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L’Afrique face à l’épuisement de ses ressources de la pêche maritime
Authors
Pierre Jacquemot
July 23, 2024

Le rôle du secteur halieutique dans l’alimentation du continent africain est considérable : 22 % des protéines animales disponibles viennent des produits de la mer et des eaux douces et plus de 50 % dans certains pays africains, en particulier en Afrique du Nord et de l’Ouest. Les pêches et leurs activités connexes fournissent non seulement de la nourriture, mais aussi des emplois à 12 millions de personnes, et génèrent des revenus pour les États comme pour les communautés. Mais les perspectives sont pessimistes. La surpêche, la pêche illégale, non déclarée et non réglementée et l’exploitation mal contrôlée des stocks de poissons par des industries de farine et d’huile tournées vers l’exportation laissent de lourdes conséquences dans leur sillage.

Comment opérer un retournement de ces tendances ? En adoptant une politique souveraine et durable de la pêche répondant à deux préoccupations principales : 1/respecter un niveau des captures en mer compatible avec les besoins de reproduction du potentiel halieutique ; 2/ imposer des débarquements à terre destinés à la transformation suffisants pour assurer la meilleure couverture alimentaire locale et régionale.

Introduction

L’Afrique dispose d’un territoire maritime de l’ordre de 13 millions de km². Il correspond aux Zones économiques exclusives (ZEE) sous la juridiction des États côtiers et des États insulaires. Dans le cadre de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, ils ont la responsabilité de gérer durablement les ressources maritimes de ces zones.

Un chiffre est éloquent pour montrer l’importance du secteur halieutique dans le continent : 22 % des protéines animales disponibles viennent des produits de la mer et des eaux douces et plus de 50 % dans certains pays africains, en particulier en Afrique du Nord et de l’Ouest[1]. Grâce à son apport en protéines et en micronutriments, le poisson contribue à l’amélioration de l’état nutritionnel de la population des zones côtières. Il peut être vendu sous forme de « poisson séché » ou de « poisson braisé », des aliments précieux, facilement conservables et transportables, ce qui permet une consommation jusque dans les zones les plus enclavées de l’intérieur, pour 200 millions de personnes.

Les pêches côtières et leurs activités connexes fournissent non seulement de la nourriture, mais aussi des emplois aux hommes pêcheurs comme aux femmes, mareyeuses et transformatrices du poisson, et génèrent des revenus pour les États comme pour les communautés. Plus de 12 millions de personnes travaillent dans le secteur de la pêche.

Les perspectives pour l’Afrique proposées par la FAO pour 2032 sont pessimistes : « la consommation de poisson par habitant en Afrique continuera de diminuer, car les projections de production risquent de ne pas suivre la croissance de la population »[2]. En effet, partout, la production halieutique traverse une phase critique, signe que les ressources de la mer ne sont pas infinies. Comme nous allons le voir, plusieurs raisons se juxtaposent. La surpêche, la pêche illégale, non déclarée et non réglementée, et l’exploitation mal contrôlée des stocks de poissons par des industries de farine et d’huile laissent dans leur sillage de lourdes conséquences pour les populations locales. Comment remédier à cette situation ?

« Le poisson, un aliment riche pour les populations pauvres »

La base juridique d’une zone de pêche artisanale remonte à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), adoptée en 1982. Elle stipule que les États côtiers doivent gérer durablement leurs ressources « eu égard aux facteurs écologiques et économiques pertinents, y compris les besoins économiques des collectivités côtières vivant de la pêche et les besoins particuliers des États en développement, et compte tenu des méthodes en matière de pêche […] » (art.61).

En principe, les pêcheurs artisans bénéficient de certaines garanties dans leur écosystème[3]. Les « Directives volontaires visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale » de la FAO de juin 2014 mettent en avant la création et la protection de zones de pêche exclusives pour la pêche artisanale comme mesure spécifique en leur faveur. Des législations nationales existent pour les zones de pêche artisanale, mais encore faut-il s’assurer qu’elles soient effectivement exemptes d’incursions et qu’elles fassent l’objet d’un suivi et d’un contrôle.

Qu’est-ce que la « pêche artisanale » ? Les États définissent soit l’activité, soit les embarcations effectuant les opérations de pêche, de manière à réglementer l’accès aux eaux nationales et la gestion des opérations de pêche. Il en résulte des disparités parfois importantes dans les définitions comme dans le cas de l’Afrique de l’Ouest.

En Afrique de l’Ouest

La façade atlantique du Maroc à la Côte d’Ivoire est l’une des régions parmi les plus riches au monde en ressources halieutiques. L’upwelling, la remontée le long de la côte d’eaux froides profondes chargées en sels minéraux, favorise la production d’algues (le plancton principalement). Les ressources démersales comprennent les crustacés et la plupart des poissons dits « nobles » (sole, rouget, capitaine, mérou, dorade) et des céphalopodes (poulpe, seiche) qui sont recherchés en raison de leur valeur marchande.

En Guinée, les définitions mentionnent des embarcations « motorisées », mais les opérations doivent être effectuées avec des « engins passifs, à l’exception de la senne tournante coulissante ». Au Ghana, la législation parle de « pêche traditionnelle en pirogue », ce qui inclut à la fois les pirogues traditionnelles, mais aussi d’autres embarcations équipées de moteurs hors-bord. Dans ce pays, le secteur artisanal emploie près de 80 % des pêcheurs du pays et compte plus de 11 500 pirogues et 107 500 pécheurs qui sillonnent le long des côtes. Il constitue l’une des principales sources de revenus pour 186 villages côtiers et permet de faire vivre près de 10 % de la population.

