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Opinion
Le 1er octobre 2023 a marqué le début de la phase transitoire du Mécanisme d'Ajustement Carbone aux Frontières (CBAM en anglais) de l'Union européenne (UE). L'objectif de cette initiative est d'instaurer une tarification du carbone sur les biens importés qui soit équivalente à celle appliquée aux biens produits au sein de l'UE, visant ainsi à réguler les émissions de carbone. Cette démarche implique la mise en place d'un ensemble d'obligations de déclaration et de conformité pour les importateurs de biens au sein de l'UE. Si cette mesure a été accueillie favorablement par de nombreux pays en tant que pas supplémentaire dans la lutte contre le changement climatique, elle n'a pas manqué de susciter des inquiétudes à l'échelle mondiale, en particulier parmi les économies en développement. Les préoccupations se concentrent sur les éventuels impacts négatifs de cette législation sur la croissance économique, les exportations et la compétitivité de ces pays.
Un dilemme majeur pour les économies africaines
L'Afrique est un partenaire commercial majeur de l'UE, et serait donc particulièrement touchée par les nouvelles réglementations fiscales qui ciblent des secteurs cruciaux pour son économie, ce qui risque de freiner les perspectives de croissance de nombreux pays du continent. En effet, le CBAM pourrait entraîner une réduction des exportations africaines vers l'UE allant jusqu'à 13,9 % pour l'aluminium, 8,2 % pour le fer et l'acier, 3,9 % pour les engrais et 3,1 % pour le ciment. Sachant que l'UE est un marché d'importation-exportation essentiel pour les pays africains, si la portée du CBAM s'élargit au fil du temps, l'impact pourrait être encore plus significatif. L'application du CBAM à l'ensemble des importations entraînerait, par conséquent, une réduction de 5,72 % des exportations africaines vers l'UE, équivalant à une baisse de 1,12 % du PIB du continent, soit 31 milliards d'euros sur la base des niveaux de PIB africain en 2021.
Ainsi, sans des politiques de soutien adéquates, notamment sur les plans d’accompagnement dans la transition énergétique et financier, pour les pays en développement concernés, le CBAM risque de creuser le fossé entre les pays développés et ceux en développement en termes de bien-être. Avec une taxe carbone de 44 dollars par tonne, les revenus des pays développés augmenteraient de 2,5 milliards de dollars, tandis que ceux des pays en développement chuteraient de 5,9 milliards de dollars. Il est également important de noter que les nations africaines dépendent largement des exportations en tant que source de recettes étrangères. Par conséquent, toute diminution des exportations entraînerait une réduction des recettes gouvernementales, ce qui aurait un impact sur les dépenses publiques consacrées à des projets essentiels tels que l'éducation et les soins de santé. De plus, alors que les entreprises manufacturières sont confrontées à des taxes plus élevées, nombre d'entre elles pourraient être contraintes de réduire leurs effectifs, voire de cesser leur activité.
Les prix du carbone au sein de l'UE ont connu une augmentation importante. Les quotas d'émission de carbone de l'UE se sont échangés entre 80 et 100 euros par tonne métrique (t) en 2023, bien au-delà des 20-30 euros/t de la période 2019-20 et des 5-10 euros/t de la période 2011-18. Dans des régions en développement comme l’Afrique, il n'y a pas encore de marché du carbone établi alors que dans d’autres comme l'Amérique latine et les Caraïbes, les taxes sur le carbone ne dépassent pas 5 USD/t. Ainsi, lorsqu’elles existent, les taxes sur le carbone coexistent souvent avec des subventions aux combustibles fossiles, ce qui rend leur impact net incertain. Cette faible tarification du carbone n’est pas surprenante et reflète le stade préliminaire de la politique climatique dans de nombreuses économies émergentes, ainsi que l'accent porté sur d'autres objectifs de développement tels que l'accès abordable à l'énergie.
