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Opinion
Nous célébrons, le 8 mars de chaque année, la Journée internationale des droits de la femme. En cette occasion, il est utile de rappeler quelques faits stylisés et observations d’ordre général sur la position qu’occupe la femme dans l’économie marocaine. Face aux constats que l’on dressera ci-dessous, le moins que l’on puisse dire est que l’instant n’est pas à la célébration mais à l’action : la participation de la femme marocaine à l’activité économique demeure relativement faible et seules des politiques publiques les plaçant au centre de la réflexion peuvent changer la donne.
La dynamique de la croissance économique et celle du chômage chez les femmes sont décorrélées
La dynamique cyclique du marché du travail est porteuse de bien des enseignements. Le taux de chômage conjoncturel des femmes est davantage plus volatil que le taux de chômage national. Cette volatilité paraît surprenante au vu de la nature structurelle des déterminants du chômage chez les femmes (voir infra). En effet, le cycle économique n’a que peu d’influence sur celui-ci (tableau 1). Ceci corrobore les résultats des études qui se sont intéressées à la nature cyclique du chômage (loi d’Okun) et à la capacité de création d’emploi au Maroc. Pour l’essentiel, les auteurs trouvent une très faible corrélation ou une décorrélation du chômage des femmes et de la croissance économique même lorsque l’on tient compte des trois secteurs de l’économie (El Aynaoui & Ibourk, 2018, Drissi Boukrhanbour & Lagrine, 2018).
Ainsi s’expliquerait en partie l’incapacité de l’économie à absorber la population active féminine (vaut aussi, mais dans une moindre mesure, pour les hommes). En effet, la dynamique de création d’emploi demeure insuffisante au regard de la taille de l’offre de travail.
Tableau 1 Corrélation du chômage et de la croissance économique, 2008T1-2019T4. Calcul de l’auteur. Données du HCP
Le taux d’activité des femmes en baisse
Le dernier Rapport du Haut-Commissariat au Plan sur la situation du marché du travail au Maroc fait état d’une baisse du taux d’activité des femmes, qui s’est établi autour de 20 % en 2022. Pour les moins initiés, ce taux mesure la taille de la population féminine en âge de travailler (population active) par rapport à la population féminine totale. Au-delà du chiffre annuel, c’est à l’évolution de celui-ci qu’il faudrait s’intéresser. Celle-ci fait ressortir une baisse continue de ce taux depuis plus de deux décennies. Or, si la tendance est marquée chez les hommes presque autant que chez les femmes, celles-ci partent d’un niveau initialement faible de participation au marché du travail, qui s’est considérablement détérioré au fil du temps et reflète le découragement d’une frange importante de la population féminine en âge de travailler.
Pour partie, cette évolution s’explique par le prolongement de la scolarité, dans la perspective d’avoir une meilleure carrière, et des progrès réalisés par le Maroc pour améliorer l’assiduité au sein du système éducatif pour faire baisser la déperdition scolaire. Pour le reste, elle s’explique par des facteurs économiques tels que l’inadéquation de la formation au regard des besoins exprimés par les entreprises et des normes culturelles qui bloquent la possibilité pour la femme de s’émanciper par le travail. Ces facteurs exercent une influence importante sur le coût que représente pour elle l’opportunité de participer à l’activité économique du ménage. En effet, en l’absence d’un cadre permettant de trouver un équilibre entre les responsabilités du ménage et le travail (ex. crèches publiques ou privées, gratuites ou quasi-gratuites), l’arbitrage se fait aux dépens de ce dernier. Les femmes choisissent de baisser leur offre de travail (Goldin et al., 2022). Ceci est d’autant plus vrai que les normes sociales continuent de leur déléguer la responsabilité d’élever les enfants, se montrant beaucoup plus laxistes vis-à-vis de la charge qui revient aux hommes. Par conséquent, les femmes se retrouvent doublement pénalisées. D’une part, comparées aux femmes sans enfants, elles enregistrent un écart en termes de salaire (motherhood penalty[1]). D’autre part, la décision de se retirer de la population active contribue au maintien d’un écart important de salaire vis-à-vis des hommes, qui est d’autant plus accentué que ces derniers bénéficient d’une prime de parenté (fatherhood premium) (Goldin et al., 2022).[2] D’autres travaux expliquent le retrait des femmes du marché du travail par le faible retour sur l’expérience cumulée, lié à la progression des salaires dans le temps (Olivetti, 2006).
