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Le travail invisible des femmes
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March 7, 2025

Chaque jour, en moyenne, les femmes marocaines consacrent près de cinq heures à des tâches domestiques (cuisine, ménage, courses, soins aux enfants, etc.). Elles assurent plus de 90 % du temps total consacré aux tâches domestiques par l’ensemble des hommes et des femmes. Ce travail non rémunéré représente des services indispensables qui participent au bien-être matériel des personnes et des foyers sans pour autant apparaître dans la production nationale, telle que mesurée par le produit intérieur brut (PIB). D’où la nécessité de mesurer cette production domestique afin d’estimer à sa juste valeur la contribution essentielle des femmes à l’économie nationale et d’en prendre en compte l’impact sur le niveau de vie des ménages.

Les données extraites des recensements et des enquêtes budget- temps permettraient de rendre ce travail visible statistiquement. Les données des deux enquêtes Budget-temps menées par le HCP en 1999 et 2012 décrivent précisément l’usage du temps de la population résidant au Maroc ; elles permettraient – si elles étaient régulièrement réalisées – d’estimer l’évolution du temps consacré et le partage des responsabilités liées à ces tâches au sein des ménages. Pour évaluer la valeur du travail domestique, il faut pouvoir attribuer un prix à ces heures de travail. Ce prix ne peut être que fictif puisque ces heures ne reposent pas sur une transaction marchande. Diverses solutions peuvent être retenues. Les estimations de la valeur de la production domestique varient beaucoup en fonction de la méthode utilisée. Quelle que soit la méthode d’évaluation, la valeur du travail domestique non rémunéré, plus particulièrement celui des femmes, est importante par rapport au PIB.

Comptabiliser le travail invisible et non rémunéré en l’intégrant au PIB, c’est reconnaître et valoriser les personnes qui l’effectuent, car leur rôle est bénéfique et indispensable à toute la société. C’est surtout faire preuve d’équité envers les femmes qui assument majoritairement ce travail. Cette perspective faciliterait la mise en place de politiques publiques sensibles au genre et contribuerait à définir des mesures sociales, économiques et fiscales susceptibles d’améliorer le statut des femmes, principales responsables du travail invisible.

Introduction

Traditionnellement, beaucoup de services et de bien produits par les femmes sont ignorés ou sous-évalués dans le système de comptabilité nationale. On dit qu’ils sont « invisibles ». Quatre types d’activités notamment sont peu représentés : le travail domestique, le travail bénévole, la production de subsistance et le secteur informel. Hommes et femmes sont impliqués dans ces secteurs mais le premier, majoritairement féminin, soulève les problèmes de comptabilisation les plus difficiles.

La contribution essentielle des femmes à l'économie nationale est occultée. Dans les statistiques de l'emploi et la comptabilité nationale, la place des femmes est sous-estimée. Une sous-estimation accentuée par l'accroissement du « travail fantôme », ce travail invisible, non rémunéré mais pourtant indispensable que des milliers de femmes effectuent dans les secteurs domestique, agricole et informel. ... Le caractère restrictif de la définition de l'activité économique telle qu'elle est prise en compte par les statistiques nationales est intimement lié au peu de reconnaissance économique accordée aux femmes

On a longtemps considéré que cette question était « naturellement » réglée par la complémentarité des tâches féminines et masculines au sein du ménage, mais l’inégale répartition des charges du travail domestique est un des principaux vecteurs de la subordination des femmes. De manière générale, l’essentiel des activités reproductives, non génératrices de revenus, sont considérées comme féminines. Les hommes ont en vertu de leur statut de principal soutien du ménage, ou en tant que propriétaire des biens de production du ménage, un accès prioritaire aux activités génératrices de revenus.  Les femmes sont souvent considérées comme un soutien secondaire du ménage, au contraire des hommes censés supporter sur leur salaire la charge de la famille. 

