Publications /
Opinion

Back
Le mécanisme européen d’ajustement carbone aux frontières risque de faire plus de mal que de bien
September 6, 2021

L’Union européenne (UE) a annoncé le 14 juillet une proposition de taxe carbone à ses frontières, qui devrait renchérir les importations de produits fortement émetteurs (acier, aluminium, ciment, électricité et engrais). Cette même taxe est déjà appliquée au sein de l’UE, qui veut désormais l’imposer aux fabricants étrangers.

En soi, le projet part d’une bonne intention. Il n’est pas motivé par le protectionnisme, mais par des préoccupations climatiques on ne peut plus justiíées. Seul problème : si ce « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières » (CBAM) est adopté en l’état, il risque de faire plus de mal que de bien. Pour trois raisons.

La première, c’est qu’il repose sur l’hypothèse fausse d’une « fuite » de carbone – autrement dit, d’une tendance de la production à forte intensité d’émissions à se déplacer vers des pays moins réglementés. Or, bien des recherches montrent que la décision pour une industrie polluante de se délocaliser ou d’investir à l’étranger répond à de nombreux facteurs, parmi lesquels la réglementation environnementale n’est pas déterminante.

Une exposition générale au risque climatique

L’idée même du risque de « fuite » de carbone doit être relativisée, comme le montrent les chiìres de l’UE elle-même. Les recettes du permis carbone appliqué depuis 2005 dans le cadre du système d’échange de quotas d’émission (SEQE), qui revient à une taxe implicite sur les émissions des gros émetteurs, ont atteint leur plus haut niveau en 2019. Soit 15 milliards d’euros, le prix moyen du carbone ayant atteint 20 euros par tonne. Or, ces 15 milliards ne représentent que 0,5 % de la valeur ajoutée des secteurs aìectés. Et encore… L’estimation reste haute, la sidérurgie et l’aluminium ayant bénéícié de quotas gratuits.

Second point faible de la taxe carbone de l’UE : elle s’écarte du principe des « responsabilités diìérenciées » de l’accord de Paris sur le climat. Ce traité international, entré en vigueur en novembre 2016, vise à limiter le réchauìement climatique à moins de 2 degrés Celsius à l’horizon 2030, par rapport aux niveaux préindustriels.

Tous les pays sont exposés au risque climatique, sachant que les pays pauvres sont généralement les plus vulnérables et les moins à même de s’adapter. D’où le principe des « responsabilités diìérenciées », qui reîète aussi les émissions plus faibles par habitant des pays pauvres, et le fait qu’ils auront tendance à en émettre davantage à mesure que leurs revenus augmenteront.

La violation de l’esprit de l’accord de Paris par l’UE

Or, les pays qui exportent les biens couverts par la taxe vers l’UE doivent payer le prix carbone européen comme référence, en tenant compte des prix carbone qu’ils appliquent en interne, le cas échéant. Mais l’accord de Paris, lui, prévoit clairement que le prix du carbone peut être inférieur dans les pays pauvres sur de longues périodes.

Qui plus est, les exportateurs des pays pauvres devront faire face à la complexité de l’autocertiícation des émissions de carbone directes et indirectes « intégrées » dans leurs produits, tout en assumant les coûts de certiícation par un expert indépendant.

Bref, la violation de l’esprit de l’accord de Paris par l’UE nuit à sa crédibilité dans d’autres domaines. Ainsi, l’UE exige dans tous ses nouveaux accords commerciaux l’adhésion à l’accord de Paris et en fait une condition pour bénéícier de l’aide au développement. La taxe carbone sera donc contestée par les pays en développement. D’ores et déjà le Brésil, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud ont formellement déclaré leur opposition.

Les Etats-Unis rétifs à l’échange de quotas d’émissions

Troisième obstacle : l’Organisation mondiale du commerce (OMC) risque de subir un nouveau coup dur avec cette proposition. La taxe carbone de l’UE peut être présentée comme compatible avec les règles de l’OMC, car elle ne discrimine pas entre les entreprises européennes et les partenaires commerciaux de l’UE. Mais même si cette hypothèse est acceptée, le CBAM pose de grands déís à la structure déjà chancelante de l’OMC – avec un fort risque de représailles à l’encontre des exportateurs européens.

Le point fondamental est que l’UE ne sera que le premier membre de l’OMC à appliquer une taxe carbone à ses frontières. D’autres membres suivront, mais la couverture des produits variera en fonction de la politique intérieure de chaque membre, tout comme la structure de chaque système et mode de calcul national. Certains pays pourraient décider de tenir compte des émissions par habitant, à l’encontre des règles de non-discrimination de l’OMC.

Les Etats-Unis, deuxième plus grand émetteur après la Chine, sont rétifs à tout système d’échange de quotas d’émissions à l’échelle nationale et à la íxation d’un prix du carbone. Ils ont opté pour des réglementations fédérales et une approche décentralisée de la décarbonisation. Peut-on imaginer que les Etats-Unis assistent sans rien faire à l’instauration de taxes carbone sur leurs produits, non seulement dans l’UE mais aussi dans le monde entier ?

Le cas de l’agriculture

Le caractère sélectif de la taxe, qui ne couvre que certains secteurs dans l’UE, pose un autre déí à l’OMC. L’agriculture, qui représente environ 10 % des émissions de carbone en Europe et que l’UE subventionne largement, est exemptée du SEQE car politiquement intouchable. Résultat prévisible : les exportateurs agricoles se joindront aux exportateurs de biens couverts par le SEQE de l’UE (certains pays comme le Canada, le Maroc et les Etats-Unis exportent les deux types de produits) pour faire valoir qu’en ne taxant pas les émissions de l’agriculture, la taxe carbone européenne aux frontières est non seulement biaisée, mais aussi injuste.

