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Le Maroc et l’Afrique : une mobilité vive pour une esthétique souveraine
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Farid Zahi
November 9, 2023

Empruntant ses chemins propres, l’art africain contemporain se libère progressivement de tous les préjugés qui l’ont gangréné durant sa courte existence. De la décolonisation à la décolonialité1, le temps est de se montrer au monde, de s’offrir à l’autre et de se permettre une esthétique propre et une place dans le monde de la globalité. Au point qu’on peut parler actuellement d’un mouvement artistique dont les contours ne cessent de se dessiner, au-delà des handicaps et du chaos qui ont longtemps subsumé ses pratiques et son esthétique.

L’art africain moderne et contemporain se caractérise par sa pluralité et sa diversité. Lui octroyer une « identité » qui intégrerait tous les peuples africains (du Nord au Sud), serait lui imposer une « unité » d’ordre idéologique et politique et lui ôter son hétérogénéité fructueuse. L’art africain est pluriel et pluridimensionnel, il ne peut en être autrement ! Pendant longtemps, cet art a forgé sa visibilité dans les rouages et selon les dispositifs de la machine artistique occidentale. Son « identité » a été façonnée par le regard univoque des médiateurs occidentaux. Les trajectoires individuelles sont ainsi valorisées aux dépens d’une mouvance qui commence à faire force, même si cette force demeure problématique, encore à construire. Cela permet d’isoler, de fragmenter afin de pouvoir s’approprier les réseaux qui commencent inlassablement à se constituer.

Genèse d’un regard : une dynamique en devenir

Longtemps tourné vers l’Europe depuis l’amorce d’une modernité éclose sous les draps ensanglantés de la pénétration coloniale, le Maroc, détourné quasi totalement de l’Afrique, a connu des moments politiques et culturels forts où s’est exprimé un certain intérêt pour l’Afrique.2 Moments qui, sans avoir eu un grand impact sur ses « politiques » culturelles, ont néanmoins ouvert la voie à une certaine prise de conscience des racines africaines de ce pays, de ses stigmates subsahariennes et de ses imaginaires pluriels.

Cependant, c’est à l’art et à la culture que l’on doit réellement ce regain d’intérêt. Plusieurs actions artistiques démontrent ce « retour du refoulé » africain. Dans les années 1950, Jacques Majorelle, un peintre orientaliste et profondément marocain et africain, a brossé des portraits éclatants de beauté et de sensualité des femmes « noires » de Telouat, que l’on peut comparer sans hésitation à la splendeur des corps de femmes africaines (les Vénus noires) de sa période malienne (1945- 52).3 Par ailleurs, comme le rappelle Toni Maraini, Ahmed Cherkaoui, peintre emblématique de la modernité artistique au Maroc, a intégré des masques africains dans ses dernières toiles. Cela s’insérait sans doute dans un contexte où l’africanité était revendiquée sous maintes formes politiques et culturelles (négritude, métissage). Ce clin d’œil ne tarde pas à avoir des échos plus forts. En effet, Mohammed Kacimi, qui avait déjà célébré le désert (dans sa série « Désertiques »), était le premier peintre marocain contemporain à déployer son imaginaire africain par des séjours répétés au Sénégal depuis 1993, invité à la Biennale des arts de Dakar (Dak’Art). Il retournera en 1995, et séjournera à Saint louis, invité à l’Atelier international Tenq où il réalise des œuvres inattendues. Au Bénin, il réalise deux œuvres-performance (le Départ et le Retour des esclaves) dont il offrira une au Musée du pays. Invité au Mali, peu de temps après, il recourt pour la première fois, à du papier de récupération et à son appareil photographique, deux médiums nouveaux dans son parcours artistique.4 Deux grandes expositions ont montré le travail assidu de ce pionnier de l’africanité culturelle du Maghreb : l’une, de son vivant, à Rabat, où une salle à Rabat a été dédiée à « Kacimi et l’Afrique », et, l’autre, au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM), à Marseille, en France, en 2018. Un concert de Majid Bekkas, inventeur de l’African Gnaoua Blues a conféré à cet hommage une belle note africaine issue de la musique marocaine.