Dans le cas du Sénégal, qui est l’un des pays où la pêche artisanale commerciale est la plus développée, le type d’embarcation qui exerce l’activité est d’abord défini avec les autorités de contrôle. Ensuite, le type de permis qui lui est accordé est délimité par une zone à partir de 3 Nm (Nm : Nautical mille, soit 1 852 mètres). Les pirogues artisanales peuvent pêcher dans et au-delà de cette limite des 3 Nm, à l’exception des zones de pêche protégées (ZPP) et des aires marines protégées (AMP).

En Mauritanie, les zones sont également liées au type d’embarcation, quoique la loi précise que la pêche artisanale dispose d’une zone réservée, mais qu’elle est également autorisée dans la zone comprise entre 6 et 9 Nm et qu’au-delà de 9 Nm, la pêche est libre. En Gambie, un règlement de 2008 a établi une zone de pêche artisanale réservée de la laisse de basse mer (c’est-à-dire la limite extrême atteinte par la mer sous l’influence de la marée basse) jusqu’à 12 Nm, mais les amendements de 2009 permettent à certains navires industriels d’opérer à partir de 9 Nm.

La menace de l’épuisement des ressources

La surexploitation des ressources est une réalité partout. Les stocks de 51 espèces de poissons dans les eaux d’Afrique - de la Mauritanie à l’Angola -, indispensables pour la plupart à l’alimentation des populations côtières, sont en voie de disparition.

Les données de la FAO précisent la situation. Sur la côte occidentale, on observe une réduction des prises par unité d’effort (PUE), en particulier les mérous, dont le célèbre thiof du Sénégal, les dorades, les raies et les requins, et une diminution de la taille des prises. Dans l’Atlantique-Sud, la menace concerne le merlu et le pilchard qui font vivre les principales pêcheries de la région. Contrairement à la situation en Afrique de l’Ouest où ils sont menacés[4], les stocks de sardinelles, très importants au large de l’Angola, ont conservé un niveau biologiquement acceptable, tandis que le chinchard continue de faire l’objet d’une surexploitation. Enfin, les stocks d’ormeaux, des coquillages de zone tempérée (le « caviar de la mer »), cibles privilégiées de la pêche illicite, se dégradent. Au total, seulement les deux tiers des stocks évalués sur la côte de l’Atlantique se situent à un niveau biologiquement durable.

L’évolution des techniques de pêche artisanale joue un rôle dans l’épuisement des ressources, notamment avec la senne tournante, des filets rectangulaires utilisés en surface pour encercler des bancs d’espèces pélagiques.

Cette surexploitation biologique se double d’une surexploitation économique quand les embarcations d’artisans pêcheurs se multiplient.

Presque partout en Afrique, la pêche artisanale reste de facto en « accès libre », ce qui a entraîné une augmentation de l’effort des pêcheries artisanales et contribue à présent au problème de la surcapacité. Au Sénégal, la pêche artisanale a connu des modifications importantes dans ses conditions d’exploitation. La flotte a augmenté de manière considérable. Le nombre de pirogues est ainsi passé en 20 ans de 3 800 à 17 400 enregistrées en 2024. Certaines disposent aujourd’hui d’outils de navigations GPS et de sondeurs, évoluant sur de longues distances, au-delà des eaux territoriales, en Mauritanie et en Guinée-Bissau, avec une grande adaptabilité, passant au gré des besoins de la ligne au filet[5]. La mise en place d’une politique de réduction des pertes post-capture avec l’embarquement de glacières a permis à ces pêcheurs d’aller plus loin et plus longtemps. La surpêche est en partie la résultante des aides gouvernementales mises en place : absence de taxes sur les moteurs hors-bord et les engins de pêche, subventions au carburant… Elles ont été un facteur décisif dans la modernisation de l’équipement de la pêche artisanale, favorisant l’utilisation de moteurs plus puissants et l’ouverture de nouvelles zones d’exploitation.

L’essor irrésistible de la pêche industrielle

Un péril bien plus grand que celui représenté par la pêche artisanale est celui que fait peser sur les ressources halieutiques la pêche industrielle. Elle est souvent étrangère, européenne, russe et asiatique, légale ou illégale. Elle constitue une concurrence directe pour la pêche artisanale dans la mesure où elle intervient souvent près des côtes. La pêche au chalut de fond est pratiquée presque exclusivement dans les ZEE des pays côtiers, à une distance relativement proche du littoral. Elle exploite donc les mêmes espèces (la crevette en Guinée-Bissau, au Sénégal ou à Madagascar, le thon albacore au Cap-Vert, la bonite aux Seychelles).

Selon les estimations du centre de données FishSpektrum, une plateforme spécialisée dans l’identification des navires, la Chine disposerait à elle seule d’une flotte de six cents bateaux disséminés le long des côtes, de Gibraltar au Cap. Ils utilisent des filets doubles dotés de lourdes « portes » qui maintiennent les filets ouverts lorsqu’ils traînent le fond marin. Cette technique a suscité des critiques, car elle détruit l’habitat, endommage les fonds marins, perturbe le cycle des nutriments et réduit la productivité, la taille et la biodiversité des espèces, surtout si elle se poursuit sur de longues périodes. Cette pratique peut en outre libérer des quantités de carbone stocké dans les sédiments des fonds marins, risquant ainsi d’accélérer le processus d’acidification de l’océan.

