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Bassirou Diomaye Faye : des geôles au Palais de la République
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Zineb Faidi
April 19, 2024

Le 2 avril 2024, le nouveau jeune président du Sénégal, Bassirou Diomaye Faye prête serment, consacrant ainsi sa victoire dès le premier tour. Ce candidat issu de l’opposition remporte des élections marquées par une série d’évènements complexes, tels que la condamnation et l’emprisonnement d’Ousmane Sonko, une figure majeure de l’opposition, et le report controversé de l’élection par Macky Sall. La victoire de Bassirou Diomaye Faye démontre, selon certains analystes, une soif de changement au sein de la population, qui vient corroborer une tendance régionale vers des modes de gouvernance plus transparents et plus justes. Pour d’autres analystes, les manifestations et violences précédant ces présidentielles et leur dénouement reflètent surtout l’attachement des Sénégalais à la démocratie. Toutefois, le nouveau président hérite d’un pays qui a été divisé par ces défis depuis plusieurs mois menant à une polarisation accrue.

Luttes politiques :

En juin 2023, Ousmane Sonko, opposant au président Macky Sall, a été condamné à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse », ce qui a déclenché une vague de manifestations et d’affrontements avec les forces de l’ordre. En juillet 2023, le Pastef (les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l'éthique et la fraternité) a été dissout par le gouvernement. Ces décisions ont été perçues comme une tentative de museler l’opposition une année précédant l’élection présidentielle. Le mois suivant, le président Macky Sall annonce qu'il ne briguerait pas un troisième mandat, une décision surprenante qui semblait temporairement apaiser le climat politique. Cependant, le report controversé de l'élection présidentielle à une date indéterminée, annoncé en février 2024, a ravivé les flammes de l'incertitude politique, provoquant des manifestations et une crise politique majeure.

Les manœuvres de Macky Sall peuvent être lues à travers le concept d’« ingénierie constitutionnelle » (Sartori, 1994), selon lequel les réformes institutionnelles et électorales peuvent être des tentatives de consolider le pouvoir ou de faciliter une transition pacifique. L'ingénierie constitutionnelle peut être utilisée pour influencer la compétition politique, la représentation des partis et la formation des gouvernements notamment à travers la modification des critères d'éligibilité, le report des élections, ou encore les changements dans la législation électorale.[1] Ces tactiques sont caractéristiques des « régimes hybrides » où coexistent des institutions démocratiques formelles et des pratiques dites autoritaires qui limitent significativement la compétition politique (Diamond, 2002). La condamnation et l'incarcération d'Ousmane Sonko, sous des charges contestées, ainsi que le report de l'élection présidentielle, peuvent être interprétés comme des tentatives de l'administration de Macky Sall d'exploiter le cadre légal et institutionnel à des fins politiques, limitant ainsi l'espace de compétition démocratique. Ces actions soulèvent des questions sur les défis auxquels sont confrontées les « démocraties africaines ».

La polarisation de la vie politique, alimentée par une symétrie de radicalités entre Sonko et Sall, mais une asymétrie de moyens, souligne la tension inhérente à cette période préélectorale. La répression, l’usage de la justice comme outil politique, les arrestations arbitraires d'opposants, et la restriction des libertés civiles sous le gouvernement Sall ne sont que quelques exemples de cette dynamique « autoritaire ». En parallèle, l'appel de Sonko à la désobéissance civile et à l'insurrection, marqué par une rhétorique de confrontation, révèle la profondeur du fossé politique.[2] « La patrie ou la mort, nous vaincrons », s’insurgent les patriotes du Pastef. Ceci est un exemple de cette rhétorique de confrontation qui souligne l'ampleur de la désillusion et de la détermination des forces d'opposition à lutter pour ce qu'elles considèrent comme des droits démocratiques fondamentaux.

 

L’exception ouest-africaine ?

C’est dans ce contexte préélectoral tendu que Bassirou Diomaye Faye devient le remplaçant d’Ousmane Sonko au sein du Pastef. Sa candidature a été validée par le conseil constitutionnel alors qu’il était encore en prison. Une loi d’amnistie votée en mars 2024 a permis la libération des deux opposants et une campagne électorale express a été menée quelques jours avant le vote. Faye et Sonko portent ensemble un projet d’un renouveau démocratique centré sur la transparence, l’inclusivité et la responsabilité. Le 29 mars est la date qui a marqué la victoire de Bassirou Diomaye Faye dès le premier tour avec près de 54,28 % des voix, reflétant une soif de changement profond au sein de la population. Cette victoire a non seulement signifié un rejet des manœuvres politiques visant à affaiblir l'opposition mais aussi un plébiscite pour une vision de gouvernance plus transparente et juste.

