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Opinion
Les faits ont été largement relayés par la presse : le mardi 28 septembre, le porte-parole du gouvernement français, Gabriel Attal, confirmait sur le plateau de la chaine de télévision Europe 1 la décision de réduire « drastiquement » le nombre de visas accordés aux citoyens des pays du Maghreb (pour la Tunisie un 30% et pour le Maroc et l’Algérie du 50% par rapport aux chiffres de 2020, déjà très bas à cause de la pandémie). Le porte-parole a expliqué cette décision par le fait que ces pays « refusent » de réadmettre leurs ressortissants et livrer de laissez-passer consulaires à des migrants ayant fait l’objet d’ordres de quitter le territoire (OQT) français. Et de poursuivre : « à partir de là, on a eu un dialogue avec certains pays du Maghreb, puis des menaces. Et aujourd’hui on met ces menaces à exécution" (sic).
L’annonce du gouvernement français appelle quelques premières réflexions :
La France franchit une ligne rouge en légitimant une politique du « tout est permis » dans sa guerre contre la migration irrégulière. La mesure frappe les citoyens de ces pays alors qu’elle est censée sanctionner un comportement des États, se transformant en réalité en une punition collective interdite autant dans le domaine scolaire que dans le droit de guerre. Elle consacre l’existence de citoyens de première classe dans les pays développés, avec plein droit à la mobilité internationale, et citoyens de deuxième classe des pays d’origine de la migration, avec une mobilité très restreinte. Par ailleurs, c’est une mesure régressive qui va à l’encontre de la mobilité des citoyens comme essence du processus de la mondialisation, déjà assez restreinte en vertu des obligations administratives et les coûts de plus en plus décourageants (€80 par visa pour les visas Schengen) imposés pour l’obtention d’un visa. En plus, elle pénalise le secteur touristique français, largement bénéficiaire du tourisme maghrébin, aux universités françaises qui accueillent des milliers d’universitaires maghrébins, ainsi qu’aux Maghrébins résidents en France, beaucoup d’entre eux naturalisés français, qui ne pourront plus, ou difficilement, recevoir leurs parents.
La réduction « drastique » annoncée par le gouvernement français risque de mettre à mal les relations économiques et sociales entre la France et ces pays, si on considère que les pourcentages de réduction prennent comme référence l’année 2020, quand les visas octroyés avaient déjà baissé sensiblement à cause de la pandémie (voir tableau, qui reflète des chiffres plus élevés que ceux reproduits par la presse car ils comprennent les différents types de visas). La réduction appliquée réduira ainsi le nombre de visas d’environ 8% à 12,5% de celui délivré en 2019.
En deuxième lieu, la mesure confirme l’obsession migratoire des gouvernements européens, prêts à toutes les pressions sur les migrants irréguliers eux-mêmes, mais aussi sur les pays d’origine qui ne coopèrent pas en matière des demandes de réadmission. Après avoir consacré une conditionnalité de la coopération au développement à la coopération migratoire en matière de réadmission depuis 2016[1], les pays européens passent aux actes, en liant le droit à la libre circulation internationale -moyennant l’obtention d’un visa- avec un processus, comme c’est le retour et la réadmission des migrants irréguliers expulsés, qui n’a rien à voir, et qui revient à la pratique administrative, policière et de coopération consulaire des États. Les pratiques de harcèlement et de chantage sont bien identifiées, et un récent séminaire de recherche à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone en a fait le constat.[2] Désormais, ces pratiques sont consacrées comme une politique publique explicite.
Une politisation de la politique migratoire de plus en plus dangereuse. La modalité -voire même la brutalité- de l’annonce en prime time réfère aussi à une autre caractéristique de plus en plus fréquente de la politique migratoire européenne, sa politisation, sa dérive vers la politique des symboles et des représentations plutôt que son ancrage dans le domaine de la rationalité politique dans la conversion entre moyens et objectifs des politiques publiques. Les analystes se sont accordés à signaler que cette annonce arrive précisément six mois avant les élections présidentielles françaises, et alors que la question migratoire est devenue une ligne de fracture fondamentale dans l’opinion publique française, indépendamment des éléments de rationalité dans la formulation de la politique migratoire liés aux besoins en main-d’œuvre du marché du travail, les droits humains ou le contrôle effectif des frontières. Or, précisément, cette politisation donne de l’impulsion à l’extrême droite européenne, acquise aux manipulations sur des questions comme le lien entre délinquance et immigration ou le coût d’accueil des immigrants irréguliers, y compris les mineurs non accompagnés. Par ailleurs, la nature arbitraire de la punition est évidente : pourquoi 30% ou 50%, au lieu, par exemple, d’un gel absolu de l’octroi de visas, pourquoi cette modulation entre pays? Pourquoi prendre comme référence une année tout à fait exceptionnelle comme 2020 ? Rien n’a été expliqué. L’annonce est plutôt conçue pour faire plier les gouvernements du Maghreb sous la pression du mécontentement de leurs citoyens, pas vraiment pour résoudre le problème du retour des migrants irréguliers, qui est une question très complexe avec des causes multiples (l’identification, et souvent même la détermination de la nationalité des migrants est très difficile, les systèmes juridiques protecteurs des garanties juridiques des judiciables des États européens entravent souvent les retours…).
