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Policy Brief
Depuis deux décennies, le Maroc réalise de grands projets urbains qui ne manqueront pas de façonner la ville marocaine du XXIe siècle. Ce programme de développement urbain intégré concerne les grandes agglomérations. Il est considéré comme une réponse à une politique de la ville en mal de territorialisation au vu de la faible convergence des politiques publiques. Ce choix politique augure de nouveaux modes d’intervention et de gouvernance des villes. Le programme s’opère dans un contexte marqué par un portage politique au plus haut niveau de l’État, une gouvernance impliquant une pluralité d’acteurs, un portage opérationnel par des structures dédiées et un financement essentiellement public. Ce Papier interroge ce mode opératoire de production de la ville, et ce en élucidant les conditions du recours au projet urbain comme instrument de l’action publique, et en revisitant les ambitions et les dénominateurs communs des projets urbains et, enfin, en s’arrêtant sur les perspectives de l’ancrage de ce mode opératoire.
Éléments introductifs
De par le monde, les villes et métropoles se livrent à une compétitivité sans précédent pour se positionner sur l’échiquier de l’attractivité économique et territoriale. Force est de constater que la compétitivité des États passe par celle des villes. Dans ce contexte, les villes adoptent des projets urbains porteurs de transformations urbaines et créateurs de la valeur économique. Ces projets urbains portent sur l’amélioration des milieux de vie, le renouvellement des fronts de mer, la réalisation d’équipements emblématiques (Grand théâtre, musées, parcs d’exposition), la revitalisation du patrimoine, et l’adoption des modes de mobilité urbaine durable.1
Le Maroc n’est pas en reste de cette dynamique. Depuis deux décennies, et sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, le pays développe des projets urbains d’une nouvelle génération à l’échelle des grandes aires métropolitaines (Tableau 1). Ces projets urbains portent les gènes d’un nouvel urbanisme résolument tourné vers une transformation de l’action publique locale, aussi bien dans son mode opératoire que dans son portage politique et opérationnel. De surcroit, ces aires métropolitaines concentrent 60% de la population et 75% du PIB national (OCDE, 2017) et témoignent d’une dynamique urbaine sous l’effet des mutations d’ordres urbanistique, démographique, socioéconomique et touristique.
1. Le projet urbain, un retournement de paradigme de l’urbanisme
Dans un contexte de désindustrialisation et de déclin des villes dans les pays du Nord, le projet urbain apparait dans les années 1970 comme un instrument de régénération urbaine. Pour M. Roncayolo (2000), le projet urbain est une réponse à « la planification trop schématique et trop mécanique de l’espace » en adoptant de « novelles rationalités ». D’un point de vue théorique, ce renouveau coïncide avec un regain d’intérêt aux politiques publiques urbaines, mais aussi à une pensée globalisante de la production de la ville (Swyngedouw, 2002, Pinson, 2020). Du point de vue pratique, le recours au projet urbain s’inscrit dans une volonté de rendre les villes attractives et compétitives. Ainsi, les villes et métropoles ont saisi l’occasion de l’organisation de grands évènements sportifs et culturels pour mettre en œuvre des projets urbains à fort impact sur le développement territorial. C’est dans ce contexte de mutations d’ordres idéologique, institutionnel et socioéconomique que s’inscrit le recours au projet urbain comme instrument de gouvernance de la ville.
Produite dans une logique foncièrement réglementaire et prévisionnelle, la ville marocaine subit les contraintes de ses propres instruments d’aménagement qui restent centrés sur le droit du sol. Dès lors, le système de planification urbaine peine à accompagner le rythme de l’urbanisation des villes. De l’avis des acteurs institutionnels et des chercheurs (MUAE, 2008 ; MUAT, 2017 ; Moujahid, 2008 ; Naciri, 2017), les limites du système de planification urbaine sont inhérentes à ce décalage temporel entre la dynamique urbaine et l’actualisation des documents d’urbanisme. Cette réalité n’a d’explication que les écarts entre les prévisions et les réalisations en termes d’équipements, de logement et de services urbains (MUAE, 2008, Moujahid, 2008).
Face aux exigences pragmatiques du développement urbain, les pourvois publics ont opté pour l’urbanisme dérogatoire.2 Si ce dernier a apporté une souplesse dans la gestion urbaine et a donné naissance à des projets structurants, l importe toutefois de souligner que les angles morts de la dérogation ont fini par bâtir un mur sur l’urbanisme réglementaire.
