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Opinion
Le séminaire de haut niveau, organisé par OCP Policy Center ce 2 novembre 2018 à Rabat, est axé sur « La migration : réconcilier les visions du Nord et du Sud ».
Il sera question dans cette rencontre, organisée en partenariat avec le Ministère délégué auprès du ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale, Chargé des Marocains résidant à l’étranger, des affaires de la migration et l’IeMED, de la coopération internationale pour « lever les obstacles à la mobilité des travailleurs et une migration sûre ». A l’ordre du jour également, les migrations intra-africaines, le respect des droits de l’Homme ainsi que « la promotion de réponses concrètes et de long terme pour éradiquer les causes de la migration et faire la promotion du développement des pays d’origine » des migrants.
Un motif de peur exploité par les politiques au Nord
Vue du Nord, la migration africaine représente une crise de grande ampleur, menaçante au point de voir l’ancien journaliste Stephen Smith, professeur à l’Université de Duke, prophétiser « l’africanisation de l’Europe », dans son essai intitulé Ruée sur l’Europe (Grasset, Paris, 2018). Le démographe français François Héran, titulaire de la chaire « Migration et société » au Collège de France, a démenti ces thèses dans Population et sociétés. Il estime que les Subsahariens, « qui représentent 1 % de la population européenne, représenteront tout au plus 3 % ou 4 % de la population des pays du nord en 2050 », et non 25 % comme l’avance Stephen Smith.
Dans un contexte de montée progressive du populisme, l’émotion l’emporte en Europe au sujet des migrants. D’autant que l’actualité sur les migrants morts en mer Méditerranée intervient dans un débat lancinant, depuis des décennies, sur « l’intégration » des immigrés – africains et musulmans, perçus comme les plus différents - et de leurs descendants. Peu de voix expertes se font entendre, lorsqu’elles vont à contre-courant.
Le politologue français Bertrand Badie, auteur de l’essai Quand le Sud réinvente le monde (La Découverte, Paris, 2018), a signé une tribune remarquée dans The Conversation sous le titre : « Le migrant est l’avenir du monde ». Avant de plaider pour une « gouvernance mondiale de la migration », il pose la question en ces termes : « Depuis le début de ce siècle, encore tout jeune, 50 000 êtres humains sont morts au fond de la Méditerranée et l’imagination de la gouvernance humaine se limite à renforcer les contrôles, consolider « Frontex » ou désarmer l’Aquarius. Qu’est donc devenu le Conseil européen, incapable d’imaginer ce que pourrait être une politique de migration à l’aube du troisième millénaire ? (…) Pourtant, la révolution n’est ni spectaculaire ni douloureuse : la part des populations migrantes n’est passée, en un demi-siècle, que de 2,2 % à un peu plus de 3 % de la population globale, sachant, en outre, que les migrations Sud-Nord ne représentent qu’un tiers des migrations totales ! »
De son côté, Richard Danziger, responsable de l’Organisation internationale des migrations (OIM) pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale, dresse un constat plus sombre : « Les faits relatés, qu’il s’agisse des chiffres ou des histoires particulières de migrants, sont toujours utilisés par ceux qui ont déjà une position afin de renforcer leur point de vue. Ceux qui sont contre l’immigration vont facilement pouvoir justifier le renforcement du contrôle et de la répression, en disant que c’est pour protéger les migrants. Le même argument peut être repris par ceux qui veulent au contraire ouvrir les frontières à tous. Il est plutôt temps de réfléchir rapidement à une politique migratoire qui protège les migrants, tout en apportant des avantages aux sociétés d’origine comme de destination, avec plus de voies légales pour les migrations — le pilier oublié du plan d’action de La Valette. »
Ce plan d’action est issu d’un sommet des chefs d’Etat européens sur la migration, qui s’est tenu en novembre 2015 à La Valette (France), au plus fort de la crise migratoire, qui a vu affluer en Europe plus de 1 million de migrants, pour la plupart des Syriens et des Afghans. Les chiffres sont fortement retombés depuis, passant à 363 000, en 2016, et 171 000, en 2017, selon l’OIM, une baisse qui se confirme en 2018.
Au Sud, l’aspiration à un autre « narratif »
Vue d’Afrique, la migration présente un tout autre visage, beaucoup moins catastrophique ou alarmiste. Beaucoup, comme le philosophe sénégalais, Souleymane Bachir Diagne, professeur à l’Université de Columbia (New York), estiment que les « migrations actuelles réveillent la question coloniale ». Dans un entretien avec l’historien Benjamin Stora, publié par l’Express, il affirme: « Le fait que les migrants atteignent les rives septentrionales de la Méditerranée, avec la conviction qu'ils devront se battre pour un aspect essentiel de leur identité, nous oblige à revisiter la question coloniale. » En cause : le racisme structurel hérité de la colonisation, et qui fait l’objet d’un vif débat dans les anciennes métropoles coloniales que sont Londres, Paris ou Bruxelles. Quant à la sempiternelle discussion sur les avantages et les inconvénients des modèles anglo-saxon (multiculturalisme) et français (assimilation), elle paraît « trop simpliste » à Souleymane Bachir Diagne, qui se prononce pour une approche « un peu plus complexe » susceptible de tenir compte des réalités africaines.
Comme le faisaient remarquer les auteurs du dernier rapport Atlantic Currents, publié en décembre 2017 par OCP Policy Center, dans un chapitre intitulé « Migration africaine : un motif de panique ? », l’examen froid des faits contredit les perceptions dominantes au Nord sur la migration. En effet, les flux migratoires africains se jouent à 80 % à l’intérieur du continent. On n’y prête guère attention au Nord, mais cinq grands pays d’accueil africains, qui sont aussi des locomotives économiques, en drainent une bonne partie : l’Afrique du Sud, la Côte d’Ivoire, le Nigeria, le Kenya et l’Ethiopie. Marginalement axée sur l’Europe (15 % des départs), la migration de personnels, souvent qualifiés, est à la fois perçue comme une « fuite des cerveaux » dans les pays d’origine, et comme une opportunité pour les pays de destination, compte tenu de leurs besoins de main-d’œuvre. En témoigne, par exemple, la présence de nombreuses infirmières ou enseignants zimbabwéens au Royaume-Uni – phénomène bien connu en Afrique australe, mais méconnu en Europe.
Dans les pays du Maghreb, la solution préconisée par l’Europe de « délocaliser les hotspots », imaginés comme centres de tri des migrants pour séparer les réfugiés du reste du flux aux frontières extérieures du « Vieux » continent (Grèce et Italie) lors de la crise migratoire de 2015, n’a pas suscité d’intérêt. Au contraire, elle a été rejetée, comme l’expliquent Abdelhak Bassou, Senior Fellow à OCP Policy Center et Amal El Ouassif, Research Assistant, dans un Policy brief publié le 26 septembre sur la nécessité « d’investir dans le capital humain » migrant. Leur proposition : ouvrir en terre africaine, en commençant par les pays du Maghreb, les centres de formation existants aux ressortissants subsahariens se trouvant en transit. Les auteurs insistent sur la nécessité d’une volonté politique forte des deux côtés de la Méditerranée. L’objectif : venir à bout d’un problème à la fois ancien et régulier qui paraît gérable.