Le chômage des jeunes touche particulièrement les femmes, qui restent fortement représentées au sein de NEETs
S’agissant des femmes qui participent au marché du travail, le constat est presque semblable. Le taux de chômage des femmes s’établit à des niveaux bien plus élevés que la moyenne nationale, reflétant la difficulté de celles-ci à s’insérer dans des emplois stables et pérennes. Chez les jeunes âgés de 15 à 24 ans, le taux de chômage chez les femmes a atteint 44,4 % en 2022 selon les derniers chiffres du HCP, contre un taux national de 32,7 %. Au sein de cette même catégorie d’âge, les femmes sont également fortement représentées chez les NEET (Not in Education, Employment or Training), avec une part estimée à 76,4 %, selon les chiffres de 2019 de l’Observatoire national du développement humain (ONDH)[3], et un peu moins que la moitié de la population féminine âgée de 15 à 24 ans.
Cette catégorie de jeunes vit dans une situation de précarité, en marge de la société. Selon un rapport de l’ONDH, le profil typique du NEET sont des femmes en milieu rural, en attente d’opportunité ou de mariage. Elles font face à une probabilité relative de déperdition scolaire plus élevée. Elles sont relativement moins couvertes par les politiques publiques, malgré les efforts consentis par l’administration publique pour incorporer le genre comme critère de conception et d’application des programmes publics. Elles ont également une probabilité beaucoup plus faible de sortir de la situation de NEET. En 2019, 82 % des femmes qui faisaient partie de la cohorte de 2012 l’étaient toujours.[4] Cette probabilité dépend du milieu de résidence, avec une exposition plus élevée dans les villes moyennes, du niveau d’éducation, qui a un impact négatif dessus, de l’âge d’entrée dans le statut NEET et du statut marital de la femme NEET.
L’entreprenariat reste majoritairement dominé par les hommes (pas seulement au Maroc)
Le cas de l’entreprenariat féminin est également intéressant. Au Maroc, les femmes cheffes de TPME représentent 16,2 % du total des chefs d’entreprises selon le dernier rapport de l’Observatoire des TPME. La difficulté de s’accorder sur une définition harmonisée de ce que représente l’entreprenariat féminin rend la comparaison difficile. Toutefois, dans l’absolu, la situation du Maroc n’est pas fondamentalement différente de ce qui peut s’observer ailleurs. En particulier, les femmes n’arrivent toujours pas à briser le plafond de verre du top management. La Banque mondiale[1] (BM) estime que dans le monde, la part des femmes propriétaires ou cheffes d’entreprises ne dépasse guère les 25 % du total. Dans les entreprises individuelles, cette part monte à 30 % avec une évolution positive sur les années récentes. La propension à entreprendre des femmes est corrélée, entre autres, à l’application des lois, l’éducation, les normes sociétales et l’accès à la technologie.
Le marché et les entreprises ont un rôle à jouer pour faire bouger les lignes
Le marché, dans le modèle capitaliste, reste un vecteur de normes sociales par le biais des tendances qu’il fait et défait ainsi que le rôle que joue le progrès technologique dans la création et disparition des marchés. Mais, le marché peut également perpétuer certaines normes dégradantes pour la femme. Par exemple, les stratégies marketing de certains produits qui persistent sur le rôle traditionnel qui lui est alloué, ou encore, certaines productions culturelles stéréotypées qui reprennent les codes du gender washing. Pour avoir grandi devant la télévision marocaine, et aussi anecdotique que cela puisse paraître, on peut tous se remémorer une ou deux pages publicitaires très loin de véhiculer une image neutre du ménage marocain. Ainsi, en responsabilisant les entreprises quant à leur rôle dans la promotion de la femme au Maroc, nous pouvons installer une nouvelle vision des Marocaines. La responsabilité des entreprises est d’autant plus grande quand on considère le coût que représente le retrait des femmes de l’activité économique, évalué à 0,2 à 1,95 point de pourcentage de croissance économique annuel (Agénor[2], 2017), représentant un manque à gagner important pour l’ensemble de l’économie.