Outre l’essoufflement du système de planification, il importe de préciser que d’autres contraintes se dressent sur le chemin de l’opérationnalisation des choix stratégiques des plans d’aménagement. La faible convergence des politiques publiques, la complexité foncière et la rareté du financement sont les principaux défis, et non des moindres, que doivent relever les villes (Kheireddine & Zouiten, 2020).
Cette complexité a comme conséquence l’extension urbaine au-delà des périmètres des villes et la faible couverture en équipements et transports urbains. Selon une analyse de la Banque mondiale (2018), le rythme de l’évolution urbaine dépasse de loin l’accroissement démographique entre 2010 et 2016. En effet, le taux de croissance des aires urbanisées est 5 fois supérieur à celui démographique à Marrakech (2,21 à 12,25%), plus de 3 fois pour l’aire métropolitaine de Rabat-Salé-Temara (1,96 à 5,85%), et plus de 1,7 pour le Grand Casablanca (1,64 à 2,78%). Si la superficie urbanisée de Marrakech a plus que doublé en une décennie (de 16 000 à 36 000 ha), celle du Grand Casablanca a été multipliée par 3,5 (de 10 000 à 36 900 ha) entre 1980 et 2016. Ces indicateurs reflètent les inégalités territoriales à la périphérie des grandes agglomérations et représentent un véritable défi pour la cohésion sociale (IRES, 2012 ; PC for NS, 2017).
Face à ces défis, les pouvoirs publics au Maroc opèrent un changement paradigmatique dans la fabrique de la ville, et ce pour faire de l’urbanisation un moteur de développement socioéconomique inclusif et durable. Consacré par le recours au projet urbain comme instrument de l’action publique locale, ce changement renseigne sur une volonté de l’État de faire de l’agenda urbain une priorité afin de rompre avec le déficit cumulatif des décennies de planification technocratique. De surcroit, l’Agenda urbain des Nations unies de 2016, auquel le Maroc souscrit, exige des gouvernements de rénover la gouvernance urbaine pour œuvrer pour des villes durables, inclusives et résilientes.
2. Des projets urbains porteurs de mutations urbaines
De prime abord, il importe de préciser que le discours du Souverain devant le parlement, en 2013, constitue un tournant dans le lancement des projets urbains à l’échelle des grandes agglomérations. Le discours royal a mis l’accent sur l’irresponsabilité des élus de la métropole économique dans l’accomplissement de leur mandat après une décennie sur la fusion municipale de 20023 consacrant l’unité de la ville (Hachimi-Alaoui, 2017).
Voulus comme une réponse aux attentes sociales, ces projets urbains sont porteurs d’ambitions plurielles : culturelle pour Rabat, internationale pour Casablanca, hub euro- africain pour Tanger, patrimoniale pour Marrakech, et touristique pour Agadir.
Cette nouvelle vision de produire la ville offre l’opportunité d’agir simultanément sur quatre registres : l’urbain, le social, l’institutionnel et le temporel. Le registre urbain porte sur la réalisation des équipements à caractères socio-culturel et sportif (centres culturels, bibliothèques, parcs et espaces d’usage commun). Le registre social concerne l’amélioration des conditions de vie de la population (logement décent, mobilité urbaine durable, opportunités économiques). Quant au registre institutionnel, il repose sur la mise en place de nouvelles instances de gouvernance pour assurer la coordination multi-acteurs et multi-niveaux. Aussi, ce programme intégré se démarque-t-il par des consultations engageant une pluralité d’acteurs qui agissent sur différentes temporalités (politique, sociale, technique,...).
Rabat, la culture comme ambition
Depuis plus d’une décennie, la capitale du Maroc développe des projets structurants porteurs de transformations urbaines majeures. Il s’agit de l’aménagement de la vallée du Bouregreg, la réalisation du réseau du tramway comme épine dorsale de liaison de l’agglomération Rabat-Salé-Temara, et la mise en œuvre du projet ‘’Rabat, ville lumière’’ pour faire de Rabat la capitale culturelle du Royaume.