Résultats (Sénégal et diasporas) : Taux de participation de près de 61,3 %.

PCNS

La gestion de la crise politique et les réactions à la condamnation de Sonko ont soulevé des questions quant à la légitimité de l'administration de Sall et sa capacité à répondre aux attentes démocratiques du peuple. Cette crise de légitimité semble accompagner une tendance régionale et globale de récession démocratique (Aidi, 2022). La victoire du Pastef qualifiée de « coup d’État démocratique » [3] vient à la fois contredire la tendance régionale de coups d’État militaires et de transitions prolongées, et corroborer le besoin de changement exprimé par les populations.

Face à cette crise de la légitimité, et malgré les pratiques autoritaires visant à restreindre l’opposition, le Sénégal s’est distingué par une mobilisation importante de la société civile. Les mouvements sociaux, notamment à travers les plateformes numériques, ont joué un rôle crucial dans la mobilisation contre les actions du gouvernement Sall. La réaction à la condamnation de Sonko a transcendé les frontières partisanes, mobilisant une vaste coalition d'acteurs allant des jeunes activistes aux Organisations de défense des droits humains, et d’autres citoyens qui ont utilisé les réseaux sociaux pour organiser des manifestations et diffuser des informations sur les « abus de pouvoir ».

Les récents mouvements sociaux au Sénégal peuvent être lus par le prisme des « nouveaux mouvements sociaux » (Touraine, 1985). Cette théorie sociologique suggère que les mouvements sociaux contemporains 

se concentrent de plus en plus sur des questions de qualité de vie, d'identité collective, et de droits civiques, par opposition aux mouvements plus anciens axés principalement sur des questions de classe et d'accès aux ressources économiques.[4] En plus de leur « mobilisation de ressources » (Tilly, 1978) numériques et organisationnelles, les récents mouvements sociaux au Sénégal sont axés sur la démocratie, la liberté d’expression et les droits humains. Ces mouvements ont souvent été portés par des coalitions hétérogènes composées de jeunes, de femmes, de membres de la société civile, d'activistes numériques, et d'autres groupes qui partagent une identité collective forgée autour de la résistance à l'autoritarisme et à la répression gouvernementale.

Au-delà de la « résilience démocratique » face aux crises politiques et de la « maturité démocratique », il serait intéressant d’explorer ce qui a permis au Sénégal d’échapper à un coup d’État et de réfléchir à l’attachement à la démocratie (du moins aux élections) des Sénégalais. Plusieurs facteurs se profilent : d’abord, le Sénégal n’a pas connu de coup d’État depuis son indépendance en 1960. Ensuite, un tissu social fort, composé de réseaux et d’une confiance entre leurs membres, a facilité la coordination des Organisations de la société civile malgré les violences et les distorsions (Putnam, 1993). De plus, malgré les répressions, il existe une « sphère publique » (Habermas, 1962), particulièrement numérique, permettant le débat et la contestation. Enfin, le Sénégal, considéré comme l'une des démocraties les plus stables de la région avant les récents événements, est souvent cité comme un modèle au sein de la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) en matière de démocratie multipartite et de transitions pacifiques du pouvoir. Ces facteurs, loin d’expliquer cette singularité, se veulent une ouverture pour s’interroger sur les fondements de la continuité démocratique du Sénégal.

Réactions internationales :

La victoire de Bassirou Diomaye Faye a suscité une onde de réactions positives à l'international, illustrant le rôle central du Sénégal sur les échiquiers africain et mondial. Des félicitations ont afflué de dirigeants régionaux et internationaux, chacun exprimant son désir de coopérer avec le Sénégal sous sa nouvelle direction.

