un sous-sol riche, peu ou mal exploité. Avec l’arrivée de l’Afrique du Sud, le groupe perd son unité démographique. La crise économique et financière de 2008-2009, comme toute crise, met en évidence en les accentuant les forces et les faiblesses des pays. Parmi les forces, un ciment commun, celui de dénoncer l’hégémonie des grandes puissances économiques occidentales, principalement américaine, sur l’économie mondiale et sur les institutions financières internationales.
1. Différences et divergences dans le domaine économique
Nous avons retenu ici trois exemples qui en sont l’illustration. Tout d’abord, celui d’un développement économique inégal selon les pays, à partir de 2009. Ensuite, celui des relations commerciales entre pays membres, qui ne s’inscrivent pas dans la réciprocité. Et enfin, la création et la mise en concurrence de deux banques d’investissement (la NBD, Nouvelle banque de développement, et la BAII, Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures, en 2014), toutes deux supposées offrir une même alternative au FMI et à la Banque mondiale. Ces exemples illustrent des approches géopolitiques différentes, comme leur comportement à l’égard des États-Unis, ou des relations bilatérales pas toujours au beau fixe, comme celles entre la Chine et l’Inde.
a. Des perspectives de croissance qui divergent à partir de 2009
La période 2001-2008 est celle d’une croissance élevée pour tous les pays membres des BRICs, conformément aux prévisions d’O’Neill. Mais après la crise de 2008, l’Afrique du Sud, le Brésil et la Russie vont connaître une panne de croissance durable, montrant à leurs investisseurs potentiels que, contrairement à ce que pouvaient laisser penser les résultats de la période 2000-2008, la croissance exceptionnelle de cette période n’était, pour ces trois pays, ni soutenable ni appelée à durer, ce qui n’est pas le cas pour la Chine ou l’Inde. Ainsi en 2016, la croissance de la Chine est de 6,3% et celle de l’Inde de 8,3 %. Cela témoigne de la résilience de ces deux grands pays à la crise économique et financière de 2008-2009. Tel n’est pas le cas, en revanche, de l’Afrique du Sud, du Brésil et de la Russie. Deux de ces trois pays ont une croissance inférieure à 1%, 0,7 % pour l’Afrique du Sud et 0,2% pour la Russie. Pour le Brésil, avec une croissance négative de -3,3 %, c’est pire encore.
Ces différentiels de croissance sont d’ordre conjoncturel, pour partie, mais aussi d’ordre structurel. La Russie qui était, au lancement des BRICs, une des deux superpuissances économiques de la planète, à l’évidence ne l’est plus. Elle paie cher son annexion de la Crimée en 2014 et son invasion de l’Ukraine en 2022. Elle est désormais au 3ème rang des BRICS. Cela confirme le leadership exercé sur la croissance mondiale par la Chine et l’Inde au sein des BRICS, sachant que l’Inde se positionne déjà à l’avenir comme numéro un des BRICS et de la planète.
b. Des échanges commerciaux déséquilibrés entre BRICS
La Chine est le premier partenaire commercial des quatre autres pays constituant les BRICS. Il faut cependant noter qu’il n’existe à leur égard aucune réciprocité dans le domaine commercial, de la part de la Chine. Cela peut se comprendre pour l’Afrique du Sud, mais beaucoup moins pour l’Inde, le Brésil et la Russie. Pour ces pays, toutes choses étant égales par ailleurs, le pourcentage de la part de leurs exportations à destination de la Chine est très inférieur à celui des exportations chinoises qui leur sont destinées. Ceci est particulièrement significatif pour le Brésil et l’Inde, les amenant à trouver une compensation ou un équilibre commercial, principalement auprès des pays occidentaux. De même, on rappellera également que l’Inde a banni depuis 2020 l’application Tik Tok de son territoire. Ce qui montre que l’on peut être membre des BRICS et ne pas entretenir les meilleures relations commerciales.