Le projet du Bouregreg a des effets non négligeables sur un territoire ayant fait, par le passé, l’objet de plusieurs tentatives d’aménagement non concluantes, et ce sur plusieurs aspects. D’abord, par la création d’une nouvelle urbanité à travers l’ouverture des villes de Rabat et Salé sur le fleuve. Ensuite, par la réalisation des équipements à fort potentiel d’attractivité et d’opportunités économiques (Tunnel des oudayas, marina, commerces, Tour Mohammed VI, etc.). Dans cet élan, la réalisation du tramway comme moyen de
transport de masse a permis le franchissement du fleuve, l’amélioration de la mobilité urbaine, la connexion des territoires et le rapprochement des équipements socio-éducatifs à une aire métropolitaine de plus de 2 millions d’habitants.
Porté au plus haut niveau de l’État, le projet ‘’Rabat, ville lumière’’ ambitionne de positionner la capitale sur l’échiquier des capitales régionales et internationales. Pour cela, ses porteurs ont fait de la dimension culturelle le fer de lance d’un programme intégré axé sur sept piliers stratégiques : (i) le patrimoine, (ii) la durabilité écologique, (iii) les services de proximité, (iv) l’amélioration de l’urbanité, (v) la mobilité urbaine, (vi) l’amélioration de l’environnement économique, et (vii) le renforcement des infrastructures.
Au vu de ses composantes et son budget de 9.4 milliards dhs4, le projet ‘’Rabat, ville lumière’’ vise deux niveaux d’échelles : une échelle internationale par la consécration de Rabat comme capitale culturelle du Maroc et la réalisation des équipements emblématiques (Grand théâtre, Institut national de la musique et des arts chorégraphiques, extension du réseau de tramway, gare ferroviaire LGV, etc.). Puis, une échelle locale par la mise en œuvre de projets résolument tournés vers le rehaussement de l’urbanité, la création d’un réseau de parcs urbains, la réalisation des équipements de proximité, le renforcement du réseau viaire, et la promotion des activités économiques.
Le pilotage opérationnel du projet est confié à la société Rabat-Aménagement. Cette Société de Développement Local (SDL)5 est dotée de missions stratégiques et opérationnelles. De par son décret de création, la société est « l’interlocuteur et le coordinateur avec les différents acteurs et le garant du suivi des réalisations des projets d’aménagement et de développement ».6
Casablanca, ville internationale
Face aux déficits cumulatifs d’une gouvernance atomisée7, le discours royal de 2013 appelle pour une rupture dans la gouvernance de la métropole économique, après une décennie sur l’adoption de la charte communale de 2002, et amorce la mise à l’agenda d’un plan de développement pour Casablanca. Inscrit sous l’ambition de la «transformation de Casablanca en hub financier international», ce projet urbain s’est donné quatre objectifs stratégiques : (i) l’amélioration du cadre de vie, (ii) l’optimisation de la mobilité, (iii) le développement de l’offre d’animation, et (iv) l’amélioration de l’environnement économique.
Associant plusieurs acteurs institutionnels publics et privés, le projet de développement du Grand Casablanca s’est doté des moyens financiers et des technostructures pour sa mise en œuvre. D’un budget de 33 milliards dhs, le projet urbain est piloté par le wali de Casablanca en s’appuyant sur des sociétés de développement local. Si la SDL Casa- aménagement s’occupe de la réalisation des équipements et aménagements, alors la SDL Casa-transports a pour mission la consécration de la politique des transports urbains en site propre à l’échelle de la métropole économique. Par ailleurs, la SDL Casa-animation s’occupe du développement de l’offre de divertissement, et la Société Idmaj Sakan8 est chargée de l’amélioration du cadre de vie, notamment, par une offre de logement décent et l’éradication de l’habitat insalubre.
Tanger métropole, un hub euro-africain
La construction du port Tanger-Med est pour beaucoup dans l’ouverture de la métropole du détroit sur les chaînes de valeur mondiales. Renforcée par la mise en service de la LGV, cette ouverture a pris une dimension métropolitaine, régionale et nationale avec le projet urbain ‘’Tanger-métropole’’ d’un budget de 7.6 MM dhs.
Porteur de transformations à grande échelle, le projet ‘’Tanger métropole'’ est venu consacrer ce renouvellement de l’image internationale de la ville du détroit. Ainsi, l’aménagement de la corniche et des espaces publics, la dépollution du littoral et la préservation des espaces naturels, la réalisation des parkings souterrains et des voies de contournement, et la réhabilitation du patrimoine ont rehaussé l’urbanité de la capitale du détroit et ont fait de Tanger une destination par excellence ces dernières années.