Cette partie « invisible » du temps de travail féminin représente en effet une forte contrainte pesant sur la mobilité des femmes et donc sur leur capacité à accéder à des activités génératrices de revenus. La division du travail dans le foyer et les contraintes issues du rôle féminin jouent un rôle déterminant dans la formation et la perpétuation des inégalités entre les sexes ; elle renforce les contraintes pesant sur l’accès des femmes aux ressources et aux opportunités socio-économiques

 

Le Système de comptabilité national occulte le travail domestique

Le travail domestique est le cadre dans lequel se situe la vie privée pour la plupart des gens. En outre, il contribue à la reproduction de la force de travail. Depuis toujours, ce sont surtout les femmes qui s'occupent du travail domestique, quand bien même une proportion des femmes mariées font aujourd'hui partie de la population active et ne sont plus des ménagères à temps plein. Ce travail au foyer se caractérise par deux aspects tout en ne se limitant pas à la résidence familiale : L'aspect privé englobe la production domestique de biens et services entre personnes autonomes : entretien du foyer, confection des repas, courses. Ces tâches sont effectuées pour soi-même ou au bénéfice de personnes autonomes : conjoint ou conjointe, grands enfants ou autres adultes. L'aspect social englobe le rôle parental auprès des enfants : les éduquer, veiller à leur entretien et leur santé, en prendre soin au quotidien, faire le suivi des travaux scolaires... ; le rôle de dispensatrice ou dispensateur de soins (aidante et aidant) auprès d'adultes non autonomes de façon temporaire ou permanente : donner des soins personnels d'hygiène et soins médicaux requis par la condition des personnes.

La valeur ajoutée générée par ces activités de service réalisées en grande partie par la femme dans le foyer domestique n’est pas prise en compte dans les agrégats macro-économiques classiques. D’après les comptes nationaux, il semblerait que la production des ménages n’ait aucune valeur, alors que le travail domestique à la fois accroît la valeur des biens et des services achetés et contribue à la formation et à l’entretien du capital humain. Sa valeur est de toute évidence non négligeable. Cette production non marchande couvre les biens et services que les membres des ménages produisent pour leur propre consommation en combinant leur travail non rémunéré et les biens et les services qu’ils acquièrent sur le marché.

Le fait que l’activité des femmes à la maison n’est pas enregistrée dans la production des comptes nationaux pose des problèmes à l’analyse et la comptabilité économique. C’est une exclusion non évidente, même en fonction des définitions retenues pour la production dans la comptabilité nationale : les femmes, dans leur activité domestique produisent des biens et des services à partir des facteurs de production marchands (seul le travail est non marchand). Cette exclusion introduit une incohérence dans le traitement de productions et de services identiques qui seront ou non inclus dans la production selon qu’ils seront marchands ou non. Elle fait apparaître les femmes à la maison comme non productives statistiquement (elles ne font d’ailleurs pas partie de la population active) alors que toutes les enquêtes «  emploi du temps «  montrent que le temps consacré par les femmes aux tâches domestiques est du même ordre de grandeur que le temps de travail rémunéré à l’extérieur.

Cette exclusion risque aussi de biaiser les évolutions de la production enregistrée lorsque la frontière entre le domaine de l’économie marchande et le domaine de l’économie domestique se modifie dans une économie. Or une telle modification est tout à fait caractéristique d’un processus de développement économique. Enfin, elle interdit d’analyse à travers les comptes nationaux l’économie des services domestiques, ni plus généralement, l’économie des services gratuits.

Les révisions du Système de Comptabilité Nationale permettent d’introduire des modifications pour s'adapter à l'évolution du système productif. Elles permettent de clarifier le traitement de certaines opérations dont l’une concerne l'extension de la frontière de production aux biens domestiques.  Le travail productif non rémunéré mobilise un temps appréciable qu’une personne passe éveillée, plus particulièrement des femmes, mais il ne fait pourtant pas partie des mesures types de l’activité dans notre société.  Malgré les avancées dans l'intégration statistique, l'estimation de la production domestique reste l'objet d'un débat important quant au choix de la méthode.[1] La prise en compte d'activités domestiques productives principalement réalisées par des femmes dans les futures révisions du Système de Comptabilité Nationale aurait incontestablement une forte incidence sur la mesure de la contribution féminine au développement national.

La prise en compte de la production des ménages nécessite que l’on élargisse les limites habituelles du champ de la production des comptes nationaux. Le volume même du travail non rémunéré et son rapport avec le travail rémunéré plaident largement en faveur de mesures types plus complètes pour de nombreuses applications et analyses. Un compte satellite complet des ménages devrait comprendre une présentation exhaustive et intégrée des activités économiques des ménages qui contribuent au bien-être individuel, comme la production, la redistribution des revenus et l’accumulation de la richesse. C’est pourquoi il est recommandé que l’institution statistique nationale élabore un compte satellite de la production des ménages.