A la même période, sans aller plus loin pour retrouver son « Afrique », un autre artiste, qualifia ses « performances » de Tans’Art, mettant en scène des musiciens Gnaoua, dont l’origine subsaharienne est incontestable, afin d’improviser une peinture en mouvement. Cette « expérience » lui valut un texte élogieux du célèbre critique d’art Pierre Restany, peu avant son décès.

L’expérience la plus révélatrice de ce regain d’intérêt prit une forme généalogique de réappropriation des origines subsahariennes. M’Barek Bouhchichi, un jeune artiste issu du sud du Maroc, entama dernièrement une expérience picturale autobiographique, estimant que « le Marocain noir est encore victime de ségrégation ».5 À travers des portraits frappés sur des feuilles de caoutchouc, visages sans corps ou à peine esquissés, il mène une réflexion plastique sur l’invisibilisation des personnes noires dans l’art comme dans la société marocaine.

Ces expériences artistiques ne doivent en aucun cas nous faire oublier la présence, ici et là, de traces, de touches, de figures et de symboles subsahariens chez maints autres artistes. C’est dire combien cette présence africaine dans l’imaginaire artistique marocain, traduit fort profondément une élaboration nouvelle d’une identité élargie, qui intègre de façon irréversible le composant subsaharien dans la configuration identitaire plurielle déjà établie. Il s’agit donc d’un réajustement et d’une reconnaissance dont la portée prospective est indéniablement fructueuse.

Une mouvance africaine au Maroc

Redevable à ces initiatives prophétiques, la présence africaine du Maroc commence à prendre des allures plus variées et moins individuelles. Il s’agit d’un aspect structurel et infrastructurel qui donne de l’ampleur et insuffle une pérennité à cette « connexion » afin de lui conférer une durabilité à la hauteur des aspirations politiques et culturelles que le Roi du Maroc a mis en œuvre depuis 2016.

L’intérêt accru des grandes entreprises, actives dans les domaines économiques variés, à l’art africain en général, dont les initiatives sont, dans ce cadre, portées par leurs politiques de collection d’œuvres d’art marocaines et internationales, a fini par donner naissance à des actes concrets dans ce sens. Attijari Wafabank, détenteur d’une des plus grandes collections privées d’art moderne et contemporain, présent dans plusieurs pays africains, a initié une exposition itinérante qui devait, en 2009, sillonner le Maghreb et l’Afrique subsaharienne. C’était l’un des premiers et audacieux clins d’œil concrets au profit des échanges culturels institutionnellement en émergence. L’importance et les enjeux de telles initiatives vont se couronner par la mise en place d’infrastructures durables dont l’objectif serait d’œuvrer à la visibilité et à la promotion des artistes africains.

Né de la volonté de mécènes et d’une entreprise connue, le premier Musée d’art africain contemporain Al-Maaden (Macaal) est ouvert à Marrakech en 2016. On lui doit plusieurs événements qui allient la visibilité de l’art marocain à la présence d’artistes africains. De telles structures assurent, par leur polyvalence, une fonctionnalité multiple, allant des résidences d’artistes et de médiateurs, aux expositions et moments de débat sur les destins de l’art contemporain africain.

Dans un tel contexte favorable à l’ouverture et aux échanges multiples, les acteurs culturels et les médiateurs ne peuvent que contribuer à dessiner l’image de ce dynamisme naissant. Aussi, les galeristes, les curateurs ainsi que les critiques ne tardent pas à contribuer à la multiplication d’événements transsahariens. Ce qui se traduit, pour la première fois, par des expositions individuelles d’artistes africains, qu’on doit à la jeune Galerie 38. Les Sénégalais Aliou Diak et Soly Cissé, l’Ivoirien Abdoulaye Konaté, le Togolais Sadikou Oukpedjo et le Camerounais Barthélémy Toguo... La focalisation sur les expériences individuelles, leur promotion, relève d’un choix esthétique propre aux galeristes et à leur politique de médiation.

Dans ce flux, d’autres événements plus fédérateurs viennent donner à la présence africaine du Maroc une dimension plus confirmée. Ainsi, l’exposition « Prête-moi ton rêve », conçue et commissionnée par le philosophe et critique d’art ivoirien Yacouba Konaté et le curateur marocain Brahim Alaoui, et à laquelle participent 28 artistes africains, a été lancée au Maroc, pour faire étape dans plusieurs villes africaines (Abidjan, Lagos, Adis-Abeba et Le Cap). L’objectif d’une telle démarche : rompre avec ce que Yacouba Konaté nomme « la mémoire fantôme de l’art contemporain ». L’art africain ne sera plus visible en Occident, soumis à un « exotisme révolu ». Sa présence ici et maintenant est assurée dans son contexte, face à son regard.