Les frêles embarcations ne pèsent pas lourd face aux chalutiers chinois. En outre, la cohabitation de ces deux types de pêche entraîne parfois la destruction des pirogues et des filets des artisans pêcheurs. Au Sénégal, les trois quarts des pêcheurs indiquent que leurs lignes ou leurs filets ont été endommagés par un chalutier. Plus grave, une étude d’Ecotrust Canada a calculé qu’en Afrique de l’Ouest, les collisions avec les navires industriels tuent plus de 250 pêcheurs artisans par an[6]. Les noms des navires étant masqués pour empêcher toute identification, les auteurs de ces actes sont rarement appréhendés.

À Madagascar

La surpêche et la destruction de l’habitat marin ont entraîné un déclin de la pêche côtière dans l’océan Indien. Madagascar a connu une histoire marquée par un déficit de gouvernance qui a permis aux sociétés de pêche chinoises d’opérer souvent en utilisant des pratiques de pêche destructrices qui ont épuisé les stocks de poissons. Les ressources naturelles du pays ont ainsi été exploitées sans considération pour leur préservation à long terme. Le thon albacore est menacé de disparition dans l’océan Indien — un problème qui a récemment entraîné un groupe écologiste à lancer un appel au boycott du thon albacore dans les supermarchés occidentaux.

Dans la Grande Île, le secteur fait face à des défis aussi complexes que nombreux. L’équilibre à préserver entre la conservation et l’exploitation des ressources halieutiques en fait partie. Avec 5 600 km de côtes et plus de 117 000 km² de plateau continental, le pays dispose d’importantes ressources marines et côtières. Elles sont la source de revenus pour près d’un million et demi d’habitants vivant le long du littoral.

Depuis 2018 l’exécutif malgache accepte que des sociétés asiatiques exploitent la ressource halieutique autour de la Grande île. Ces entreprises ont l’autorisation de déployer 330 navires. Contrairement aux navires européens, ces navires asiatiques ne débarquent pas sur le sol malgache. Le poisson de leurs cales est expédié directement à l’étranger, n’apportant ainsi aucune contribution à la sécurité alimentaire des habitants.

Les pêcheurs malgaches tiennent les chalutiers crevettiers chinois sillonnant les eaux côtières responsables du déclin de leurs prises. En traînant leurs filets sur les fonds marins, ils pêchent beaucoup plus que des crevettes. Ils opèrent près du rivage, à deux pas des villes et des villages des pêcheurs. Légale ou non, la pêche à la palangre peut avoir de graves impacts sur les écosystèmes marins. La plupart des palangriers japonais et sud-coréens — longs d’environ 50 mètres — qui ont récemment opéré dans les eaux malgaches s’y trouvaient pour capturer du thon et des espèces apparentées.

À Madagascar, la difficulté́ de cohabitation entre la pêche industrielle/artisanale et la petite pêche a engendré de fortes tensions. De nombreuses plaintes par les petits pêcheurs ont été recensées contre les chalutiers de pêche industrielle qui détruisent leurs engins de pêche. La flotte industrielle se plaint pour sa part de ce que les engins à base de filets de moustiquaire (sihitra, pôtô) et l’engin valakira empêchent les crevettes de migrer vers la mer et occasionnent une mortalité́ accrue des espèces destinées à la reproduction.

Les communautés de pêcheurs ont une vision très précise de leur zone de pêche traditionnelle, surtout lorsque des repères naturels sont présents. Elles estiment que les zones de 2 milles nautiques qui leur sont réservées ne suffisent pas pour une protection des ressources halieutiques[7].

Une surveillance étroite des palangriers et d’autres navires nécessite des ressources dont Madagascar ne dispose pas. Les moyens limités du Centre de surveillance de la pêche révèlent l’impossibilité de surveiller le 1,2 million de km² de la ZEE. Une centaine d’agents seulement sont en charge de la surveillance des pêches et veillent à ce qu’aucune incursion ne soit faite dans les zones réservées à la pêche artisanale, mais avec un littoral de 5 600 km, cela signifie que chaque agent est responsable d’environ 50 km. La région Atsimo Atsinanana ne dispose que d’un agent pour surveiller 250 km et pas de moyen de transport ni de budget de fonctionnement. Pas de garde-côtes dédiés. Même en cas d’inspection — rare — à bord des navires, il peut s’avérer difficile pour les équipes de surveillance d’évaluer la quantité et la variété de poissons pêchés : barrière de la langue, températures glaciales des congélateurs dans lesquels les poissons sont stockés…

Faut-il escompter un changement ? Le pays a rejoint la Fisheries Transparency Initiative (FiTI), un partenariat entre gouvernements, entreprises et organisations de la société civile, qui exige de ses membres qu’ils suivent des standards de transparence afin d’améliorer la durabilité de la pêche.

