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Opinion
La jeune démocratie tunisienne a réussi le double pari de juguler la propagation de la pandémie de la Covid-19, tout en s’érigeant en un modèle régional de gestion de la crise sanitaire. Désormais, le pays doit remédier aux chocs économiques engendrés par la pandémie et pourrait connaitre la pire récession de son histoire. Dans cette tempête annoncée, l’accélération de la transition économique s’avère nécessaire, non seulement pour refonder le système économique, mais aussi pour préserver le régime démocratique tunisien.
La classe politique plébiscitée pour sa gestion de la pandémie
La Tunisie, en poursuivant une stratégie sanitaire associant un régime de confinement stricte à une vaste campagne de prévention, est parvenue à limiter la contamination qui est restée cantonnée à quelques foyers et n’a jamais pris une ampleur indomptable. Le mardi 9 juin 2020, Nissaf Ben Alaya, directrice de l’Observatoire tunisien des maladies nouvelles et émergentes (ONMNE), a annoncé n’avoir enregistré aucun cas de contamination locale pour le dix-huitième jour consécutif, tout en affirmant que la pandémie était sous contrôle. Le bilan total des personnes infectées s’est alors stabilisé à 1159 cas confirmés, sur 55 419 analyses effectuées en laboratoires et 1023 guérisons. Aussi, aucun décès supplémentaire n’était à déplorer à la même date, stabilisant le nombre à 50 morts. Satisfait des progrès accomplis en matière de lutte contre la Covid-19, le gouvernement établit, dès le début du mois de mai, un plan amorçant un « déconfinement ciblé », s’étendant jusqu’au 15 juin et reposant sur une stratégie d’allégement des restrictions de circulation ainsi qu’une reprise progressive des activités économiques. Dans la même veine, l’instance nationale de lutte contre la pandémie a décidé successivement d’autoriser les déplacements entre les gouvernorats (4 juin), la réouverture des lieux de culte (5 juin) ainsi que les frontières du pays à partir du 27 juin. La réussite de la politique sanitaire gouvernementale a autorisé le Premier ministre, dans une allocution télévisée, le 14 juin, à annoncer officiellement, la victoire de la Tunisie sur la pandémie.
L’exécutif dirigé par le social-démocrate Elyes Fakhfakh, installé à La Kasbah en pleine expansion de la pandémie, récolte logiquement les fruits de cette séquence sanitaire bien gérée. C’est ce que relève une enquête réalisée par l’institut de sondage Sigma Conseil, qui affirme que dans la bataille de leadership politique que se livrent Carthage (la présidence), la Kasbah (l’exécutif) et Le Bardo (le législatif), le Président Kais Saied, très populaire depuis son investiture en novembre dernier, recueille 60% d’opinions positives, alors que le gouvernement l’accompagne sur le podium avec 50%. En contrepartie, le Parlement, fragmenté en plusieurs mouvances idéologiques, et miné par les disputes partisanes quotidiennes, parait plus que jamais décrédibilisé, principalement Ennahdha qui a perdu beaucoup de son aura politique et semble très affaibli par les dissensions internes opposant les ténors Ghannouchistes et les réformateurs Mekkiistes, appelant à refonder le projet de la formation d’obédience islamiste.
Des urgences économiques à relever
La crise sanitaire qui s’est abattue sur la jeune démocratie tunisienne, est grosse d’orages économiques. En effet, et depuis l’heureux épilogue de 2011, la croissance et l’investissement peinent à reprendre tandis que les conflits sociaux ne cessent de proliférer, comme le symbolisent les récents événements à Tataouine, secouée par un nouveau mouvement social contestataire. En moins de trois mois de confinement, les investissements se sont effondrés et les exportations ont brutalement chuté de 30%. En plus de ces chocs, le tourisme, l’une des principales sources d’entrées en devises du pays, qui représente 14% du produit intérieur brut (PIB), et fait travailler 11% de la population active, est quasiment à l’arrêt et pourra connaitre une énième saison manquée. Selon les prévisions de la Banque mondiale (BM), la croissance, déjà faible en 2019 (1,1%), pourrait être négative en 2020 (à -4%). Le chômage, quant à lui, qui n’est pas indemnisé, est en mesure d’atteindre le taux de 20%, engendrant 160 000 chômeurs de plus, soit 800 000 au total, tandis que l’endettement public (environ 28 milliards d’euros), qui représente près de 90% du PIB, pourrait repartir à la hausse pour passer de 72,1% à 80,1% du PIB, en 2020, et 85,2%, en 2021. Quant à la proportion des citoyens vivant sous le seuil de vulnérabilité de 5,5 dollars par jour, elle pourrait passer en 2020 de 17% à 19%. Le Fonds monétaire international (FMI), conscient de la situation économique critique de Tunis, a bel et bien octroyé au pays un prêt de 745 millions de dollars à travers le mécanisme de l’instrument de financement rapide. Dans la même veine, l’Union européenne (UE) a accordé à la Tunisie, sous forme de don, une enveloppe de 250 millions d’euros, et la BM une ligne de liquidités à hauteur de 175 millions de dollars. Cependant, cette dépendance, de plus en plus accrue, de Tunis envers ses grands bailleurs internationaux, menace son autonomie financière et pèse sur les budgets ultérieurs.