Le Mozambique et l’Afrique du Sud, principaux pays africains affectés par le CBAM
Le Mozambique se profile comme un exemple prééminent de pays se préparant à affronter les conséquences du CBAM. Situé en Afrique australe, ce pays génère chaque année plus de 560 000 tonnes d'aluminium. En 2021, les exportations d'aluminium brut du Mozambique ont atteint 1,47 milliard de dollars d'aluminium brut, ce qui en fait le 13e exportateur mondial. L'aluminium brut se hisse comme le deuxième produit le plus exporté par le Mozambique au cours de 2021. Les principales destinations des exportations d'aluminium brut du Mozambique sont : l'Italie (353 millions de dollars), le Royaume-Uni (305 millions de dollars), la Grèce (153 millions de dollars), l'Espagne (147 millions de dollars) et l'Allemagne (114 millions de dollars). Ainsi, le secteur de l'aluminium constitue le principal pilier de l'industrie au Mozambique, et il est à craindre que la mise en place du CBAM entraîne une diminution des revenus fiscaux dans le secteur.
Les préoccupations majeures gravitent principalement autour du processus de production de l'aluminium raffiné, qui engendre une quantité importante d’émission de carbone. Ce procédé implique l'extraction du produit final à partir de l'alumine par fusion, requérant une chaleur intense et une quantité substantielle d'électricité, dont une part provient de sources à base de charbon provenant d'Afrique du Sud, pays où 85 % de l'électricité nationale est produite par des centrales au charbon et qui, donc,disposerait risque également d’être affecté par le CBAM. Durant la période 2017- 2021, l'UE a importé en moyenne 1,4 milliard de dollars de produits chaque année en provenance de secteurs sud-africains couverts par le CBAM. Ces secteurs incluent notamment les industries du fer et de l'acier, qui emploient conjointement environ 28 000 personnes.
Diversification des marchés d’exportation ou accélération de la décarbonation ?
Face à ces éléments, il n’est pas étonnant que de nombreuses économies émergentes, en particulier en Afrique, se montrent réticentes face au CBAM, considérant que celui-ci demeure inéquitable dans la mesure où il risque d'accentuer les disparités mondiales, tout en compromettant les objectifs d'une transition énergétique équitable. Afin de pallier ces inquiétudes, il est impératif que le CBAM soit accompagné d'efforts substantiels de la part de l’UE pour soutenir la transition vers des économies à faibles émissions de carbone en Afrique, à travers des financements climatiques et la facilitation de transfert de technologies et de compétences essentielles.
Par conséquent, une approche raisonnée et une coordination efficace entre l'UE et les pays d’Afrique est donc indispensable pour éviter des divergences entre les objectifs de développement économique et les objectifs d'atténuation du changement climatique. Une première étape pour les pays du continent concernés pourrait consister en la tarification des produits couverts par le CBAM et exportés vers l'UE, puis éventuellement étendre cette mesure aux produits destinés à la consommation nationale ou à d'autres marchés. Cette démarche favoriserait une croissance axée sur l'innovation dans les technologies énergétiques propres, notamment à mesure que ces technologies gagnent en ampleur et en compétitivité. Elle permettrait aussi aux économies en développement africaines de stratégiquement développer leur politique climatique et leur transition technologique, tout en réduisant les obstacles liés à l'accessibilité financière.
Le CBAM pourrait ainsi jouer un rôle de catalyseur pour l'innovation en Afrique. D’une part, il pourrait permettre au continent de diversifier ses marchés d'exportation et de réduire sa dépendance à l'égard de l'UE, et, d’autre part, l'Afrique disposerait du potentiel nécessaire pour développer son secteur des énergies renouvelables, bien qu'il ne représente actuellement que 2 % des investissements mondiaux dans ce domaine. Un investissement accru dans ce secteur pourrait aider l'Afrique à contourner les conséquences néfastes du CBAM et à favoriser le développement d'industries plus respectueuses de l'environnement.
Alors que les avis divergent sur les impacts potentiels du CBAM sur les économies, les relations commerciales et la transition vers la neutralité carbone en Afrique, il y a un appel croissant à trouver un équilibre entre les intérêts économiques. Alors que les avis divergent sur les impacts potentiels du CBAM sur les économies, les relations commerciales et la transition vers la neutralité carbone en Afrique, il y a un appel croissant à trouver un équilibre entre ces différents intérêts. Les enseignements tirés mettent en évidence la nécessité d'une réflexion approfondie sur les implications plus larges du CBAM, ainsi que la nécessité de solutions multilatérales pour décarboner le commerce, afin d’éviter des guerres commerciales entre l'UE et ses partenaires commerciaux, tout en accompagnant les pays en développement dans leur processus de transition énergétique.