Un argument massue des partisans du CBAM porte sur l’eìet d’entraînement global d’un tel accord. Pour autant, il n’est pas prouvé que les pays hors UE soient moins engagés. La Russie, le Royaume-Uni, l’Ukraine et la Suisse, quatre des dix plus grands exportateurs de produits fortement émetteurs vers l’UE, ont enregistré des réductions de leurs émissions de CO 2 par unité de PIB proportionnellement plus importantes que l’UE entre 2000 et 2016. Bref, le projet part encore une fois de bonnes intentions, mais oublie que l’enfer en est pavé.

 

Cette Tribune a été publiée paravec quotidien français le Monde le 24 juillet 2021

RELATED CONTENT

  • Authors
    Antonio Jorge Martins
    October 9, 2024
    The road to decarbonizing the planet runs through the energy transition, which includes the shift from fossil-fueled cars to renewable energy vehicles. This automotive transition is unfolding as a true revolution in the industry. The evolution toward electric and hybrid vehicles has come in tandem with the ascent of Chinese producers. In the current context of geopolitical and technological rivalries, the automotive transition has been marked by an intense trade war, with implicati ...
  • Authors
    May 6, 2024
    The issue of environmental degradation represents a significant global challenge. It manifests in various forms, including physical alterations such as air pollution, ozone depletion, climate change, marine pollution and biodiversity loss. These changes are proven to be linked to human activities, such as energy production and consumption, tourism and agriculture. Additionally, factors like population growth and health and safety concerns contribute to environmental decline. Is Gro ...
  • Authors
    November 2, 2023
    The global economic environment has changed as the U.S.—and to a less confrontational degree, the European Union—have clearly established a context of technological rivalry with China. Hindering China’s progress in the sophistication of semiconductor production has become a centerpiece of current U.S. foreign policy. While the U.S. is clearly winning the semiconductor war, the picture is different when it comes to clean-energy technology. Both technology wars overlap with access to ...
  • Authors
    September 4, 2023
    À  l’approche du Sommet africain du climat (Africa Climate Summit), qui se tiendra à Nairobi du 4 au 6 septembre 2023, de très nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) ont écrit au président du Kenya, William Ruto, pour lui faire part de leurs inquiétudes concernant l’ordre du jour de ce sommet. Selon ces ONG, les intérêts des entreprises et des pays occidentaux pourraient prendre le pas sur ceux de l’Afrique. Les vraies priorités sont notamment d’éliminer progressivement ...
  • April 10, 2023
    This policy paper examines India’s growing engagement in North Africa, focusing on five countries: Morocco, Algeria, Tunisia, Libya, and Egypt. Despite lacking a distinct regional policy for North Africa, India has amplified its bilateral engagement with these countries, underpinned by a steadfast commitment to the principle of South-South cooperation. Through its strategic moves in North Africa, India has established a powerful southern-west axis for its foreign policy that stretch ...
  • Authors
    Sous la direction de Larabi Jaïdi
    Muhammad Ba
    Marouane Ikira
    Pierre Jacquemot
    Brian Kelly Nyaga
    Leo Kemboi
    Moubarack Lo
    Mouhamadou Ly
    Solomon Muqay
    Dennis Njau
    Meriem Oudmane
    Kwame Owino
    Faith Pittet
    Amaye Sy
    September 29, 2022
    La succession des chocs pandémique, climatique et géopolitique a éprouvé les économies africaines. Les liens commerciaux et financiers avec le monde ne sont plus seulement considérés comme des moteurs de performance, mais aussi comme des sources potentielles de vulnérabilité. La défiance à l’égard de la mondialisation s’est accrue. Parce qu’elle est venue souligner la dépendance du continent, le dérèglement de ses rapports à la nature et sa vulnérabilité face aux tensions géopolitiq ...
  • September 6, 2021
    L’Union européenne (UE) a annoncé le 14 juillet une proposition de taxe carbone à ses frontières, qui devrait renchérir les importations de produits fortement émetteurs (acier, aluminium, ciment, électricité et engrais). Cette même taxe est déjà appliquée au sein de l’UE, qui veut désormais l’imposer aux fabricants étrangers. En soi, le projet part d’une bonne intention. Il n’est pas motivé par le protectionnisme, mais par des préoccupations climatiques on ne peut plus justiíées. S ...
  • Authors
    December 7, 2020
    The pandemic is accelerating history, in the sense that it is leading to the speeding up of some recent trends. In the case of globalization, the pandemic will not reverse it, but it will reshape it. Here we take a bird’s eye view of global trade during the pandemic, relate it to previous trends, and guess how global value chain managers and government trade policymakers are likely to react. A Bird’s Eye View of Global Trade during the Pandemic World trade took a deep dive during ...
  • Authors
    Sabine Cessou
    May 17, 2019
    Sur quelles contraintes faut-il anticiper lorsqu’on évoque la croissance de l’Afrique? Comment guider les décideurs politiques dans les priorités à définir pour piloter l’économie et arriver à bon port dans le monde qui vient? Le séminaire organisé le 11 avril à Paris par le PCNS et le Centre de développement de l’OCDE a apporté des éléments de réponse. La discussion s’est ouverte en prenant appui sur le rapport de référence publié en 2018 par l’Union africaine et l’OCDE sur les “D ...