Désormais, l’Afrique artistique est en passe de devenir un pôle incontournable, un lieu d’auto- rayonnement et un passage obligé à son propre art. Il n’y a plus lieu de parler d’« exil artistique » comme fatalité inexorable, mais d’auto-détermination esthétique qui assume profondément ses différences ! Cela semble se concrétiser par « 1:54 », la première foire internationale d’art dédiée à l’art contemporain d’Afrique et de sa diaspora. Fondé par Touria El Glaoui, ce salon, qui organise des éditions annuelles à Londres, depuis 2013, à New York, depuis 2015, a étendu son ancrage à Marrakech depuis 2018. Faisant référence aux cinquante-quatre pays qui constituent le continent africain, 1:54 est une plateforme dynamique qui, espérons-le, étendra son activité à d’autres capitales africaines.

Par ailleurs, le nouveau Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain (MMVI) de Rabat a été, en 2017, la plaque tournante d’une série d’événements autour de l’art africain étalés sur un mois. « L’Afrique en capitale » a offert, pour la première fois, une vision homogène des divers aspects de l’art africain nord-africain et subsaharien, dont le street art et le happening. À l’honneur, l’Africanité du Maroc a été célébrée dans toute son ampleur. En automne 2021, c’est la photographie africaine qui prend place dans l’enceinte de ce Musée pour rendre hommage à Malick Sidibé, le doyen des photographes africains et à toute une génération qui arpente l’imaginaire et la réalité africains, avec autant d’audace et de créativité.

Comme nous avons pu le constater, le monde des médiations (critiques, journalistes, magazines) a manifesté depuis longtemps une grande sensibilité panafricaine. En 1997, une association française (en collaboration avec l’Unesco et l’AICA International) a initié un concours d’écriture destiné aux jeunes critiques africains. La plupart de ces critiques sont toujours actifs dans leur pays, en Afrique et dans le monde.6 Désormais, la mobilité intellectuelle et effective des critiques et des curateurs en Afrique semble s’accroître.7 Le magazine Diptyk, depuis des années, suit et commente cette mouvance des artistes et des pensées, en multipliant textes et interviews, des artistes et des événements africains et panafricains. Il consacre aussi ses couvertures et des numéros spéciaux à l’art africain contemporain.

Une prise de conscience, une mouvance

Les pratiques artistiques en Afrique du Nord, comme dans l’ensemble des pays africains, si elles s’inscrivent de prime abord dans les problématiques culturelles nouvelles, y prennent souvent une position à part, adoptent leur propre rythme générateur de dépassement perpétuel, et peuvent même, dans certaines situations, être à l’avant-garde des évolutions culturelles. En effet, hormis les échanges millénaires en matière de culture religieuse islamique, l’art semble depuis le nouveau millénaire, prendre le devant de la scène au Maroc, cette fois sans passer nécessairement par les médiations traditionnelles de l’Occident. Tantôt pour accompagner un intérêt économique d’ouverture à l’Afrique subsaharienne, comme c’était le cas de l’exposition Caravansérail en 2009, tantôt pris en charge par des structures qui visent essentiellement la construction d’une visibilité nouvelle qui impose de nouvelles stratégies et de nouvelles réflexions.

Une telle dynamique, nous l’avions déjà pressentie quand nous écrivions en 2009 : « Penser l’Afrique, actuellement, c’est la considérer dans ses points de force et ses horizons ouverts sur ses potentialités propres. Parler de l’Afrique comme horizon de création et de créativité signifie tout simplement aller au-delà de ce qui constitue les multiples fractures qui séparent l’Afrique du nord de l’Afrique subsaharienne, l’Afrique francophone de l’Afrique anglophone. Fractures qui demeurent tributaires des effets insolubles d’un colonialisme encore vivace et d’une géographie disparate. Fractures, enfin, qui profitent aux nouvelles formes de colonialisme qui, au lieu de favoriser la prise en main des Africains de leur propre destin et l’amélioration des savoir-faire locaux, optent plutôt pour l’implantation et donc pour la mise en place de nouvelles colonies (postmodernes cette fois !) ».8