Considéré comme le premier cas d’école dans la consécration du programme intégré de développement des capitales de région du Maroc, le projet Tanger-Métropole s’est accompli dans « l’urgence et sans documents ni structures ad-hoc dédiées, et sans implication des collectivités territoriales » (Benjelloun, 2020). Toutefois, il convient de souligner la présence de deux acteurs incontournables (HAO et APDN)9. Fédérant une coalition d’acteurs aux ambitions et intérêts divergents, le projet Tanger-métropole doit sa consécration au « sceau royal comme outil de mobilisation des acteurs et de leurs ressources » (Benjelloun, 2020).
Marrakech, une entrée par le patrimoine
Baptisé ‘’Marrakech, cité du renouveau’’, ce projet urbain porte l’ambition de réhabiliter une médina en perte de démographie, mais aussi, d’apporter des réponses à un développement urbain disproportionné par l’intégration urbaine des quartiers. La médina de Marrakech constitue le pilier sur lequel repose l’activité touristique, la dynamique économique, et l’innovation artisanale et culturelle. Outre un dépeuplement démographique, soit 49 795 habitants de moins qu’en 200410, la médina est au prisme des limites de ses fonctions urbaines (mobilité, espaces publics, parkings, lisibilité des circuits touristiques, état des monuments historiques, etc.).
Pour ses porteurs, le programme intégré ‘’Marrakech, cité du renouveau’’ ambitionne de mettre en valeur le patrimoine culturel, accroître le niveau d’attractivité touristique, améliorer les conditions de vie de la population, et développer l’économie sociale. Pour cela, six axes stratégiques ont été retenus : (i) la réhabilitation des monuments historiques, (ii) la réhabilitation des circuits touristiques, (iii) l’aménagement des espaces publics et des parkings, (iv) la réhabilitation et la restauration des Fondouks historiques, (v) l’amélioration de la mobilité urbaine, (vi) la protection de l’environnement.
Contrairement aux autres métropoles ayant choisi un mode opératoire axé sur les SDL (Casablanca, Rabat, Agadir), la ville ocre a confié le portage opérationnel à la société Al omrane Marrakech de par ses capacités d’expertise, mais aussi aux collectivités territoriales (commune et région) pour d’autres composantes du programme de développement urbain. Ce projet a pris un nouvel élan après des contraintes liées à l’acceptabilité sociale des acteurs sociaux, et au financement de ses composantes au vu de la crise sanitaire et son impact sur l’activité économique.
Agadir, un programme orienté mobilité urbaine et tourisme
Destination touristique par excellence des années 1980 et 1990, et connectée au réseau autoroutier au début des années 2000, la métropole d’Agadir polarise les flux du développement d’une région économique en plein essor. Ce dynamisme n’est pas sans conséquence sur l’armature urbaine d’une ville confrontée à des contraintes naturelles et des ressources hydriques. Face à la pression urbanistique et les défis de planification et gestion urbaine, la métropole d’Agadir s’est étalée au fil des années.
Comme conséquence de cet étalement urbain, une macroforme polynucléaire qui repose sur un schéma d’aménagement foncièrement polycentrique et résolument tourné vers la fonction touristique, et non vers les potentialités de développement de la ville (industrie, commerce, service, pôle universitaire, etc.). Résultat, un schéma linéaire parallèle à la zone touristique captant l’essentiel des flux humains et des activités économiques, d’où une mobilité contraignante pour les activités humaines et économiques.
Pour mettre la métropole d’Agadir sur la voie de la durabilité territoriale et la viabilité économique, le projet urbain d’Agadir 2020-2024 a retenu cinq axes stratégiques : (i) le renforcement des équipements sociaux de base et de l’amélioration du cadre de vie, (ii) le renouvellement des infrastructures et le décongestionnement de la ville, (ii) la préservation de l’environnement et l’aménagement des espaces verts, (iv) la promotion culturelle et, enfin, (v) la mise en valeur du patrimoine et des lieux de culte.