Les bateaux prête-noms

De fait, dans la plupart des pays, il y a très peu de pêche industrielle authentiquement nationale. Au cours des six dernières décennies, les États africains ont favorisé la création de sociétés mixtes en vue de développer leur capacité de pêche industrielle. La plupart des législations exigent une participation nationale dans la propriété (généralement, au moins 51 %), mais ces sociétés mixtes sont souvent « fictives » parce que le contrôle réel des opérations reste entre les mains d’une entreprise étrangère. 

L’élargissement de la zone réservée à la pêche artisanale, l’audit du pavillon sénégalais ou encore le renforcement du dispositif de surveillance maritime étaient un sujet au cœur du débat de l’élection présidentielle d’avril 2024. Selon la loi sénégalaise, les bateaux doivent être détenus à au moins 50 % par des capitaux nationaux. Mais en réalité, le propriétaire sénégalais fait souvent office de prête-nom, comme le dénonce l’Environmental Justice Foundation (EJF) ), basée au Royaume-Uni [8]. En mai 2024, le nouveau gouvernement a publié une nouvelle liste d’embarcations autorisées : 19 navires étrangers et 132 navires sénégalais. En réalité, la liste reste floue sur l’identité des vrais propriétaires des navires nationaux alors que les diverses enquêtes effectuées ces dernières années révèlent que la majorité des bateaux enregistrés comme « sénégalais » sont en réalité détenus par des opérateurs étrangers.

En Côte d’Ivoire

La Côte d’Ivoire illustre les dérives du système des sociétés mixtes, parfois appelé « ivoirisation ». Dans le port d’Abidjan, 55 des 80 navires de pêche industrielle ancrés sont gérés, selon la législation ivoirienne, par des sociétés mixtes de pêche dont les gestionnaires sont chinois. L’engagement en capital du partenaire ivoirien se situe généralement entre 1 million et 2 millions de francs CFA, alors que ces entreprises peuvent gérer plus de dix navires. L’ivoirisation d’un navire permet à l’armateur de bénéficier d’avantages, tels que l’exonération des taxes sur le carburant, la réduction des droits de port, la réduction des frais de licence de pêche ou des frais administratifs, et elle donne souvent accès à des eaux beaucoup plus proches de la côte[9]. Selon la FAO, ces accords sont, à de rares exceptions près, «opaques et dissimulent des pratiques néfastes qui permettent aux navires des sociétés mixtes de pêcher sans respecter les mesures de gestion des pêches et de conservation des écosystèmes, mettant ainsi en péril l’existence des communautés locales de pêche artisanale »[10].

Au Ghana

L’Environmental Justice Foundation (EJF) affirme qu’au moins 90 % des chalutiers industriels opérant au Ghana appartiennent à des sociétés chinoises, en violation des lois ghanéennes sur la propriété des navires de pêche battant pavillon local. La propriété étrangère de chalutiers industriels opérant sous le pavillon ghanéen est illégale, mais certaines entreprises chinoises contournent cette règle via des sociétés écrans ghanéennes. Depuis 2018, le Ghana a nommé des observateurs des pêches à bord de tous les chalutiers industriels opérant sous le pavillon ghanéen. Leur travail consiste à collecter des données sur les activités de pêche et à signaler les pratiques illégales en mer.

Les enquêtes de l’EJF ont mis en évidence une corruption systémique « à pratiquement tous les niveaux, y compris les responsables de la pêche, la police et les officiers de la marine » chargés de faire respecter la réglementation,

Certains chalutiers chinois pratiquent aussi ce qui s’appelle au Ghana le saiko, une forme de pêche illégale qui consiste pour des chalutiers industriels à transborder leurs prises sous forme de blocs surgelés en pleine mer sur des « pirogues saiko » spécialement conçues pour les ramener au port. Elles peuvent transporter jusqu’à 450 fois plus de poissons que les pirogues traditionnelles. Là où la pêche artisanale par pirogue emploie environ 60 pêcheurs pour 100 tonnes de poisson, le saiko requiert seulement 1,5 pêcheur pour le même poids, soit 40 fois moins. Au Ghana, l’analyse d’une prise de saiko par le département des Pêcheries et des Sciences aquatiques a révélé que plus de 90 % des poissons étaient « juvéniles »[11].

Depuis 2018, le Ghana a nommé des observateurs des pêches à bord de tous les chalutiers industriels opérant sous le pavillon ghanéen. Leur travail consiste à collecter des données sur les activités de pêche et à signaler les pratiques illégales en mer.

La pêche illicite

L’Afrique concentre près de la moitié des navires industriels et semi-industriels identifiés impliqués dans la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN).

Le rapport de 2022 de l’organisme Financial Transparency Coalition Fishy networks : uncovering the companies and individuals behind illegal fishing worldwid constitue l’analyse la plus approfondie des cas de pêche INN à ce jour[12]. Il prévient que les pays en développement perdent chaque année des milliards de dollars en flux financiers illicites directement liés à cette pratique — jusqu’à 11,49 milliards USD pour l’Afrique, 2 milliards USD pour l’Argentine et 4 milliards USD pour l’Indonésie. L’étude révèle également que les dix principales entreprises impliquées dans la pêche INN concentrent près d’un quart de tous les navires déclarés : huit de Chine, une de Colombie et une autre d’Espagne, qui ont reçu des millions de dollars de subventions européennes[13].