La place qu’occupe la diaspora artistique marocaine et africaine dans le marché de l’art globalisé, n’est pas pour rien dans la dynamique transsaharienne actuelle qui s’élabore ici et là. La visibilité accrue et le rayonnement des individualités artistiques contemporaines, autant en critique d’art qu’en curation et espaces d’art, semble contribuer à l’émergence d’une « avant-garde » dont le rôle est de confirmer la présence et la vitalité de la culture artistique panafricaine. Et ce sont ces acteurs, parfois polyvalents, qui tissent d’événement en événement, la trame qui s’élabore progressivement et qui donnera lieu surement à des formes moins individuelles ou chaotiques, et plus structurées, d’une Afrique unie et plurielle de la création artistique. Que Simon Njami ou Yacouba Konaté, à titre d’exemple, en plus de leurs écrits et analyses, commissionnent des événements artistiques contemporains africains au Maroc, cela insémine dans ces relations panafricaines une nouvelle attitude qui appelle à la mobilité active d’une esthétique africaine qui s’élabore in-situ, dans le voisinage, le dialogue et la visibilité perspectiviste.

Des expositions individuelles aux grandes foires, en passant par les événements collectifs, l’art contemporain au Maroc s’attèle progressivement à une « réintrospection » de son africanité refoulée et se propose une esthétique réelle de cette appartenance culturelle. Une telle esthétique s’ouvre à ses propres points forts et à ses lignes de fuite. Elle s’élabore dans l’actualité de la rencontre, du dialogue et de la reconnaissance. Pendant longtemps, les artistes et les critiques d’art africains ont déploré l’absence de moyens et de visibilité. Cependant, l’objectif global est la promotion des artistes et, surtout, leur intégration dans le marché de l’art qui vit aujourd’hui des mutations auxquelles on s’attendait certes mais qui ne favorisent pas forcément le continent africain. Aussi, de telles rencontres créent-elles la possibilité de penser une telle situation et d’en tisser les horizons. Elles engendrent une présence active qui renforce tout d’abord la circulation des œuvres et la mise en place d’espaces possibles pour une visibilité plus prometteuse.

Cette esthétique souveraine9 est à construire de part et d’autre, au sud comme au nord du Sahara. Elle s’impose comme alternative à une globalisation sauvage, aux mirages de la réussite individuelle, de la visibilité fragmentaire. Toutefois, une telle esthétique se veut plurielle, à l’image de la pluralité qui traverse l’Afrique dans son irréductible diversité, et ne pourra être que différentielle et éveillée à son devenir.

 

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1. Pour une explicitation de ces notions, dont le post-colonialisme, cf Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, « En quête d’Afriques (s). Universalisme et pensée décoloniale », Albin Michel, 2018.

2. En effet, depuis la création du Festival du cinéma africain en 1976, ainsi que la mise en place des laboratoires du Centre cinématographique marocain (CCM), le festival est devenu un passage incontournable pour plusieurs grands cinéastes africains, et les laboratoires une destination de post-production.

3. Jacques Majorelle, ACR éditions, Paris, 1988. Rappelons que Majorelle a longtemps vécu au Maroc depuis 1921. Il s’est toujours considéré comme un enfant du pays.

4. Kacimi, éd. Ed. Revue noire/Le Fennec, 1996. Ce beau livre édité par la Revue noire (dirigée par Jean-Loup Pivin, Simon Njami et d’autres) était, à mon sens, la concrétisation du rêve transsaharien de Kacimi.

5. Il expose son travail en 2021 à la Galerie l’Atelier 21 à Casablanca. Voir le catalogue de l’exposition.

6. Yacouba Conaté, Tanella Boni, Farid Zahi, Malika Bouabdellah, etc.

7. Simon Njami, Rachida Triki, Yacouba Konaté et, bien d’autres, sont sollicités pour des curations, des textes et des conférences, un peu partout en Afrique.

8. Catalogue de l’exposition Caravansérail, Attijariwafa Bank, 2009.

9. Joëlle Busca, Perspectives sur l’art contemporain africain, L’Harmattan, Paris, 2000, p. 6.

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