Le portage opérationnel est confié à deux SDL (Agadir-aménagement et Agadir-mobilité), respectivement pour la mise en œuvre d’une feuille de route axée sur le développement touristique et la réalisation du réseau de Bus à Haut Niveau de Service (BHNS) du Grand Agadir. S’il est prématuré d’évaluer cette expérience, tout laisse présager que sa consécration ne déroge pas aux autres analysées plus haut, autrement dit, un écosystème qui force le compromis pour écourter le débat, les procédures administratives contraignantes et l’opportunisme politique.
Quels sont, donc, les dénominateurs communs des projets urbains initiés au niveau des cinq agglomérations métropolitaines du Maroc ? Quels rapports entretiennent les parties prenantes ? Quelles sont les leçons à retenir de cette expérience de renouvellement paradigmatique de la fabrique de la ville ?
3. Des dénominateurs communs
Mis en œuvre dans un contexte politique et socioéconomique particulier11, les projets urbains ont comme particularité commune : l’approche territoriale, partenariale, transversale et le leadership technocratique. De l’avis de beaucoup d’acteurs et chercheurs (Aljem, 2016 ; Hachimi-Alaoui, 2017), les projets urbains s’opèrent dans un contexte en rupture avec le mode classique de production de la ville axé sur des politiques « top down ».
Fédérant une pluralité d’acteurs (ministères, entreprises publiques et collectivités territoriales), les projets intégrés de la décennie 2010 ont des dénominateurs communs. D’abord, un portage politique au plus haut niveau de l’État. Les projets ont fait l’objet de conventions signées devant le Chef de l’État. Ils portent donc le sceau du compromis, et s’inscrivent dans le prolongement du discours royal de 2013 qui positionne le Roi comme «L’acteur du changement» (Hachimi-Alaoui, 2017).
S’agissant du portage opérationnel, il est confié à des structures ad hoc (agences et/ou des SDL), et dont le pilotage stratégique est assuré par le wali. Aussi, importe-il de préciser que les projets ont un horizon temporel de quatre à cinq ans et leur financement relève du budget général de l’État avec la contribution des collectivités territoriales et des Entreprises publiques (CDG, ONCF, ANCFCC, AAVB, HAO, etc.).
Notre analyse de la consécration des projets urbains laisse entrevoir un mode opératoire marqué par la prédominance des élites urbaines12 où les rapports de force sont en faveur des technocrates (Wali, DG des Entreprises publiques et des SDL). Incarnée par le wali, en tant que représentant du Roi et du gouvernement à l’échelle des chefs-lieux de région, cette légitimation est à rechercher dans le bicéphalisme qui caractérise le pouvoir marocain (Hachimi-Alaoui, 2017). Ces rapports oscillent entre l’entente et le désaccord selon les mandats politiques (maire) et technocratiques (wali) et les circonstances socioéconomiques. Entre l’Élu qui se place du côté de l’opportunisme politique et le technocrate qui est peu favorable à la transversalité, le projet urbain peut basculer dans l’incertitude.13
L’expérience en cours inscrit le projet urbain dans une perspective politique. Elle prend corps dans le discours royal de 2013 faisant un réquisitoire sévère sur la gouvernance urbaine de la capitale économique, tout en annonçant les grands traits de la nouvelle stratégie. Dès lors, les projets urbains ont comme traits communs : un portage politique au plus haut niveau de l’État, une pluralité des parties prenantes, un pilotage opérationnel porté par des structures dédiées, des budgets conséquents et un échéancier figé à l’avance. Initiés dans un contexte particulier où les villes sont l’espace d’expression d’attentes sociales, ces projets intégrés augurent une régulation socio-spatiale et politique ou le curseur est mis sur les villes et les territoires.
De nouveaux rapports État-acteurs locaux
La consécration des projets urbains à l’échelle des villes laisse présager l’émergence de nouveaux rapports entre l’État et les acteurs locaux. Longtemps conçues à l’échelle centrale, les politiques publiques urbaines ont trébuché sur un déficit de territorialisation et de concertation avec les premiers concernés au niveau local. La mise à l’écart de la population locale a conduit à la faible adhésion, voire l’incompréhension des citoyens des choix politiques (Moujahid, 2008). Nombreux sont les programmes et projets qui illustrent cette situation : le transport urbain, la lutte contre les bidonvilles, le logement social, les marchands ambulants, l’occupation du domaine public et la préservation de l’environnement.