 

Les enquêtes Budget-temps : un outil de visibilité du travail domestique de la femme

Les statistiques économiques conventionnelles, comme les comptes nationaux et les mesures de l’emploi, sont conçues pour mesurer l’économie de marché et elles excluent la plupart des activités productives non marchandes des ménages. Il est clair que les biens et services découlant de ces activités sont une source d’utilité pour les membres d’un même ménage et les autres ménages et contribuent à leur bien-être. Le volume de la production des ménages est important.

Les données sur le temps consacré par les ménages au travail non rémunéré proviennent des enquêtes auprès des ménages.  Les enquêtes sur les budgets-temps recueillent des informations sur la manière dont les individus répartissent leur temps entre les diverses activités auxquelles ils se livrent quotidiennement et qui ont un impact majeur sur leur sécurité financière, leur santé, leur bien-être et leur bonheur en général.  Les résultats de ces enquêtes peuvent contribuer à donner des réponses à un vaste éventail de questions économiques et sociologiques. L’intérêt croissant porté aux données concernant les budgets-temps par les économistes, les sociologues, les milieux d’affaires, les décideurs politiques, les défenseurs des droits des femmes et les statisticiens a conduit des pays de plus en plus nombreux à effectuer au moins une enquête sur les budgets-temps et créé le besoin de prendre cette notion en compte dans la production régulière de statistiques.

Les pays développés se sont intéressés de plus en plus à la collecte de données sur les budgets-temps dans les années 1960- 1970, principalement parce qu’ils ont reconnu l’importance de ces données pour mesurer le travail non rémunéré « invisible » des femmes et évaluer sa contribution à l’économie nationale et au bien-être. Au Maroc, deux enquêtes sur l’emploi du temps ont été effectuées en 1999 et en 2012 par l’entremise du Haut-Commissariat au Plan (HCP).

Un autre constat d’ordre général, corroboré par toutes les études entreprises, est que les femmes supportent une charge de travail plus lourde, tant en ce qui concerne le travail non rémunéré que la totalité des heures de travail. Non seulement ces enquêtes sur les budgets-temps mesurent la production réalisée au sein des ménages, mais elles procurent d'autres renseignements précieux -l'évolution de l'organisation de la durée du travail, les facteurs qui influent sur l'activité, les modalités et les responsabilités du travail domestique -toutes informations qui permettent d'avoir une idée de l’apport économique réel de la femme.

Les enquêtes sur les budgets-temps peuvent donc constituer une importante source de données sur le travail productif car elles couvrent la part invisible de l’économie dont les gouvernements doivent tenir compte au moment où ils prennent leurs décisions.[2] En combinant les données relatives aux budgets-temps et les données démographiques, il est possible de comparer les emplois du temps des hommes et des femmes et aussi de différents groupes sociaux. Ainsi, les analystes pourraient comparer le temps consacré à diverses activités rémunérées et non rémunérées par les hommes et les femmes, les jeunes et les personnes âgées, les personnes avec et sans enfant, la population urbaine et rurale, etc.

Une meilleure connaissance de l’emploi du temps des hommes et des femmes éclaire la structuration par genre de l’espace et du temps dans notre société.  Elle souligne l’asymétrie de la distribution du temps de travail selon le sexe. L'homme et la femme devraient se partager le travail domestique, ce changement ne s'est pas encore traduit dans les comportements ; les femmes s'acquittent de la majeure partie des travaux ménagers, qu'elles vivent en milieu urbain ou rural, qu'il y ait ou non de jeunes enfants dans le ménage et peu importe la classe sociale, la scolarité et d'autres facteurs socio-économiques. En 2012, 90 % du travail domestique non rémunéré au Maroc était exécuté par des femmes.

Au Maroc, quatre femmes en activité sur cinq sont des non-salariées et environ plus des deux-tiers des femmes en âge d’activité, c'est-à-dire 15 ans et plus, sont considérées comme « femmes au foyer ». Ce constat biaise la mesure de l’activité féminine en ne s’intéressant pas aux champs domestiques. L’enquête sur l’observation de l’emploi du temps des femmes a été réalisée en 1997-98 (l’Enquête Nationale sur le Budget Temps des Femmes : ENBTF) a été menée dans le but de quantifier la contribution féminine aux activités économiques, domestiques et ménagères, d’analyser l’allocation du temps disponible entre diverses occupations et d’en déduire les conditions sous lesquelles la participation de la femme aux activités génératrices de revenus peut être développée. Celle de 2012 a permis de comparer la répartition de l’emploi du temps entre les hommes et les femmes.