La femme, pierre angulaire de toute stratégie de développement
Au regard des constats dressés plus haut, il n’y a nul doute que dans leur transversalité, les politiques publiques doivent œuvrer pour la concrétisation du rôle de la femme en tant qu’acteur actif dans l’économie marocaine. À l’égard de l’enracinement des normes culturelles qui endiguent la participation des femmes au marché du travail, la réponse la plus efficace demeure l’incorporation à part entière des critères d’égalité des chances, d’émancipation de la femme et de l’importance de l’égalité femmes-hommes, dans les cursus scolaires, dès la petite enfance. Ces changements s’opèrent souvent dans le temps long et leur prise en compte ne se fait qu’au bout d’une ou plusieurs générations. Il reste que cela reste une urgence ultime que les décideurs publics doivent prendre à bras le corps.
À plus court terme, en tenant compte de la capacité de création d’emploi de l’économie marocaine, la démarche demeure compliquée et nécessitera la fixation d’objectifs et de points d’étape réalistes. D’abord, la participation de la femme au marché du travail devrait augmenter avec la création des filets de sécurité nécessaires qui concourent à la baisse de son salaire de réserve. La généralisation de la protection sociale apporte une première pierre à l’édifice mais d’autres politiques publiques restent nécessaires, notamment la construction et la mise à niveau de crèches publiques. Aujourd’hui, la part des enfants inscrits dans le préscolaire public ne dépasse pas les 33 %, avec un ratio de 55 enfants par éducateur.[1] Ensuite, le deuxième levier pour améliorer l’insertion des femmes sur le marché du travail passe par l’investissement privé, qui demeure moindre, au regard des besoins de l’économie marocaine. La charte d’investissement récemment adoptée apporte une réponse par le biais d’une prime de 3 % pour les investissements qui tiennent compte des critères de genre. Il aurait néanmoins été plus judicieux d’en faire un critère plus transversal pour lui accorder plus de poids dans les stratégies des investisseurs. Par ailleurs, face à la multiplication des politiques actives de l’emploi et des programmes d’insertion professionnelle, il convient d’apporter une meilleure lisibilité des programmes pour réduire les effets d’asymétrie d’information entre l’offre et la demande de travail et améliorer le processus d’appariement. Aussi faudrait-il en faire des évaluations rigoureuses, pour mieux orienter la décision publique et avoir une idée claire des impacts engendrés et des coûts supportés par l’État, leur distribution n’étant pas uniforme. Enfin, à l’État revient la charge de prendre l’initiative et de montrer l’exemple, en renforçant la représentativité des femmes au sein de toutes les instances publiques et en encourageant davantage leur participation à la chose publique. Car quoi de mieux que les femmes pour faire avancer la cause de la femme ?
[1] La dispersion est mesurée sur la base d’un écart type à fenêtre glissante sur 4 trimestres. Les cycles du chômage ont été extraits à l’aide du filtre Hodrick-Prescott.
[2] Ce gap a tendance à se réduire, à mesure que l’enfant grandit et devient plus autonome.
[3] Claudia Goldin & Sari Pekkala Kerr & Claudia Olivetti, 2022. "When the Kids Grow Up: Women's Employment and Earnings across the Family Cycle," NBER Working Papers 30323, National Bureau of Economic Research, Inc.
[4] https://www.ondh.ma/fr/publications/les-neet-au-maroc-analyse-qualitative
[5] À ce sujet, une étude récente Alfani et al. (2020) a estimé les probabilités de transition chez les hommes et femmes NEET. Ils montrent que celles-ci ont seulement 25 % de chance de sortir de leur situation, car elles partent d’une situation initiale largement défavorable.
[6] https://blogs.worldbank.org/developmenttalk/we-data-measuring-gap-female-entrepreneurship-around-world
[7] Rim Berahab & Zineb Bouba & Pierre-Richard Agénor, 2017. "Égalité de genre, politiques publiques et croissance économique au Maroc," Books & Reports, Policy Center for the New South, number 13, January.
[8] https://www.men.gov.ma/Ar/Documents/INDIC-EDUCATION2020-21.pdf