Le rapport prévient que presque aucun pays n’exige d’informations sur les propriétaires lors de l’immatriculation des navires ou de la demande de permis de pêche, ce qui signifie que les responsables ultimes de ces activités ne sont pas détectés et punis, ce qui entraîne souvent des amendes contre les capitaines et les équipages des navires.

Dans les six pays ouest-africains victimes de ce pillage, le manque à gagner est estimé, selon un autre rapport publié par Investigative Journalism Reportika (Ij–Reportika), un réseau international de journalisme d’investigation, à environ 2,3 milliards USD par an et à quelque 300 000 emplois. La pêche illicite pénalise non seulement les économies de ces pays, mais aussi la pêche artisanale et les millions de personnes qui en vivent. Le rapport, qui se base notamment sur des enquêtes menées sur le terrain et un suivi par satellite des principales flottes de pêche en eaux lointaines, note que la pêche illicite en Afrique de l’Ouest est en grande partie le fait de chalutiers chinois[14].

L’Union européenne affiche régulièrement une politique de tolérance zéro de la pêche INN, ou du moins le laisse-t-elle entendre quand elle affiche la liste des États qui ne coopèrent pas dans la lutte contre ce type de pêche. Mais les contraintes peuvent être contournées. Les spécialistes comme les militants réclament depuis longtemps une véritable transparence dans la gestion du secteur. L’Initiative pour la transparence des pêches (FiTI), établie en 2017, a pour but de recueillir des données sur le nombre de vaisseaux munis de licences de pêche dans les eaux territoriales, les informations sur les prises et la viabilité des stocks de poissons et, enfin, la valeur économique de diverses formes de pêche. Les Seychelles, puis la Mauritanie ont été les premiers États à publier un rapport FiTI.

La farine de poisson : « nourrir le poisson du riche avec le poisson du pauvre »

Que devient le poisson débarqué sur les côtes africaines ?

La transformation artisanale pour les marchés locaux

Différentes méthodes sont employées pour le traitement du poisson à destination de la consommation locale. Le salage-séchage est une technique artisanale et traditionnelle effectuée soit à domicile soit au marché de poisson. Au Cabo Verde, elle est l’une des principales techniques de conservation utilisées par les femmes, qui réalisent le processus selon une méthode apprise de leurs parents. Il s’agit d’une pratique simple et peu coûteuse. La technique de traitement FAO‐Thiaroye de transformation (FTT) que l’on trouve par exemple à Sassandra en Côte d’Ivoire est un système bâti sur les acquis des modèles de fours améliorés dits de première génération, et qui sont déjà largement adoptés en Afrique, tel le Chorkor, le Banda et l’Altona. Elle repose sur une unité qui inclut un fourneau à braise, une plaque à graisse, un générateur de fumée, et un répartisseur d’air. La technique FTT réduit le ratio bois ou charbon/poissons, et sa structure facilite l’utilisation de sous‐produits agricoles (épis de maïs ou mil, coques ou bourres de coco, etc.) et le gaz de cuisine comme combustibles. L’impact environnemental et les coûts d’exploitation sont ainsi diminués. Cette technologie permet en effet aux femmes d’exercer un meilleur contrôle sur leurs vies en évoluant dans des environnements plus sûrs et plus sains, et leur laisse également plus de temps pour d’autres activités, car le temps de fumage est divisé par deux, passant de douze à six heures.

La transformation industrielle pour l’exportation

Avant l’essor de l’industrie de la farine et de l’huile de poisson (fishmeal and fish oil/FMFO), de grands navires européens et russes, pêchaient la majorité des petits poissons pélagiques (sardinelles, anchois et maquereaux), qui étaient ensuite vendus congelés ou en conserve pour la consommation humaine directe sur les marchés africains. Depuis 15 ans, poussées par la demande de farine et d’huile de poisson en Chine (où les poissons sont élevés dans des bassins terrestres tentaculaires ou dans des enclos en mer s’étendant sur plusieurs kilomètres carrés pour l’aquaculture du saumon), en Norvège, en Turquie et en France (pour les cosmétiques, des compléments alimentaires ou des produits pour animaux de compagnie), des usines de broyage du poisson prolifèrent sur ce littoral atlantique, de la Mauritanie à la Guinée-Bissau[15].

 

Plus de 60 usines de farine de poisson ont été construites le long des côtes d’Afrique de l’Ouest, entre le Sénégal et la Mauritanie. Les usines FMFO transforment environ 60 % des débarquements en Mauritanie. L’ONG Apeah (Association pour la protection de l’environnement et l’action humanitaire) évoque l’installation de plus de 45 « usines de moka », activité qui, sans une réelle surveillance et sans un contrôle strict par les autorités compétentes, peuvent enregistrer certaines dérives. Selon cette ONG, obtenir une tonne de farine de poissons nécessite l’utilisation de cinq tonnes de poisson qui ne sont pas seulement des rejets ! L’UE importe 70 % de l’huile de poisson produite en Mauritanie, une société française, OLVEA, important la majeure partie de l’huile de poisson

Selon Changing Markets et Greenpeace, « chaque année, plus de 500 000 tonnes de poisson comestible — qui auraient pu nourrir plus de 33 millions de personnes dans la région — sont extraites le long de côte ouest-africaine et transformées en farine et en huile de poisson. Il en résulte une grave menace pour la sécurité́ alimentaire de la sous-région »[16].