c. Deux banques créées dans la simultanéité et l’antagonisme
Le 15 juillet 2014, les BRICS créent la Nouvelle banque de développement (NBD) et un fonds de réserve de devises d’urgence, le CRA, ou Contingent Reserves Arrangement. La NBD, dotée d’un capital de 100 milliards de dollars, est supposée être pour les émergents une alternative à la Banque mondiale et au FMI. Son siège est à Shanghai, avec une représentation en Afrique du Sud. En 2022, elle compte 9 pays membres (les BRICS, le Bangladesh, les Émirats Arabes Unis, l’Egypte, l’Uruguay). En 2023, lors du sommet prévu fin août en Afrique du Sud, quatre nouveaux membres devraient être officialisés : Arabie Saoudite, Argentine, Egypte, et Zimbabwe.
Quelques mois plus tard, le 24 octobre 2014, la Chine crée la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures (BIAA), supposée s’inscrire dans la stratégie nouvelle du programme chinois des Routes de la soie (dont l’appellation originelle est les Nouvelles routes de la soie, Belt and road initiative, ou B.R.I.). La BIAA, une banque exclusivement chinoise, basée à Pékin. Comme pour les BRICS, l’objectif est de proposer une alternative à la Banque mondiale et au FMI, au financement d’infrastructures économiques et d’investissements de développement. La BAII comptait, fin 2022, 93 membres, dont un nombre considérable de pays occidentaux.
Avec un parallélisme dans la forme et un autre dans les objectifs poursuivis, il est difficile de nier que la BAII, créée après la NBD, soit en concurrence avec elle. En offrant aux pays en développement la même alternative à la Banque mondiale et au FMI pour le financement de leurs investissements, elle affaiblit, par son existence même, la NBD des BRICS. La BAII confirme, si besoin était, que si la Chine devait arbitrer entre l’avenir des BRICS et celui des Routes de la soie, priorité serait donnée aux Routes de la soie. Pour le président chinois Xi Jinping, les BRICS sont sans doute le passage obligé d’une bascule de l’hégémonie américaine à l’hégémonie chinoise. Pour y parvenir tous les moyens sont permis, y compris celui s’affaiblir la NBD.
2. Différences et divergences dans leurs stratégies géopolitiques
Nous rappellerons tout d’abord que l’appartenance aux BRICS n’a pas fait taire les revendications territoriales mutuelles de la Chine et de l’Inde. Nous constaterons ensuite que cette appartenance n’aura pas permis à la Russie de trouver auprès de ses partenaires BRICS ce qu’elle espérait pour compenser ses pertes du marché européen des hydrocarbures, dues aux sanctions occidentales consécutives à l’invasion de l’Ukraine.
a. L’appartenance aux BRICS n’aura pas permis de meilleures relations diplomatiques entre la Chine et l’Inde
L’histoire partagée de l’Inde et de la Chine est faite de conflits récurrents entre les deux États, conflits et rivalités ravivant les tensions frontalières, allant parfois jusqu’à des guerres, comme en 1962. Chaque partie aujourd’hui, persiste à revendiquer une partie du territoire de l’autre. Ces tensions sont très anciennes, remontant à la non-reconnaissance par la Chine, de la ligne Mac Mahon redessinant les frontières de l’Inde avec le Bhoutan. Le conflit frontalier porte sur deux territoires : le premier de 75 000 km2, l’Arunachal Pradesh pour la Chine, et le second de 37 000 Km2, perdu lors de la guerre de 1962, l’Aksai Chin, pour l’Inde. En 2020 et 2022, la ligne rouge a été franchie avec des affrontements entraînant la mort de soldats indiens et chinois.
Ces conflits et tensions opposant les deux leaders incontestables de l’institution des BRICS la fragilisent mais en montrent aussi les limites. La principale étant l’incapacité d’éviter les affrontements, malgré la signature entre les deux parties, en 1993, de l’accord sur la Ligne de contrôle réel (Line of Actual Control, ou LAC).