Parmi les réactions, celle de la France est significative. Le président français Emmanuel Macron a félicité Bassirou Diomaye Faye, non seulement en français mais aussi en wolof, marquant un geste d'amitié et d'ouverture envers le Sénégal et sa nouvelle administration. Cette approche révèle une volonté de continuer à travailler avec le Sénégal, reflétant un désir de maintenir et de renforcer les liens bilatéraux. Toutefois, cette réception chaleureuse coïncide avec un moment de défiance croissante envers l'influence française dans plusieurs pays africains, y compris le Sénégal. Face aux troubles survenus très récemment, la France a appelé à la modération, à l'arrêt des affrontements et à la recherche d'une solution pacifique respectueuse de l'histoire démocratique du Sénégal. Ces derniers mois, Catherine Colonna, la ministre française des Affaires étrangères, a indiqué être en contact avec l'opposition sénégalaise, tout en soulignant l'absence de volonté de la France de s'ingérer dans le processus électoral du Sénégal. Ses déclarations visent à montrer une neutralité et une volonté de dialogue avec toutes les parties sénégalaises.

Sa Majesté le Roi Mohammed VI a également félicité le nouveau président rappelant les liens forts entre les deux pays et les deux peuples. En dehors des leaders de la région, le Roi Mohammed VI est le seul chef d’État ayant été invité et c’est le chef de gouvernement Aziz Akhannouch qui le représente à la cérémonie d’investiture. En effet, en plus de la coopération économique entre les deux pays, les deux peuples sont liés par des relations spirituelles et culturelles profondes et historiques.

De plus, la diaspora sénégalaise au Maroc joue un rôle important dans le renforcement de ces liens. Dans ce contexte électoral, la diaspora sénégalaise au Maroc a participé à la diffusion des idéaux et des programmes politiques, soulignant l'influence significative de ce groupe sur le scrutin. Des rencontres avec des représentants de divers candidats aux échanges sur les réseaux sociaux, la campagne électorale s'étend au-delà des frontières sénégalaises, capturant l'espoir d'un avenir meilleur pour leur patrie. L'enthousiasme des Sénégalais résidant à Casablanca pour les élections présidentielles du 24 mars se cristallise autour d'un choix clair et résolu : le soutien massif au parti Pastef et son rejet catégorique de la continuité sous Macky Sall. Cette disposition, résumée par le slogan « Tous sauf Macky Sall », traduit une volonté de changement profond au sein de la diaspora. Le Pastef, incarné par le duo Bassirou Diomaye Faye-Ousmane Sonko, est perçu comme le vecteur de cet espoir de renouveau, attirant largement les suffrages de la diaspora sénégalaise au Maroc.[5]

PCNS

Souveraineté économique et partenariats internationaux : le pari du Pastef

Lors de sa première sortie médiatique après le vote, Bassirou Diomaye Faye a salué l’attachement du peuple sénégalais à « la démocratie, la justice et l’égalité ». Il a dressé les priorités de son mandat : la réconciliation nationale, la lutte contre la corruption et la refondation des institutions, l'engagement envers l'intégration africaine et la coopération régionale, l’amélioration de la qualité de vie, notamment des femmes et des jeunes. Assurant les partenaires internationaux de la volonté du Sénégal de maintenir une coopération ouverte, il a souligné l'importance de la souveraineté nationale dans ce processus de collaboration.

En effet, c’est sous le slogan « Pour un Sénégal souverain, juste et prospère » que le projet de Diomaye a été proposé. Le programme est « inspiré par une idéologie panafricaine de gauche » et vise à une réappropriation de la souveraineté nationale dans la gestion des ressources naturelles, ainsi que dans les domaines de la diplomatie, de la défense, et de la sécurité. Cet équilibre entre souveraineté et coopération internationale marque une nouvelle ère pour le Sénégal, où les partenariats seront soigneusement choisis pour refléter les principes d’égalité. Une renégociation des relations et des contrats avec les entreprises étrangères pour une coopération « gagnant-gagnant », notamment dans les secteurs gazier et pétrolier est envisagée. Une remise en cause du franc CFA est également mentionnée dans le programme électoral.

Dans son discours d’investiture le 2 avril, le nouveau président réitère l'importance de la paix et des valeurs républicaines. L'accent a été mis sur la nécessité de renforcer la cohésion nationale à travers un projet national fédérateur, fondé sur le culte du travail, une éthique irréprochable et le progrès économique et social. Sur le plan africain, le discours a abordé la solidarité africaine, exprimant une aspiration commune à davantage de souveraineté. Il a appelé à des efforts conjoints pour la paix et la sécurité ainsi que pour l'intégration régionale. Enfin, il insiste sur l’ouverture du Sénégal à des échanges respectueux de la souveraineté avec les différents partenaires internationaux.