En permettant une meilleure connaissance de l’emploi du temps des hommes et des femmes, l’enquête de 2012 a éclairé la structuration par genre de l’espace et du temps dans la société. Elle a souligné l’asymétrie de la distribution du temps de travail selon le sexe. Il ressort de cette comparaison que : la méthode du budget-temps a révélé un accroissement du taux d’activité féminine : la réévaluation de l’estimation est de 10 % en moyenne, se décomposant en 3 % en milieu urbain et 14,2 % en milieu rural.

L’enquête a mis en évidence une asymétrie fondamentale dans la distribution selon le genre des activités économiques et sociales. Les femmes assument l’essentiel des activités, peu ou pas rémunérées et faiblement reconnues socialement, de reproduction sociale, de production de biens et de services à petite échelle, et à l’échelle familiale, les « activités de base », liées à leur rôle stratégique dans la gestion de la « vie quotidienne ».  Le cumul de ces rôles représente une contribution considérable des femmes à la vie sociale, et paradoxalement, souvent un frein à leur liberté et à leur indépendance.

La décomposition des principales activités fonctionnelles de la femme révélée par l’enquête du HCP montre que : i) le temps physiologique (sommeil, repas, toilette…) occupe près la moitié de la journée de la femme ; ii) les activités professionnelles sont d’abord masculines. L’homme leur consacre 4 fois plus de temps que la femme (5h25mn contre 1h21mn).  L’écart entre les moyennes masculine et féminine renvoie à l’accès limité des femmes au marché du travail et à la prépondérance du statut professionnel « Aide-familiale » dans les activités qu’elles occupent quand elles sont actives occupées ; iii) les femmes consacrent 7 fois plus de temps que les hommes aux activités domestiques.  

PCNS

95 % des femmes contribuent aux activités domestiques leur consacrent 5h00 en moyenne par jour, Les tâches strictement ménagères (cuisine, lessive, ménage, rangement, etc.) mobilisent 4h33mn de la journée des femmes. Les activités connexes exercées à l’extérieur du domicile (courses, règlement de facture, procédures administratives, etc.) en mobilisent 27mn et sont exécutées en particulier par des femmes chefs de ménages. De leur côté, 45 % des hommes consacrent en moyenne 43mn par jour au travail domestique, Ce sont, en particulier, des hommes divorcés (43 %), ou veufs (23 %). En somme, l’homme consacre 4 fois plus de temps au travail professionnel et 7 fois moins de temps au travail domestique que la femme.

Au cours de la période 1997-2012, l’emploi du temps de la femme marocaine a connu des évolutions significatives. Selon les données du HCP, les femmes actives occupées travaillent 2h44mn de plus et consacrent 1h01mn de moins aux tâches domestiques. En milieu rural, elles travaillent 28 mn de plus et consacrent 19mn de moins au travail domestique. Dans ce cadre, le temps professionnel de la femme salariée est passé de 3h38mn à 5h39 mn, celui de l’«Aide-familiale» de 3h12mn à 3h43mn.

PCNS

L'attribution d'une valeur au temps invisible de la femme

Trois grandes catégories de méthodes ont été élaborées pour imputer une valeur monétaire au travail domestique, à partir de différents schémas de substitution entre travail domestique non rémunéré et travail marchand. Les deux premières, i) et ii) ci-après, utilisent comme substituts marchands les personnes payées pour effectuer des tâches semblables à celles constituant le travail domestique. La troisième, iii), substitue au travail non rémunéré des membres des ménages celui qu’ils sont qualifiés pour faire sur le marché du travail :

1- un employé de maison est choisi comme substitut pour effectuer l’ensemble du travail domestique que les membres du ménage font eux-mêmes. On appellera cette méthode celle du « substitut global ». Le temps total de travail domestique est alors évalué au taux de salaire d’un employé de maison sur le marché ;

2- un ensemble de travailleurs spécialisés sont choisis comme substituts pour effectuer dans le foyer les tâches qui correspondent à leur qualification sur le marché du travail (cuisiniers, puéricultrices, jardiniers, etc.). On parlera alors de la méthode du « Substitut spécialisé ». Leurs taux de salaires respectifs sur le marché sont utilisés pour estimer la valeur du temps passé à chaque type d’activité domestique correspondant à leur spécialisation ;

3- le travail domestique a pour substitut le type de travail marchand pour lequel la personne effectuant des tâches ménagères a été éduquée et formée. C’est la méthode du «gain potentiel » ou du «coût d’opportunité du temps ». Le travail domestique qu’un individu fait est alors évalué à son propre taux de salaire sur le marché du travail.