Ce conflit persistant a aussi une autre conséquence, en l’occurrence conforter la méfiance naturelle et mutuelle entre les deux géants, ce qui conduira l’Inde, une fois de plus, à renforcer ses liens avec les pays du G7, comme en témoignent les deux dernières visites du premier ministre indien Narendra Modi à Paris et à Washington.
On peut enfin expliquer, par cette rivalité sino-chinoise, la présence de l’Inde dans le groupe du Quadrilateral Security Dialogue (QSD, ou Quad), une alliance militaire réunissant outre l’Inde, les États-Unis, le Japon et l’Australie, et chargée de surveiller les velléités... chinoises dans l’Indopacifique.
b. Le conflit ukrainien montre une solidarité très relative des quatre autres membres des BRICS à l’égard de la Russie
Si le non-alignement des BRICS a un sens, c’est bien à travers les réactions des quatre pays membres à l’encontre de la Russie, autre pays membre et depuis 2022 envahisseur de l’Ukraine. Ainsi, à titre d’exemple, on précisera que le Brésil n’a jamais imposé de sanctions financières à la Russie et n’a pas davantage fourni des armes à Kiev. À l’inverse, la Russie cherche auprès des BRICS un soutien international, quel qu’en soit le prix à payer pour l’image des Cinq. Mais à ce jour, ce n’est pas la position officielle de l’institution. Cependant, deux réactions nous paraissent particulièrement intéressantes, celles de la Chine et de l’Inde suite à la demande de Moscou de trouver auprès des BRICS les parts de marché de pétrole et de gaz perdues conséquemment aux sanctions des Occidentaux.
Concernant la Chine, les autorités russes souhaitaient et espéraient que les augmentations des importations chinoises viennent compenser les pertes russes particulièrement significatives pour le gaz, à un degré moindre pour le pétrole, sur le marché européen. Il n’en est rien, la Chine venant d’annoncer le choix de la diversification de ses approvisionnements en gaz et en pétrole, en priorisant le Turkménistan et le Kazakhstan pour le gaz, et l’Arabie Saoudite pour le pétrole.
Avec l’Inde, et avant le conflit ukrainien, la Russie entretenait d’excellentes relations. Ce qui ne va pas empêcher le sous-continent indien, pour augmenter ses parts de marché russes ou plus modestement les maintenir, d’imposer à la Russie ses conditions financières, soit une baisse de 30 % des prix par rapport à ceux pratiqués jusque-là sur le marché européen. Moscou va accepter l’offre indienne, tout en se félicitant de ses excellentes relations avec New Delhi.
Ces relations commerciales et politiques, hachurées entre pays membres des BRICS, contribuent également à fragiliser l’institution. Elles sont pour le moins surprenantes et contradictoires, mais ne sont que le reflet du comportement géopolitique des uns et des autres, ainsi que de ses conséquences que nous avons cherché à mettre en évidence.
II. LE 14ÈME SOMMET DES BRICS : CELUI DE L’ÉLARGISSEMENT ? ET D’UNE MONNAIE COMMUNE ?
A. L’élargissement des BRICS à de nouveaux membres : une décision politique, contraire à son unité.
Si l’ouverture des BRICS à de nouveaux membres est en discussion depuis plusieurs années, elle s’accélère en 2022, sans doute pas par hasard, en pleine guerre russo- ukrainienne. En effet, sur les réseaux sociaux pro russes, très actifs, on n’hésite pas à qualifier l’élargissement « d’événement venant ridiculiser le G7 ». C’est aller très vite en besogne et oublier que cet élargissement ne fait pas l’unanimité. En effet, depuis l’adhésion de l’Afrique du Sud en 2009, toutes les candidatures ont été rejetées, celle du Mexique en 2013, comme celle de l’Algérie, voici quelques semaines, début juillet 2023. Aussi allons- nous tout d’abord faire le point sur le nombre de pays candidats et leur qualité. Le rejet de la candidature de l’Algérie étant accompagné d’une note explicative, une première ; nous allons ensuite analyser cette note, et faire la synthèse des conditions présupposées que doit remplir tout pays candidat pour être admis. Enfin, nous essaierons de répondre à la question de savoir qui est le véritable bénéficiaire de l’élargissement. La seule et véritable question qui justifierait cet élargissement.