La dynamique au niveau de l’offre a été tirée par l’Union européenne, dont le secteur aquacole « vorace » absorbe une bonne partie de la FMFO ouest-africaine. Ainsi, l’UE, dont la France dans une grande proportion, reçoit 70 % des expéditions d’huile de poisson et 18 % des envois de farine de poisson de la Mauritanie, premier exportateur d’Afrique de l’Ouest. L’essentiel de ces cargaisons acheminées, environ les deux tiers, sert à produire dans les fermes aquacoles des poissons d’élevage comme le saumon et la truite et le tiers restant de la farine de poisson entre principalement dans l’alimentation porcine. La chaîne d’approvisionnement remonte aux quatre géants des aliments aquacoles —, EWOS/Cargill, Biomar, Skretting et Mowi — impliqués dans le commerce de la FMFO africaine.

La Chine, où la demande en farine de poisson a explosé en raison des besoins accrus dans l’aquaculture, est devenue un autre acteur important de la filière. Le paradoxe est que la sardinelle, au lieu de nourrir les Africains, est transformée en farine de poisson, puis exportée en Chine, où elle nourrit le tilapia, qui est ensuite importé et vendu moins cher que le tilapia d’élevage local. En Côte d’Ivoire, un kilo de tilapia d’élevage local coûte 3 000 francs CFA, tandis qu’un kilo de tilapia « made in China » ne coûte que 1 200 francs CFA.

En bout de chaîne, c’est toute une activité qui se meurt faute de poisson : celles des mareyeurs, des écailleuses et fumeuses de poisson, des constructeurs de pirogues, des mécaniciens… Les usines tuent l’activité de transformation par les femmes. À travers l’exploitation massive de ces poissons pélagiques, l’industrie de la FMFO contribue à la fragilisation des stocks halieutiques qui sont déjà affectés par la pêche illicite non déclarée et non réglementée et la mauvaise gouvernance des pêcheries, deux maux qui coûtent chaque année, 2,3 milliards USD à l’Afrique de l’Ouest[17].

En quête d’une gestion durable de la pêche

En 2004, le Conseil européen a initié une nouvelle génération d’accords de pêche avec ses États partenaires : les Accords de partenariat pour la pêche durable (APPD). L’accès des flottes européennes dans 14 pays du monde est négocié́ avec l’objectif de s’assurer que les stocks sont exploités de manière durable. Les APPD garantissent un suivi permanent de l’état des stocks et renforcent le rôle des organes régionaux compétents en matière de pêche.

Au Maroc

Face aux menaces qui pèsent sur les ressources de la pêche maritime, des mesures d’encadrement du secteur sont parfois appliquées. Certains pays tentent de mieux protéger leurs intérêts, en signant des accords s’inspirant des principes de la gestion durable. Le cas marocain indique une voie à explorer. La flotte contient plus de 3 000 navires et une large infrastructure portuaire. La pêche maritime génère une production annuelle de plus d’un million de tonnes et place le Maroc au premier rang des producteurs africains. Les accords de pêche avec l’Union européenne octroient des permis d’exploitation à 138 chalutiers européens, dont 93 espagnols, avec une obligation de débarquement des prises de poissons dans les ports marocains, destinés à l’approvisionnement de l’industrie de traitement des produits de la mer, au nombre de 305 unités. La coopération avec l’Espagne porte sur la réalisation de projets en matière de recherche scientifique, de formation de cadres marocains, de sauvetage maritime et de pêche expérimentale en eaux profondes. Pour la Norvège, des campagnes concernant les ressources halieutiques sont menées conjointement entre les instituts de recherche des deux pays pour le suivi des ressources pélagiques. Dans l’accord de pêche avec la Russie, et pour éviter les abus du passé, le royaume a obtenu que soient mis en place un suivi des navires par satellite, l’embarquement d’observateurs scientifiques et la tenue d’un journal de bord, accompagnée d’une transmission des déclarations.

En Namibie

La côte namibienne grâce à son courant dominant, le Benguela, offre des opportunités uniques au monde. Le poisson et les produits de la pêche représentent un quart des exportations totales du pays. En 2018, 400 000 tonnes de poisson ont été illégalement pêchées dans les eaux namibiennes, selon l’organisme de recherche international Sea Around Us. Les navires industriels chinois ont pêché la quasi-totalité des poissons attrapés illégalement.

Dans ce contexte, l’État a pris des mesures pour favoriser la flotte et l’industrie locales. Le système de gestion de la pêche repose sur une législation discriminatoire en faveur de la participation majoritaire des pêcheurs nationaux. Les soumissionnaires étrangers sont autorisés à acheter des quotas, mais la préférence est donnée aux Namibiens[18]. Par ailleurs, les autorisations de pêche favorisent le débarquement du « poisson mouillé » pour les petits pélagiques ou le merlu, par rapport au segment des chalutiers congélateurs, qui traitent les captures à bord pour les exporter directement.