La démarche ‘’projet urbain’’ augure un changement de mode de régulation sociale et politique. Elle constitue une occasion pour la mise en place d’un processus de concertation pour permettre une meilleure appropriation des projets. Pour mettre en œuvre son projet de développement urbain, la métropole économique a mis en place un think tank, sous la présidence du wali, où les forces vives de Casablanca ont débattu et fait part de leurs propositions et attentes. A l’inverse, la capitale politique a opté pour la mise en place d’un comité de pilotage et de suivi présidé par le wali, et qui constitue l’espace où se construisent les compromis entre les parties prenantes (élus, technocrates, acteurs sociaux). Aussi, un comité d’experts composé de professionnels en urbanisme a été instauré à Rabat pour proposer, intéresser et enrôler d’autres acteurs.
Prévus par la convention-cadre (Cas de Rabat) ou mis en place par le wali dans un cadre formel (Cas de Casablanca) ou informel (Cas de Tanger et Marrakech), ces dispositifs sont de nature à remédier à la multiplicité d’acteurs, la dispersion des ressources et d’assurer un niveau de mobilisation constant des acteurs face à un environnement changeant connu par ses incertitudes plurielles (Pinson, 2006).
Des structures ad hoc et/ou des SDL pour le portage opérationnel
Les acteurs de la fabrique de la ville renseignent sur une gouvernance complexe mais fédérée autour de projets urbains portés par des structures ad hoc et des SDL. Ces structures sont porteuses de changements majeurs dans la ville (Barthel & Zaki, 2010).
De par les expériences nationales, le portage opérationnel des projets urbains a été confié à des structures associant le management stratégique, l’expertise et la souplesse dans l’exécution des projets. Pour autant, les pouvoirs publics ont opté pour une stratégie à géométrie variable au vu de l’ampleur des enjeux politiques, urbanistiques et financiers des projets urbains (Aljem, 2016). Ces derniers sont portés par des structures à capitaux
publics (agences publiques14, sociétés filiales d’entreprises publiques15, ou Sociétés de Développement Local16) (Tableau 2).
Le mouvement de création des SDL a pris une courbe ascendante ces dernières années, principalement dans les grandes villes du Maroc. A elles seules, les capitales politique et économique du Maroc comptent une dizaine de SDL chargées de l’aménagement, l’animation, le transport urbain, le patrimoine, l’espace vert, la gestion des Parkings et des abattoirs. Confortées par les lois organiques de 2015 sur les collectivités territoriales, certaines SDL sont dotées de pouvoir élargi allant de l’acquisition et la cession des terrains au recours à l’emprunt sur le marché financier (Rabat-aménagement, Casa-aménagement, etc.).
4. Le projet urbain, des perspectives au conditionnel
Considéré comme une ‘’boite noire’’ au sens de la théorie de l’innovation de Callon et Latour (1988), le projet urbain offre l’opportunité de la co-construction de politiques urbaines locales. Cependant, le projet urbain ne pourrait gagner en adhésion que s’il sort de son autarcie et fait interagir l’ensemble des parties prenantes (acteurs institutionnels, socio-économiques, citoyens...).
Relégué à l’arrière-plan, le processus de l’acceptabilité sociale pourrait remettre en cause la mise en œuvre du projet urbain. Nombreuses sont les expériences de projets urbains qui ont buté sur la non-adhésion des citoyens et/ou usagers. Pour cela, il est indiqué que l’implémentation d’une démarche participative est un gage d’acceptabilité sociale et de partage de la vision par les parties prenantes. La gestion efficace du processus d'acceptabilité sociale représente un facteur de réussite de la démarche projet.
Au vu de l’expérience en cours, la consécration des projets urbains n’est pas un fleuve tranquille. Plusieurs controverses ont fait surfacevu le jour et d’autres risquent d’apparaitre à l’avenir une fois les équipements réceptionnés par les villes17. Si les porteurs stratégiques des projets urbains s’ouvrent sur la société civile et la population, il n’en demeure toutefois
pas que ces ouvertures ne s’opèrent qu’en période de controverses. D’où l’intérêt d’un réel portage politique des projets urbains par les villes.
Par ailleurs, si le financement des projets urbains est essentiellement public,il importe de souligner que les acteurs privés n’interviennent qu’en aval, notamment par des opérations immobilières sur les emprises et friches urbaines. L’implication des acteurs privés dans la co-production du projet urbain est de nature à mobiliser des fonds privés et contribuer au coût du développement urbain.