1. Des candidatures en nombre, venues de tous les continents
Lors d’une conférence consacrée aux modalités d’un éventuel élargissement, en mai 2022, les cinq pays membres des BRICS se sont réunis avec l’Egypte, les Émirats Arabes Unis, l’Indonésie, le Kazakhstan, le Nigéria, le Sénégal et la Thaïlande. Et à l’issue de cette conférence, le ministre chinois des Affaires étrangères annonçait le début d’un processus d’élargissement baptisé « BRICS + », un clin d’œil sans doute à « OPEP + ». Aujourd’hui, selon l’ambassadeur sud-africain auprès des BRICS Anil Sookal, pas moins de 20 pays ont montré un intérêt pour cet élargissement, dont 13 l’ont fait de façon formelle, avec demande officielle, et 6 se contentant d’une annonce informelle. Si on ne connaît pas le nom de l’ensemble de ces 19 pays, on peut penser que les 7 présents à la conférence de mai 2022 font partie des candidats. On sait par ailleurs que l’Algérie, l’Argentine et l’Iran ont également fait acte de candidature et que la Turquie et l’Arabie Saoudite ont manifesté un intérêt certain. Cela, avec les 7 participants à la réunion de mai 2022, porterait à 12 le nombre des pays candidats. Enfin, on peut penser que les pays ayant vu leur candidature rejetée par le passé, comme le Mexique, le seront de nouveau. Enfin, le 16 août 2023, certains échos ont fait état de la participation du Maroc à la réunion BRICS- Afrique à l’invitation de l’Afrique du Sud. Lorsqu’on connaît les relations très constantes et difficiles entre les deux pays, on pouvait s’interroger sur le caractère de cette déclaration. Aussi, c’est sans surprise pour nous, que de sources très bien informées (ministère des Affaires étrangères), il n’a jamais été question de participer à la réunion BRICS-Afrique à quelque niveau que cela soit. Et bien entendu, compte tenu de ce rappel à la vérité, il n’a jamais été question pour le Maroc de faire acte de candidature à l’occasion de ce Sommet. Le nombre de pays candidats, leur position géographique (tous les continents sont concernés) et leur diversité institutionnelle (certains sont membres du G20, d’autres non) représentent pour les BRICS un succès certain, car cet engouement pour l’adhésion montre que les Cinq exercent toujours, aujourd’hui, un pouvoir attractif sur d’autres pays. C’est également et sans doute encore plus important pour la Russie. Cet élargissement, s’il venait à se confirmer, ne manquera pas d’être interprété par la Russie (et ses alliés) comme une première brèche dans son isolement diplomatique et économique imposé par l’Occident. En revanche, on est encore à une grande distance de « ridiculiser le G7 », comme l’affirme déjà par anticipation et avec force le ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie Serguei Lavrov.
2. Quels enseignements tirer du rejet de la candidature algérienne ?
Si la candidature algérienne n’était pas une surprise, son rejet en revanche l’est, et à double titre. Tout d’abord pourquoi l’avoir officialisé avant le sommet du 22-24 août 2023 ? La surprise vient ensuite du fait des soutiens russe et chinois dont le pays maghrébin bénéficiait. Cela laisse penser que l’opposant connu à l’élargissement et cette candidature, l’Inde en l’occurrence, l’a emporté sur la Chine et la Russie cette fois.