Finalement, il s’agit clairement d’une décision contre l’Europe. Alors qu’il s’agit de visas Schengen, qui, en principe, donnent accès à l’ensemble du territoire des 26 pays européens signataires de l’Accord de Schengen (ce qui en principe permettrait aux autres États membres d’accorder des visas donnant le droit d’entrer aussi sur le territoire français), la France n’a pas attendu un consensus européen pour prendre des mesures aussi graves. En fait, des mesures de cette nature sont en discussion depuis deux ans au niveau européen, et l’action française met ses partenaires européens dans l’embarras de suivre son exemple ou renoncer à cette mesure de pression envisagée. Qui plus est, ce lien est déjà évoqué dans le Nouveau Pacte européen sur la migration et l’asile, qui même s’il est toujours en discussion, est devenu rapidement le cadre de référence de la politique migratoire de l’Union européenne. En témoigne cet extrait :
« Les mesures prises par les États membres dans le domaine des retours doivent aller de pair avec une nouvelle impulsion visant à améliorer la coopération en matière de réadmission avec les pays tiers, complétée par une coopération en matière de réintégration, afin de garantir le caractère durable des retours. Pour ce faire, il faut avant tout mettre pleinement et efficacement en œuvre les vingt-quatre accords et arrangements européens existants en matière de réadmission avec des pays tiers, achever les négociations de réadmission en cours et, si nécessaire, lancer de nouvelles négociations, et trouver des solutions pratiques de coopération afin d’accroître le nombre de retours effectifs. Ces discussions doivent être replacées dans le contexte de l’éventail complet des politiques, outils et instruments de l’Union et des États membres qui peuvent être mobilisés de manière stratégique. Une première étape a été franchie avec l’instauration, dans le code des visas, d’un lien entre la coopération en matière de réadmission et la délivrance de visas. Sur la base des informations fournies par les États membres, la Commission évaluera au moins une fois par an le degré de coopération des pays tiers en matière de réadmission, et fera rapport au Conseil[3]. Un État membre peut également informer la Commission s’il est confronté à des problèmes pratiques importants et persistants dans le cadre de la coopération avec un pays tiers en matière de réadmission, ce qui déclenche une évaluation ad hoc. À l’issue d’une évaluation, la Commission peut proposer d’appliquer des mesures restrictives en matière de visas ou, en cas de bonne coopération, proposer des mesures favorables en la matière. »
Et résumés dans cette « action clé » proposée dans le texte du Pacte :
« La Commission, le cas échéant en étroite coopération avec le haut représentant et les États membres, utilisera le code des visas comme mesure pour inciter et améliorer la coopération en matière de facilitation des retours et des réadmissions »
Or, la France n’a pas attendu la mise en place de ce processus et a décidé d’agir unilatéralement, et précisément contre les pays du Maghreb avec lesquels elle est liée par des liens économiques, historiques et personnels très étroits. Et elle le fait seulement dix jours après avoir signé, dans un sommet des pays du sud de l’Union européenne tenue à Athènes le 17 septembre, une Déclaration appelant, entre autres, à «une position européenne unie et coordonnée à l’égard des pays tiers, afin de permettre et de maintenir une coopération fructueuse, notamment un système de retours et de réadmissions efficace”[4]. Bruxelles et les partenaires européens méditerranéens ont été pris à contrepied. Il est à noter que si le retour et la réadmission sont très peu effectifs avec les pays du Maghreb, ils le sont encore moins pour les autres pays d’origine, comme ceux d’Afrique subsaharienne ou d’Asie.
En tout cas, l’annonce du gouvernement français, comme la teneur du Pacte européen sur la migration et l’asile, confirment la centralité croissante de la question migratoire dans les relations entre les pays européens et le reste du monde. Elle reflète, aussi, la préoccupation européenne de la montée de la migration irrégulière depuis les pays du Maghreb causée par la pandémie, alors que depuis quelques années ces pays étaient considérés surtout comme des pays de transit pour les migrations subsahariennes.
Si personne ne devrait discuter le droit des États de décider, dans le cadre de leurs politiques migratoires, qui peut et qui ne peut pas rester sur leurs territoires respectifs, les mesures françaises donnent des signes très inquiétants. Au lieu d’une politique de coopération et d’incitations à l’adresse des pays d’origine, la France, et avec elle l’Europe, semblent opter pour une politique de menaces et de chantage.
[1]Voir Iván Martín (2021), “New Pact of Migration and Asylum in the European Union: What Stakes for the Maghreb and Africa?”, Policy Brief nº PB-21/03, Policy Center for the New South.
[2]EuroMedMig Roundtable, "Return Migration in a Critical Perspective: Questioning Concepts and Practices in the Mediterranean”, avec des interventions de Jean-Pierre Cassarino (IméRA, University of Aix-Marseille, et Collège d’Europe, Varsovie, Pologne) et Ioana Vrabiescu (WIRL-COFUND Fellow, University of Warwick), 24 mars 2021.
[3]Le rapport annuel sur la migration et l’asile pour 2020 a été publié par la DG HOME de la Commission européenne, le 29 septembre, au lendemain des mesures françaises.
[4]https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/09/17/declaration-du-8eme-sommet-des-pays-du-sud-de-lunion-europeenne.