Dans son discours à la nation, prononcé le 3 avril, à la veille de la fête de l’indépendance, le président a annoncé un ensemble de mesures concrétisant ses priorités. Il a commencé par rendre hommage à celles et ceux qui ont combattu la colonisation et libéré le peuple sénégalais. Il a invité à réfléchir au vivre ensemble sénégalais dans la diversité et la cohésion. Il a appelé à l’apaisement, à la réconciliation, et à la consolidation de la paix et de la sécurité, affirmant que le pays est uni et indivisible.

Mettant l'accent sur la jeunesse comme priorité, il a abordé les enjeux de l'éducation et de l'emploi. Il a proposé de réviser les mécanismes existants et de mobiliser le secteur privé pour dynamiser l'économie, réduire le coût de la vie, et rendre l'économie plus endogène. En outre, il a plaidé pour une concertation avec la classe politique et la société civile afin de réformer le système électoral. Il a souligné l'importance de la justice, proposant d'organiser des assises des professionnels du secteur pour promouvoir une éthique de la responsabilité.

Il a annoncé plusieurs mesures contre la corruption, la fraude fiscale, et le détournement des fonds publics, et a préconisé un audit des secteurs minier, gazier et pétrolier au bénéfice du secteur privé local. Il a exprimé son souhait de rompre les chaînes de la dépendance économique par le travail et a prôné l'amélioration des secteurs clés comme l'agriculture, la pêche et l’élevage.

Enfin, il a mis en avant son engagement pour l’intégration africaine, la solidarité au sein de la CEDEAO et le renforcement des partenariats internationaux basés sur le respect et la considération mutuels.

Ainsi, la manière dont le nouveau président et son gouvernement navigueront entre les aspirations à l'autonomie économique et les nécessités de coopération internationale définira non seulement le succès de leur mandat mais aussi le positionnement du Sénégal sur les scènes régionale et mondiale. Cependant, les priorités immédiates du jeune président semblent se focaliser sur les défis internes, notamment l’absence de majorité au parlement et la nécessité de dialoguer et de collaborer étroitement avec diverses forces politiques du pays pour réaliser sa vision ambitieuse. Aussitôt investi, le président nomme son mentor Ousmane Sonko premier ministre soulevant des interrogations sur la nature bicéphale de ce pouvoir. Comment le duo Faye-Sonko va-t-il tenir sa promesse de changement systémique ?

Bibliographie :

Aidi, H. 2022. « African Democracy in Crisis ». Policy Center for the New South.

Aidi, H, 2018. “Africa’s New Social Movements: A Continental Approach”. Policy Center for the New South.

Diamond, L. (2002). "Thinking About Hybrid Regimes". Journal of Democracy, 13(2), 21-35.

Habermas, J. (1962). "The Structural Transformation of the Public Sphere: An Inquiry into a Category of Bourgeois Society". Cambridge, MA: MIT Press.

Putnam, R. D. (1993). "Making Democracy Work: Civic Traditions in Modern Italy". Princeton, NJ: Princeton University Press.

Sartori, G. (1994). "Comparative Constitutional Engineering: An Inquiry into Structures, Incentives and Outcomes". New York: New York University Press.

Tilly, C. (1978). "From Mobilization to Revolution". Reading, MA: Addison-Wesley.

Touraine, A. (1985). "An Introduction to the Study of Social Movements". Social Research, 52(4), 749-787.


[1] Cela résonne avec plusieurs cas, le plus récent étant celui du Togo où la constitution aurait été modifiée pour transformer le régime présidentiel en un régime parlementaire concentrant le pouvoir dans les mains du président du conseil des ministres, préparant ainsi la fin du mandat de Faure Gnassingbé.

[2] https://www.iris-france.org/176416-le-senegal-a-un-point-de-bascule-une-lecture-politique/

[3] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2024/03/30/senegal-ce-coup-d-etat-democratique-est-un-gage-de-la-pertinence-d-une-democratie-souvent-accablee-mais-si-precieuse_6225087_3212.html#:~:text=Une%20d%C3%A9mocratie%20s%C3%A9n%C3%A9galaise%20en%20marche&text=Il%20est%20dans%20l'int%C3%A9r%C3%AAt,doit%20incarner%20un%20espoir%20panafricain.

[4] Sur cette évolution dans le contexte africain voir Aidi, Hisham (2018), Africa’s New Social Movements : A Continental Approach

[5] https://enass.ma/2024/03/22/a-casa-les-senegalais-se-passionnent-pour-les-presidentielles/

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