Particulièrement intéressantes sont les raisons invoquées par la commission des BRICS chargée de se prononcer sur la candidature algérienne. Elle met en avant tout d’abord la faiblesse du PIB algérien par habitant, de l’ordre de 3 500 dollars, jugé trop bas par l’Inde et le Brésil. À titre de comparaison, le PIB par habitant de l’Argentine, pays sud-américain candidat, est de 10 000 dollars. Circonstance aggravante, ce PIB algérien est indexé uniquement sur les hydrocarbures. À cela viennent s’ajouter une industrialisation étique et une diversification économique particulièrement faible. Or, la diversification économique est considérée comme la seule capable de dynamiser le tissu industriel algérien qui en a grand besoin. Une économie faiblement diversifiée qui a pour conséquence une activité à l’export des plus réduite, centrée quasi exclusivement sur les hydrocarbures, induisant forcément une absence remarquée sur la scène financière internationale. Enfin, il est souligné l’absence de réformes économiques et stratégiques capables de relever les défis du 21ème siècle, plus particulièrement celle d’une réforme portant sur le développement durable. La conjonction de ces éléments fait de l’Algérie un pays qui se distingue, négativement, de ceux qui s’engagent dans la transition énergétique, en s’éloignant régulièrement des combustibles fossiles.
Nous ne nous prononcerons pas sur les arguments avancés, remarquant cependant leur dimension environnementale. Ils sont cependant à double tranchant, lorsque sera connue la liste des candidats admis à adhérer aux BRICS +. Nul doute alors que les amis et soutiens de l’Algérie auront alors, à cœur et à raison, de voir si les candidats admis remplissent bien toutes les cases qu’on reproche à l’Algérie de ne pas cocher.
3. Un élargissement contraire à l’unité de l’institution, renforçant le leadership chinois sur les BRICS +
Comme nous l’avons déjà souligné, l’Inde est le seul pays des BRICS à s’être officiellement opposé à cet élargissement, lui préférant des échanges bilatéraux plus nombreux et plus fructueux. Sans connaître dans le détail les raisons de ce refus, on peut penser que l’Inde anticipait que cet élargissement profiterait, par exemple, à la Chine, sachant que ce dernier pays est, avec la Russie, le seul à avoir été officiellement favorable à l’adhésion de l’Algérie. Pour la Chine, ce qui est certain, c’est que cet élargissement ne peut que renforcer sa stratégie des Routes de la soie et généraliser davantage l’usage du yuan dans la zone. Pour la Russie, plus les BRICS s’élargissent, plus ils affaiblissent le G7, ennemi juré de l’ex-empire soviétique, ce qui est faux. Même à 20, cela ne ferait avec les BRICS que 25 façons différentes (autant de pays) d’envisager une stratégie commune ou de répondre à un problème concernant l’institution.
À cinq, l’unité et l’homogénéité de l’institution n’a cessé de se déliter depuis 2009. Aussi, lorsque l’on considère la liste des pays candidats à l’adhésion, on comprend encore mieux le refus indien. Telle une auberge espagnole, on trouverait tout et son contraire dans les BRICS + : des pays très riches mais peu peuplés comme les Émirats Arabes Unis, et à l’inverse des pays très peuplés mais comptant parmi les plus pauvres de la planète comme le Nigéria, qui devrait atteindre 400 millions d’habitants en 2050, ou encore le Bangladesh ; des pays dont la richesse repose sur les énergies fossiles comme l’Arabie Saoudite et des pays qui sont en concurrence avec la Russie pour fournir gaz et pétrole à la Chine, comme le Kazakhstan ... De plus, il n’est pas sûr que le Brésil apprécierait de voir son leadership sud-américain partagé avec l’Argentine. La même interrogation se pose pour l’Afrique du Sud avec le Nigéria. Que dire enfin de l’adhésion de l’Iran, mis au ban de la société occidentale, entretenant des relations difficiles avec les pays du Golfe, dont l’admission au sein des BRICS + serait un signal fort envoyé à la communauté occidentale ?
L’OPEP + a été un succès incontestable, comme le prouve encore aujourd’hui l’efficacité de la réduction concertée de la production d’or noir, permettant au prix du baril de pétrole de rebondir, puis de se stabiliser autour des 80 dollars. L’erreur serait cependant de penser que le succès sera le même pour les BRICS +. Cela n’empêchera sans doute pas que cet élargissement soit officialisé les 22-24 août 2023, mais ce sera alors au bénéfice exclusif de la Chine, dont la devise « diviser pour régner » n’aura jamais été aussi actuelle, même au prix d’une détérioration des relations entre la Chine et l’Inde, qui devrait perdurer.