Le renforcement des capacités nationales d’analyse et d’inspection en matière de sécurité sanitaire et de qualité des aliments a permis à la Namibie de satisfaire aux normes et aux prescriptions réglementaires requises et de faciliter ainsi ses exportations vers l’Union européenne. Le pays teste lui-même diverses denrées, dont le poisson et les produits de la pêche. Il recourt à des techniques nucléaires comme la spectrométrie de masse à source plasma à couplage inductif et la spectrométrie d’absorption atomique, en vue de détecter et mesurer les éventuels contaminants contenus dans ces produits, notamment les métaux lourds, certains résidus de pesticides et les mycotoxines, et de garantir qu’ils en sont exempts. Le pays a créé un partenariat avec Sea Shepherd Global qui œuvre aux côtés du ministère namibien des Pêches et des Ressources marines et de la police namibienne pour conduire des activités de surveillance conjointes.

Les Accords de partenariat pour une pêche durable

Les APPD sont a priori l’instrument idéal pour garantir la pérennité de la ressource et la protection de son accès pour les communautés de pêcheurs. Ils ciblent exclusivement les stocks excédentaires qui sont définis sur la base d’avis scientifiques et leur gestion se base sur les recommandations des comités scientifiques mixtes bilatéraux institués dans le cadre des accords. Ainsi, en ce qui concerne le Sénégal, dans le cadre de l’APPD portant sur la période 2019-2024, les navires de l’UE sont uniquement autorisés à cibler les ressources dites « excédentaires » que le Sénégal ne souhaite pas ou ne peut pas exploiter, c’est-à-dire les thons tropicaux et le merlu noir. Dans le cas du plus important APPD, celui signé avec la Mauritanie, les ressources concernées comprennent les espèces démersales, en particulier les crevettes et le merlu noir, péchées principalement par les navires espagnols ; le thon, attribué à l’Espagne et à la France ; et les petits pélagiques, principalement attribués aux Pays-Bas, à la Lituanie, à la Lettonie et à la Pologne, ainsi qu’à l’Allemagne, à l’Irlande et à la France.

Il n’est pas question d’exploiter les ressources côtières qu’exploitent les flottes de pêche artisanale sénégalaises. À titre d’illustration, les captures des navires européens pêchant au Sénégal ont été en 2023 de 2 000 tonnes de thons tropicaux et de 1 000 tonnes de merlu, soit en tout moins de 1 % des captures totales au Sénégal, toutes flottes confondues. Ces données peuvent être comparées aux captures annuelles de la pêche artisanale qui sont de l’ordre de 400 000 tonnes par an ces dernières années.

Les chalutiers européens sont tenus de respecter une période de repos biologique, un plafonnement des captures fixé sur la base de totaux admissibles de captures (TAC) et l’embarquement obligatoire d’observateurs à bord des navires. En contrepartie, l’UE paie une redevance pour le droit d’accéder à la zone économique exclusive (ZEE) du pays partenaire, ainsi qu’un soutien sectoriel adapté à ses besoins. Les armateurs européens versent également aux États partenaires une contribution financière basée sur la prise de licences de pêche et sur les captures réalisées dans leurs eaux. Une enveloppe est consacrée au soutien du secteur local de la pêche par le biais de projets de développement, comme dans le cas du Sénégal, avec la construction d’un quai de pêche artisanale à Ndangane, la rénovation du quai de pêche de Hann, le nettoiement des fonds marins tout le long du littoral, l’appui aux opérations de surveillance des pêches ou le développement de la pisciculture dans la région de Matam.

 

Accords de pêche — Les pays partenaires de l’Union européenne

 

 

Contribution annuelle de l’UE et des armateurs

(en euros)

Type

Période

Cabo Verde

750 555

Thon

2019-2024

Côte d’Ivoire

682 000

Thon

2018-2024

Gabon

2 600 000

Thon

2021-2026

Gambie

855 000

 

2018-2025

Guinée-Bissau

15 600 000

Mixte

2024-2029

Madagascar

3 220 000

Thon

2023-2027

Maurice

725 000

Thon

2021-2026

Mauritanie

57 500 000

Mixte

2021-2026

São Tomé et Príncipe

840 000

Thon

2019-2024

Sénégal

3 050 000

Thon et merlu

2019-2024

Seychelles

5 350 000

Thon

2020-2026

Accords bilatéraux inactifs : Comores, Guinée équatoriale, Liberia, Maroc, Mozambique.

Source : Commission européenne

 

Dans les APPD, en moyenne, la moitié des équipages des navires de l’UE sont des ressortissants des pays partenaires, et plus de 70 % des captures sont débarquées et transformées dans les pays. De plus, une partie du poisson capturé par les navires européens approvisionne les marchés et industries locales de transformation, améliorant ainsi la sécurité alimentaire ou contribuant à la création de valeur ajoutée locale. Ainsi au Sénégal, les thoniers canneurs livrent leur thon à la conserverie de thon de Dakar (SCASA).

Afin de soutenir les communautés de pêche artisanale, les fonds mis en place avec les APPD doivent donner la priorité à la sécurité en mer et à la surveillance des zones les plus sensibles, en particulier les zones d’exclusion côtières, mais doivent aussi soutenir les initiatives de cogestion telle que la « surveillance participative ».

Les APPD garantissent un suivi permanent de l’état des stocks et renforcent le rôle des organes régionaux compétents en matière de pêche. L’UE contribue aux travaux scientifiques de la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (CICTA) et du Comité des pêches pour l’Atlantique Centre-Est (COPACE) pour la formulation de recommandations scientifiques et de gestion.