Dans le même ordre d’idées, l’Etat peine à soutenir les entreprises tunisiennes dont près de la moitié ont dû cesser toute activité. Une étude, supervisée par l’Institut arabe des chefs d’entreprises (IACE) en mai 2020, affirmait que seules 34,7% des entreprises ont pu verser à leurs salariés l’intégralité des salaires de fin avril, convertis en congés payés. D’autres, n’ont payé à leurs salariés que les 200 dinars pris en charge par l’Etat. D’après la même étude, 65% des entreprises envisagent de ne pas reconduire les contrats à durée déterminée dans les prochains mois, et 42% pensent sérieusement à réduire leurs effectifs à hauteur de 30% en moyenne pour faire face à la crise économique qui s’annonce. Par ailleurs, et selon un recensement supervisé par l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), les entreprises sondées se sont montrées excessivement inquiètes : 67,7% anticipent un risque systémique et 13% redoutent des faillites conséquentes. Il en va qu’avec une économie qui devrait se contracter à 4,3% en 2020, le pays pourra connaitre sa pire récession depuis l’indépendance en 1956.
Le besoin d’accélérer la transition économique
Bien que la Tunisie a révolutionné ses institutions politiques, la transition économique tarde toujours à émerger. Or, cette dernière est indispensable, non seulement pour relancer la croissance et répondre aux besoins socio-économiques de la société nouvelle, mais aussi pour se prémunir d’une éventuelle dégradation de la situation régionale émanant de la Libye dont l’internationalisation du conflit bouleverse la géopolitique régionale, ou de la profondeur sahélo-saharienne en proie à l’insurrection djihadiste. L’impression qui s’en dégage est que l’instabilité qui caractérise l’environnement régional est non seulement nuisible à Tunis, du point de vue sécuritaire, mais aussi en mesure d’affaiblir davantage son économie et de remettre en cause sa stabilité politique, ce qui peut avoir pour effet d’accroitre les nostalgies de l’ancien régime bénalien lorsque la croissance atteignait annuellement les 5%, comme le fait prévaloir Abir Moussi, présidente du Parti Destourien libre (PDL) qui assume l’héritage politique du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). Dans cette perspective, l’ambassadeur de l’Union européenne à Tunis, Patrice Bergamini, appelle, dans une interview accordée au journal le Monde, en juillet 2019, les autorités tunisiennes à « accélérer la transition économique pour se protéger de la dégradation accrue de la situation régionale, qu’il s’agisse de son environnement immédiat ou un peu plus lointain[1] ». L’aggiornamento de ce chantier suppose la création des infrastructures nécessaires à l’activité économique et des principes de la libre concurrence. Il en va qu’il est nécessaire de réaliser trois réformes structurelles :
Diversifier l’économie tunisienne : le modèle économique tunisien traditionnel, basé sur une industrie à faibles coûts et une main-d’œuvre à bas salaires, n’est plus adapté. Il en va que pour relancer la croissance, les autorités doivent élaborer de nouvelles activités économiques à haute valeur ajoutée, permettant de créer suffisamment d’emplois décents et productifs afin de satisfaire les besoins croissants d’une main-d’œuvre instruite et en plein essor qui, par absence d’opportunités, fuit le pays.
Etablir une décentralisation économique intelligente : la focalisation sur la démocratisation du pouvoir local en amont, avec le désengagement territorial de l’Etat dont les citoyens dépendent encore de sa fonction redistributrice, a provoqué l’érosion du régime de la décentralisation. Elaboré avec pour objectif de déléguer les prérogatives d’élaboration des politiques publiques économiques et développementalistes aux services régionaux et locaux, et de réduire les fractures territoriales entre la Tunisie côtière et intérieure, le processus de la décentralisation doit désormais faire l’objet d’un nouveau compromis repensant le rôle territorial de l’Etat afin d’éradiquer les disparités socio-régionales et améliorer les services publics.
Rompre avec la collusion entre le pouvoir politique et les milieux d’affaires : cette pratique est très préjudiciable à la transition économique tunisienne, dans la mesure où elle alimente l’économie de rente et empêche un accès équitable aux opportunités économiques et la réalisation du progrès social, comme le soulignait, à juste titre, l’ambassadeur de l’UE à Tunis qui affirmait que « Les positions monopolistiques sont un frein à l’émergence de nouveaux opérateurs économiques, mais aussi la porte ouverte à la corruption, aux prébendes et au marché noir[2] ». L’exemple le plus flagrant de cette complicité tacite est la persistance de l’économie informelle dans les régions de l’intérieur, générée par les influents opérateurs économiques des zones frontalières impliqués dans des activités de change parallèle et la contrebande avec l’Algérie et la Libye, et, qui, de peur de perdre leurs privilèges (que les incitations fiscales que l’Etat leur octroient de même que les protections réglementaires), n’hésitent pas à provoquer des troubles sociaux pour faire pression sur le pouvoir tout en faisant obstacle à l’émergence d’une nouvelle classe d’entrepreneurs au-delà, d’ailleurs, des régions de l’intérieur. C’est dans ce cercle vicieux qu’est enfermée la transition économique tunisienne, qui trouvera indéniablement son salut dans le renforcement de ses contre-pouvoirs économiques.
Conclusion
Grace à l’évaluation positive de sa gestion de la crise de la Covid-19, qui est citée en exemple, l’exécutif se refait une santé politique. Il doit maintenant relever le défi de la transformation du modèle économique tunisien pour compléter la transition démocratique, d’autant que la démocratie n’est plus appréhendée en Tunisie comme un bien commun, mais comme utilité, en l’occurrence la réalisation de la croissance économique et la justice sociale. Ce sera le véritable défi des décideurs politiques et économiques du pays.
[1] Face aux turbulences régionales, l’Europe ne veut pas perdre le soldat Tunisie. Le Monde : Entretien avec Patrice Bergamini. 9 juillet 2019. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/07/09/face-aux-turbulences-regionales-l-europe-ne-veut-pas-perdre-le-soldat-tunisie_5487381_3212.html
[2] Ibid.