4. Le Yuan comme monnaie commune, le défi irréalisable d'une monnaie unique à cinq, et inconcevable chez les BRICS+
Les BRICS ont prévu d’aborder, les 22-24 août prochains, un thème récurrent depuis leurs derniers sommets en distanciel, en l’occurrence celui de la mise en place d’une monnaie commune, première étape vers une monnaie unique. Cela s’inscrit dans la suite logique d’une volonté partagée par tous les membres, celle de réduire l’hégémonie du dollar sur les marchés financiers et monétaires internationaux. Ce qu’on appelle encore la dédollarisation de l’économie mondiale.
Pour répondre à ces deux questions (monnaie unique et dédollarisation), nous allons en premier lieu rappeler que si la dollarisation de l’économie est une réalité, elle n’est cependant pas une fatalité. Ensuite, nous préciserons qu’il existe deux façons d’aborder la monnaie commune. Tout d’abord, celle d’une monnaie commune cohabitant avec les monnaies nationales, seulement choisie parmi celle qui serait mutualisée. Et dans ce cas, ce serait le yuan. L’autre alternative serait une monnaie commune de type euro, qui deviendrait de fait la monnaie unique, avec l’abandon des monnaies nationales des pays qui en acceptent le principe.
Aujourd’hui les conditions permettant la mise en place d’une monnaie unique sont très loin d’être réunies à 5. Elles le seront encore moins à 10 ou plus, ce qui revient à considérer cette hypothèse comme peu, voire pas réaliste. En revanche l’idée de la monnaie commune progresse, mais à quel prix ?
5. La dollarisation de l’économie mondiale : une réalité, pas une fatalité
On doit au président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva d’avoir annoncé, lors du dernier sommet de Paris de juin dernier consacré à un nouveau pacte financier, son souhait d’aborder ce sujet avec ses homologues chinois, indien, russe et sud-africain lors du prochain sommet des BRICS d’août prochain. En introduction à ses propos, le président Lula posait une double question : « Pourquoi le Brésil et l’Argentine commercent-ils en dollars ? Pourquoi ne pas le faire dans nos propres devises ? ». En disant cela, le chef de l’État brésilien semblait accuser la dollarisation de la situation. Ce qui n’est pas le cas, comme nous allons le rappeler ici.
a. Une dollarisation de l’économie mondiale, désormais contestée par ceux qui y ont, indirectement ou directement, contribué hier
Aujourd’hui, 58% environ des échanges mondiaux s’effectuent en dollars. Avant la création de l’euro, ce taux culminait à plus de 80%. La dollarisation de l’économie mondiale est donc incontestable, comme l’est également un mouvement de dédollarisation qui n’a pas attendu le souhait du président Lula pour se mettre en marche. Rappelons également que, dans un passé récent, ce sont les pays émergents qui ont le plus contribué à la dollarisation de l’économie mondiale. De nombreux exemples en témoignent ; on se contentera ici d’en rappeler trois, particulièrement significatifs : tout d’abord en pleine guerre froide, l’Union soviétique et d’autres pays émergents exigeaient d’être payés en dollars pour leurs exportations ; ensuite, le prix du baril de pétrole officiel est fixé en ... dollars ; enfin, l’euro n’a guère trouvé d’écho auprès des économies émergentes, alors même (ou du fait) que les États-Unis ont toujours œuvré à le marginaliser. Ces facteurs ont eu pour effet de conforter, pour un temps, la dollarisation de l’économie mondiale.
b. Une dollarisation de l’économie qui laisse le choix de la monnaie de facturation et d’une éventuelle monnaie commune
Si le président Lula souhaite échanger avec l’Argentine dans sa propre monnaie et/ou dans la monnaie de son partenaire, rien ne l’en empêche, un pays pouvant toujours choisir sa monnaie de facturation, dès l’instant où l’autre partie commerciale l’accepte. C’est d’ailleurs ce que viennent de décider de faire les présidents chinois et russe en acceptant d’un commun accord d’adopter le yuan chinois comme monnaie de règlement avec les économies émergentes. Plus surprenant encore dans cette déclaration brésilienne est qu’elle intervienne quelques semaines avant un accord bilatéral signé entre Pékin et Brasilia et précisant l’utilisation de leurs monnaies nationales dans le cadre de leurs échanges commerciaux.