 

S’il s’agit d’obtenir une mesure du manque à dépenser, c’est-à-dire les sommes que les ménages auraient à dépenser pour employer quelqu’un pour effectuer le travail domestique à leur place, alors tous les coûts qu’entraîne le travail salarié marchand doivent être inclus et les taux de salaires doivent être augmentés pour en tenir compte.[3]  En revanche, s’il s’agit de mesurer le manque à gagner, c’est-à-dire le revenu que les ménages auraient perçu s’ils avaient effectué un travail rémunéré sur le marché au lieu d’un travail non rémunéré à domicile, il faudrait alors déduire les sommes qui seraient prélevées sur un revenu monétaire.[4]

Dans son évaluation de la valeur globale du travail domestique et du travail invisible de la femme, le HCP s’est appuyé sur le temps consacré en moyenne par le Marocain à l’accomplissement des tâches domestiques productives, non rémunérées et pouvant être déléguées à quelqu’un d’autre. Le Marocain consacre en moyenne 2 heures et 40 minutes par jour, soit près de 41 jours sur l’année. La femme y consacre quotidiennement 4 heures et 46 minutes contre 27 minutes pour l’homme, soit près de 73 jours sur l’année pour la femme contre près de 7 jours pour l’homme. Ainsi, en 2012, 23,347 milliards d’heures de travail domestique ont été effectuées au Maroc. La quasi-totalité du travail domestique est le fait des femmes (92 %).

Une première estimation du HCP a consisté à leur imputer la rémunération minimale qu’aurait touchée une personne employée à cette tâche et payée au SMIG (12,24 DH/h en 2012). Dans cette estimation, la valeur du travail domestique atteint 285 milliards de Dirhams en 2012, soit 34,5 % du PIB du Maroc en 2012. Une deuxième estimation a consisté à valoriser le travail domestique par la rémunération salariale moyenne par heure dégagée de la comptabilité nationale pour l’ensemble des activités économiques de l’ordre de 22 DH/h. Dans ce cas de figure, la valeur du travail domestique s’établit à 513 milliards de Dirhams, soit 62 % du PIB.

Ces deux estimations, aussi importantes soient-elles, pourraient être comparées à d’autres estimations recourant à des méthodes plus élaborées (travail spécialisé, coût d’opportunité…) Dans la pratique, cependant, le choix est souvent restreint par les données disponibles. Chaque méthode a ses inconvénients.  Évaluer le temps de travail domestique féminin aux taux de salaire du marché du travail implique que la productivité du travail féminin au sein du ménage est la même que celle observée sur le marché : aucune donnée empirique ne permet de vérifier (ou d’infirmer) cette hypothèse. II est peu probable que toutes les tâches domestiques féminines puissent être réalisées par un employé de maison non qualifié, comme le suppose la méthode du substitut global : certaines activités exigent sans aucun doute des compétences particulières et ne sont pas exercées au même degré dans tous les ménages (soins de santé ou d’éducation, par exemple). II est peu probable, dans la pratique, que les ménages emploieraient la variété de personnel que la méthode du substitut spécialisé suppose en principe.

Les estimations sont aussi affectées par la détermination de la tranche d’âge de la population considérée comme effectuant du travail domestique. Pour une activité donnée, on disposera en outre d’un choix assez large de substituts : les taux de salaire sont souvent différents dans le secteur privé et dans le secteur public et, dans une profession donnée, l’éventail des salaires peut être assez ouvert et les taux de salaire peuvent différer en fonction de l’âge, du sexe, de l’expérience et des qualifications. La liste des activités prises en compte peut être plus ou moins étendue. Sur ces divers points, aucun consensus ne s’est dégagé quant à la solution la plus appropriée.

 

Conclusion

Au cours des sept dernières décennies, les statistiques des comptes nationaux ont été largement utilisées pour réguler et orienter l’évolution économique, élaborer les politiques économiques et sociales et évaluer les résultats de ces politiques. Si la production domestique et le travail invisible des femmes qui la porte avaient été inclus dans le système des comptes macro-économiques, soit comme partie intégrante du SCN, soit comme élément distinct mais comparable, les pouvoirs publics auraient eu une image différente du développement économique et auraient peut-être mis en oeuvre des politiques économiques et sociales tout à fait différentes.

