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Opinion
La conférence Atlantic Dialogues 2017 s'est poursuivie le 14 décembre à Marrakech en passant progressivement de l'économie à la géopolitique. Des personnalités du Nord et du Sud se sont répondues, dans un débat franc et ouvert.
Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères, a livré son analyse de la diplomatie mondiale en ces termes : « Tous les pays défendent leurs intérêts et développent des idées, mais une dizaine seulement ont une vraie politique étrangère. La politique étrangère russe est redevenue vigoureuse, tandis que la Chine s'est dotée d'une vision globale. L'hyper-puissance américaine des années 1990 est aujourd'hui contrebalancée par la Russie, qui a montré sa stratégie de blocage en Urkaine. Même si Trump paraît incohérent, il existe une politique étrangère américaine qui peut être perturbatrice ou destructrice, mais qui existe. Certains pays n'en ont presque pas comme le Japon, qui n'en a pas d'identifiable en dehors de sa politique économique et multilatérale. Ce n'est que maintenant que l'on voit apparaître une politique étrangère en Allemagne. La France, à l'inverse, a une politique étrangère par tradition forte, proclamée, et qui est toujours là indépendamment de la situation économique française. »
La puissance des entreprises du numérique
« Les Occidentaux ont perdu le monopole de la conduite des affaires du monde et personne ne l'a récupéré - ni la Chine ni les pays émergents. Nous sommes dans un monde chaotique sans régulation globale, avec une évolution des rapports entre grandes puissances qui se joue sur une tendance longue. Sur le court terme, chaque pays définit sa vision, et le Maroc en est un exemple spectaculaire avec sa politique en Afrique depuis une vingtaine d'années.
Nous avons bien sûr les Nations Unies, le G2 ou le G20, qui sont des cadres - les noms des salles où l'on se parle en quelque sorte - et non des puissances. Si l'on ajoute le poids de l'économie illégale, qui pèse 10 % du PIB mondial, nous aboutissons à une sorte de foire d'empoigne où tout le monde intervient. Les Etats en principe ont le dernier mot - mais la question se pose aux Etats-Unis, avec la puissance colossale acquise par les entreprises du numérique, de savoir qui de l'Etat ou des ces entreprises a le dernier mot. »
Hubert Védrine «Dépasser le paternallisme et la repentance qui ne sert à rien»
Enchaînant sur l'Afrique et une question qui lui était posée sur le modérateur Adama Gaye, journaliste sénégalais, sur le discours de ferme indépendance du président du Ghana Nana Akufo-Addo face au président français Emmanuel Macron, Hubert Védrine a déclaré :
« Entre l'Europe et l'Afrique, l'Australie et l'Asie du Sud-Est, l'Afrique du Sud et ses voisins, une co-gestion est nécessaire avec un langage de respect mutuel et de vérité. Il faut évidemment que les Européens dépassent le paternalisme, la repentance qui ne sert à rien, de même que l'instrumentalisation politique du passé dans une sorte de plainte permanente pour aller vers la co-responsabilité.
Les pays d'Asie du Sud-Est en 1960 avaient le même PIB que les pays du Golfe de Guinée. Leur trajectoire ne s'explique pas seulement par les politique occidentales ou des institutions multilatérales, qui changent de doctrine tous les dix ans parce qu'on ne sait pas très bien ce qu'il faut faire pour développer les autres.»
Aminata Touré défend un «dialogue d'égal à égal»
Plus tard dans la journée, dans une session plénière consacrée à la « géopolitique de l'Afrique et des super-puissances », l'ancienne Premier ministre du Sénégal Aminata Touré a en quelque sorte répondu à Hubert Védrine, avec une série de petites phrases qui ont fait mouche dans la salle.
Elle a rebondi sur la nécessité de faire prévaloir un autre « récit » sur l'Afrique. « Nous avons les pires relations publiques du monde... En fait, nous faisons de grandes avancées avec la croissance économique, la promotion des femmes qui est parfois plus avancée dans les Parlements du Rwanda et du Sénégal que dans les pays d'Europe, ou encore l'espérance de vie. Cette histoire n'est pas racontée : vous ne la voyez pas sur CNN, la BBC ou France 24. Telle est pourtant la vraie histoire de l'Afrique. Cela doit changer. Nous sommes les sujets de l'Afrique et nous devons nous définir parce que nous allons nourrir le reste du monde.»
Fathallah Sijilmassi : « Le Maroc, c’est l’Afrique ! »
Face aux images de CNN de migrants noirs vendus comme esclaves en Libye, Aminata Touré a appelé les intellectuels du Maghreb a réagir. S'agissant de l'Europe, elle a déclaré : « Vous pouvez décider combien de personnes peuvent venir sur votre territoire, mais si vous êtes le berceau des droits de l'homme, vous ne pouvez pas rester silencieux face à certaines situations. Nous voulons dialoguer avec l'Afrique du Nord, l'Europe et la Chine, mais pas sur la base des modèles du passé.
L'Afrique n'est pas le supermarché où l'on vient faire ses courses et d'où l'on part. Nous voulons des transactions équitables et des transferts de technologies. Une nouvelle génération de leaders est née après l'indépendance. Elle a un esprit totalement ouvert et se montre très consciente des intérêts de l'Afrique. C'est une bonne chose. Le temps est venu d'une relation égale.»
Fathallah Sijilmassi, secrétaire général de l'Union pour la Méditerranée, a renchéri : « L'Afrique n'est pas seulement l'avenir. C'est aussi le présent ! Le Maroc, c'est l'Afrique. L'Afrique du Nord, c'est l'Afrique. Quand nous voyons des criminels, nous dénonçons le trafic d'être humains comme nous condamnons le terrorisme. Nous savons tous que face à des vulnérabilités telles que celles de la Libye, des situations vont se produire que nous devons combattre. Nous restons unis et nous continuons à dire que nous sommes en pleine solidarité (avec les migrants en Lybie, ndlr) car nous parlons aussi de notre propres citoyens et de leurs familles ».