La théorie économique explique en partie ces contradictions. Elle rappelle tout d’abord que depuis Bretton Woods, rien n’est imposé concernant la monnaie de facturation. On peut payer en troc, avec sa propre monnaie ou celle de son partenaire commercial, ou encore dans une monnaie tierce comme le dollar. Pour un pays à monnaie faible, comme l’est le réal brésilien aujourd’hui, il n’est guère attractif ou recommandé de facturer en réal ou en peso argentin. Et cela est d’autant plus valable pour des contrats à terme où le risque de change, à échéance, est bien plus important si on a facturé en devise faible ; raisonnement inverse pour le dollar, et à un degré moindre pour l’euro. C’est donc tout sauf une surprise si la Russie accepte de facturer en yuan, comme elle le fait avec la Chine. Et cela confirme aussi que la seule monnaie commune à court terme envisageable serait le yuan, ce qui supposerait l’accord de l’Inde, inimaginable aujourd’hui.
B. La monnaie unique : techniquement impossible à 5, inimaginable dans le cadre des BRICS +
En avril dernier, le président brésilien, très en pointe sur cette problématique, précisait même « être en faveur de la création au sein des BRICS d’une monnaie d’échange entre nos pays, tout comme l’ont fait les Européens en créant l’euro ». On ne parle donc plus d’une monnaie commune qui cohabiterait avec les monnaies nationales, mais d’une monnaie unique, ce qui supposerait l’abandon des monnaies nationales et de la souveraineté monétaire des pays membres.
Une telle hypothèse ne résiste pas à l’analyse. On rappellera tout d’abord qu’une monnaie unique de type euro suppose l’acceptation, par tous les pays membres de l’institution, de satisfaire à des critères de convergence, à définir mais qui prendront en compte leur niveau d’endettement et leur taux d’inflation respectifs. De même, cela supposerait que chaque pays acceptant ces critères admettrait également d’abandonner sa politique monétaire au profit d’une banque centrale unique, conduisant les banques nationales à lui transférer une grande partie de leurs prérogatives. Ce qui n’est guère réaliste à imaginer avec des BRICS, où les banques centrales ont des statuts différents selon les pays. En Chine et en Russie, elles sont totalement sous tutelle étatique, ce qui n’est pas le cas en Afrique du Sud, en Inde et au Brésil où, du fait de leurs constitutions, les banques centrales sont totalement indépendantes du pouvoir politique.
À supposer que ces différents obstacles soient levés, la convergence monétaire prendra beaucoup de temps et supposera également que la Chine accepte de renoncer à un système de change que beaucoup d’observateurs qualifient de véritable dumping monétaire. Et s’il y a élargissement, ce que nous pensons, cela accentuera de façon exponentielle les difficultés qui rendent déjà si complexe le partenariat à cinq.
Conclusion générale
En optant pour l’élargissement, et il est plus que probable qu’ils le décident, les pays membres des BRICS favoriseront incontestablement l’émergence d’une monnaie commune qui ne peut être que le yuan et le e-yuan que la Chine utilise déjà sur son marché intérieur. La seule interrogation, à ce jour, concerne l’Inde. Acceptera-t-elle cette monnaie commune ? Impossible de répondre aujourd’hui à cette question. Pourra-t-elle en dernière minute empêcher cet élargissement, ou le rendre conditionnel à l’absence d’une monnaie commune reprenant le e-yuan chinois ? Pour nous, cela reste la seule inconnue, avec celle des pays ayant été acceptés comme nouveaux membres des BRICS+, du sommet qui pourrait être celui des dernières BRICS, les 22-24 août à Johannesburg.