Globalement, la distribution selon le genre des activités économiques et sociales met en évidence une asymétrie fondamentale. Les femmes assument l’essentiel des activités, peu ou pas rémunérées et faiblement reconnues socialement, de reproduction sociale, de production de biens et de services à petite échelle à l’échelle domestique. La question de la reconnaissance du travail invisible et non rémunéré de la femme est, avant tout, une question de justice sociale. La reconnaissance de cette contribution, à la fois sociale et économique, permet la revalorisation des personnes qui l'accomplissent, elle a des impacts majeurs non seulement sur le plan individuel féminin ou de la famille mais aussi des sociétés en général.

La reconnaissance de la valeur du travail invisible revaloriserait les personnes qui l'accomplissent. De plus, les données extraites des recensements et des enquêtes sociales générales permettraient d'obtenir la mise en place de politiques à leur intention et ainsi faciliter leur tâche. Ces mesures sociales, économiques et fiscales contribueraient à améliorer le statut des femmes, premières responsables du travail invisible, et leur autonomie sociale et financière. Par ailleurs, cette évaluation du travail invisible et sa comptabilisation au PIB rendrait visible la contribution des femmes à la société.  Selon le Bureau international du travail (BIT), « si ce travail invisible non rémunéré que les femmes effectuent... était intégré dans les statistiques du travail, ... le taux de participation des femmes serait alors égal, voire supérieur, à celui des hommes »

Ainsi, comptabiliser le travail invisible non rémunéré c'est : faire preuve d'équité envers les femmes qui assument majoritairement ce travail ; reconnaître et valoriser les personnes qui l'effectuent car leur rôle est bénéfique et indispensable à toute la société ; rendre visible le travail non rémunéré en l'intégrant au PIB ; réduire la pauvreté des femmes en assurant la sécurité financière de celles qui effectuent du travail invisible à temps plein.

Par ailleurs, pour permettre de reconnaître cette contribution à la société qu'est le travail invisible des femmes, demande qu'il soit mesuré, évalué et comptabilisé dans les comptes nationaux, comme s'y est engagé le Maroc dans le cadre des Conférences internationales sur les femmes. Il s’agit de mesurer le travail non rémunéré grâce aux données obtenues par les Recensements et les Enquêtes sociales générales sur l'emploi du temps ; d’évaluer le travail non rémunéré afin de connaître et reconnaître la valeur de cette contribution chaque année au même titre que celle de l'économie marchande ; de comptabiliser le travail non rémunéré dans le Produit intérieur brut (PIB) pour rendre visible cet apport essentiel, principalement des femmes, au pays.

L’enquête du budget-temps, surtout si elle est réalisée à intervalle régulier, peut permettre l’élaboration d’une base statistique rendant possible le suivi de l’évolution des comportements qualitatifs et de la structure de l’emploi du temps. L’établissement d’un compte satellite constitue aussi un moyen de donner une image plus complète de la production domestique et d'inclure le travail non rémunéré dans le PIB.

 

Bibliographie

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Ponthieu S, A. Schreiber (20006), Dans les couples de salariés, la répartition du travail domestique reste inégale. Données sociales, La société française.

 


[1] Dans les expériences internationales, le processus de reconnaissance et de valorisation du caractère productif des activités domestiques par le SCN consiste en une valorisation fondée sur l'estimation de l'input de temps à partir d'enquêtes de budgets-temps et un calcul de la valeur ajoutée en estimant la consommation intermédiaire.

[2] Les statistiques sur les budgets-temps sont des synthèses quantitatives de la façon dont les hommes et les femmes «passent» leurs temps, généralement sur une période de 24 heures ou d’une semaine. Ces statistiques sont obtenues à partir d’un échantillon d’individus. Elles donnent des informations sur la répartition du temps entre le travail rémunéré, les tâches domestiques non rémunérées (par exemple, la cuisine, le ménage, les courses et les soins prodigués aux enfants, aux personnes âgées, aux malades ou aux handicapés, les activités communautaires et bénévoles et les activités personnelles (par exemple, repas, loisirs, études, repos, etc..

[3] II s’agit essentiellement des cotisations sociales obligatoires à la charge de l’employeur. Si l’analogie avec l’emploi marchand est poussée plus loin, d’autres coûts éventuels encourus par l’employeur, comme les frais de nourriture, de logement et de transport, devraient être ajoutés.

[4] Les plus importantes d’entre elles sont les cotisations sociales à la charge des salariés et l’impôt sur les revenus. D’autres ajustements pourraient intervenir pour tenir compte de dépenses supplémentaires de transport, d’alimentation ou d’habillement, par exemple, et également des rentrées supplémentaires sous forme d’avantages divers, de primes, etc.

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