Cette approche impulsée par l’État peut s’avérer une solution à moyen terme pour inscrire les grandes villes sur les registres de l’attractivité et du renouvellement urbain. Toutefois, ce processus risque de créer des villes à double vitesse.
À l'ère de l'avènement des villes et métropoles, cette expérience invite à un repositionnement de l'État dans un rôle d'animateur d'une politique nationale de projets urbains, et d’incubateur de partenariats publics-privés pour la mise en œuvre de projets urbains.
Le recours aux projets urbains, amorcé depuis ces dernières années, ne semble pas voué à l’essoufflement. Malgré une conjoncture économique et financière difficile, accentuée par une crise sanitaire, nous soutenons l’hypothèse que les villes continueront à mettre en œuvre des projets urbains, tout en continuant à produire des instruments de planification urbaine. Cette dualité peut être expliquée par la manière dont sont conduites les politiques urbaines par les pouvoirs publics au Maroc : une régulation urbaine macro par des projets urbains porteurs de transformations urbaines majeures, et une régulation micro par les instruments de planification pour l’accompagnement urbanistique des villes et territoires.
5. Conclusion : des « bonnes pratiques » en cours de diffusion
Depuis deux décennies, les villes du Maroc sont des lieux d’un agenda urbain aux programmes et contenus pluriels. La mise à niveau urbaine, la lutte contre l’habitat insalubre, la réhabilitation du patrimoine, la création de villes nouvelles et pôles urbains sont les grandes consécrations de cet agenda urbain.
Cependant, si le Maroc est arrivé à contenir une urbanisation quantitative avec des impacts non négligeables sur l’urbanité, il importe toutefois de souligner que le grand pari à relever en ce XXIe siècle est celui du développement urbain qualitatif. La mise en œuvre du programme de développement intégré au niveau des grandes villes du Maroc augure un nouvel urbanisme de projets porteur de transformations urbaines majeures.
L’analyse de cette expérience laisse entrevoir que ce programme s’opère dans un contexte institutionnel marqué par six déterminants : (i) un redéploiement de l’État pour de nouveaux rapports État-villes ; (ii) un compromis avec toutefois des rapports de force inégaux entre les acteurs ; (iii) une éclosion des SDL auxquelles est confié le pilotage opérationnel ; (iv) une légitimité politique des élus impactée par le poids inégalitaire des ressources de l’État et de ses technostructures ; (v) un opportunisme politique des élus, en lieu et place d’un positionnement politico-stratégique confortant leur légitimité (vi) un processus de participation relégué en second plan avec comme corolaire des controverses sur certaines composantes des projets urbains.
Les expériences en cours de réalisation à l’échelle des grandes agglomérations (Casablanca, Rabat, Tanger, Marrakech, Agadir) nous amènent à s’interroger si la démarche projet urbain est vouée à se disséminer dans les politiques publiques urbaines «témoignant d’un renouvellement du système de planification urbaine » ou s’agirait-il, tout simplement, de son relégation en arrière-plan, le temps de gouverner la ville par le projet urbain.
Au vu de ces expériences, nous soutenons que le projet urbain pourrait constituer un instrument de gouvernance de la ville. Sa démarche itérative, partenariale et participative a le bénéficie d’épargner la ville d’une gestion urbaine axée un instrument de planification en déphasage avec une réalité urbaine mouvante. D’où la nécessité de renouveler le processus de planification urbaine et lui conférer une vision stratégique soutenue par une culture de projets urbains. Espérons que l’actuel Dialogue national sur l’urbanisme et l’habitat initié par le département de tutelle ouvrira le champ du possible, libérera les énergies et restaurera la confiance pour des milieux de vie inclusifs, durables et résilients.
Références bibliographiques
Ouvrages et articles
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- Hachimi Alaoui, N. (2017). Un «moment» pour faire. Le plan de développement 2015-2020 du Grand Casablanca in Revue internationale de politique de développement N°8/2017. URL: https://journals.openedition.org/poldev/2453
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Rapports thématiques
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- MHUAE (2008). Évaluation de la mise en œuvre des documents d’urbanisme de la région de Rabat-Salé-Zemmour-Zaer.
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