L’approche s’appuie sur des mesures additionnelles comme celle de disposer d’un dispositif scientifique élaboré : système d’information géographique, télédétection, cartographie, afin de définir les règles de l’aménagement marin côtier et de préciser les normes d’allocation des quotas, voire de créer des aires protégées pour la pêche.

À Madagascar

Depuis 1986, les accords de pêche conclus entre l’Union européenne et Madagascar permettent aux navires européens d’opérer dans la ZEE du pays. Le dernier accord est entré en vigueur en 2007 et a été reconduit tacitement pour des périodes de six ans. Son dernier protocole d’application a expiré à la fin de l’année 2018, et depuis l’accord est devenu inactif. Un nouvel accord quadriennal a été signé en juin 2023. Des possibilités de pêche pour un maximum de 65 navires espagnols, portugais, français et italiens sont prévues (contre 94 auparavant) : 32 thoniers senneurs et 33 palangriers. La contribution financière de l’UE (droits d’accès à charge des armateurs, redevance environnementale, subventions de soutien à la politique de la pêche de Madagascar) s’élève à 1,80 million d’euros par an. L’UE soutient que ces accords de pêche créent des emplois et stimulent l’activité économique de l’île. Les habitants sont employés sur ces navires, dont certains débarquent à Antsiranana, à la pointe nord de l’île, et vendent une partie de leur pêche du thon aux conserveries. Celles-ci représentent la principale activité de la ville ; sans les navires européens, elles auraient été contraintes de fermer, les navires asiatiques ne s’y arrêtant pas.

Au Sénégal

L’APPD avec le Sénégal donne lieu à beaucoup de perceptions différentes. Les pêcheurs européens sont autorisés à pêcher un quota de 10 000 tonnes au maximum par an au titre de l’accord de pêche. Il est encadré par des scientifiques européens et sénégalais qui évaluent la ressource, et les Européens ne pêchent que les stocks excédentaires et seulement deux variétés que ne pêchent pas les Sénégalais, le thon et le merlu noir. Cet accord expire en novembre 2024 et doit donner lieu à une évaluation avant l’ouverture de nouvelles négociations avec la partie sénégalaise. Mais les bonnes pratiques sont lentes à s’instaurer. En mai 2024, la Commission européenne a envoyé au gouvernement sénégalais un carton jaune en raison de l’insuffisance de ses efforts dans la lutte contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN). Des exportations illégales vers le marché de l’UE ont été détectées, compromettant ainsi la fiabilité du système de traçabilité mis en œuvre avec le pays. Si pour l’heure, la décision européenne n’implique pas de mesures affectant le commerce de poissons entre les deux partenaires, en cas de persistance des lacunes, le pays pourra être confronté à une « procédure d’identification (carton rouge) » et des sanctions telles que l’interdiction d’exporter les produits de la pêche vers le marché de l’UE.

Un cas d’école : le Banc d’Arguin

Une situation de référence se trouve en Mauritanie dans le Banc d’Arguin dont le littoral s’étend sur plus de 200 km, avec ses hauts-fonds de différents substrats, et constitue un refuge recherché pour plusieurs espèces menacées (tortues, dauphins, requins et raies) ainsi que pour d’autres populations (crevettes, mulets, courbines, dorades…). Le contrôle sur la zone donne aux pêcheurs imraguen un accès exclusif à la ressource. Le système de surveillance mis en place en 1998 par les autorités a la particularité d’être « participatif », c’est-à-dire associant la Délégation à la surveillance des pêches et au contrôle en mer et les populations résidentes. Les équipages des six vedettes de surveillance comprennent un agent du parc, un guide imraguen et deux agents publics. Cette mixité à bord garantit une transparence et une efficacité accrue de la surveillance. Les contrevenants arraisonnés (par exemple pour l’abandon des filets posés illégalement et laissés à la dérive dans les eaux du parc) viennent en grande majorité de la pêche artisanale piroguière. Leur dossier est transféré à Nouadhibou devant la Commission restreinte de transaction pour la pêche artisanale. Ce système de surveillance est aujourd’hui un modèle reproduit au sein du réseau des aires marines protégées d’Afrique de l’Ouest.

 

**

 

Du point de vue de la transparence, les APPD constituent clairement une amélioration par rapport aux accords de pêche européens du passé et ceux qui sont encore conclus par des acteurs privés et d’autres pays comme la Chine, la Turquie et la Russie. Se limiter à la pêche des « stocks excédentaires », veiller à la « conservation des ressources et à la durabilité de l’environnement » et inclure « la gouvernance des océans et le soutien aux industries locales de pêche » dans ces accords sont des sérieuses avancées. Pour autant la question est posée : comment estimer précisément les « excédents » quand la pêche illégale, donc non parfaitement connue, est si importante ? Ne faut-il pas prioritairement réunir les conditions et les moyens pour entraver efficacement la surpêche et la pêche illégale dans les eaux africaines ? En faire un préalable à la reconduction des accords afin qu’ils contribuent réellement au retournement de la tendance à la mauvaise exploitation des eaux maritimes africaines.

Revenons au point de départ. Une politique souveraine et durable de la pêche doit répondre à 3 questions :

1/Le niveau des captures en mer est-il compatible avec les besoins de reproduction du potentiel halieutique ?

2/ L’ampleur des débarquements à terre destinés à la transformation est-elle suffisante pour faire travailler les unités artisanales à terre ?

3/ La part des produits transformés destinée à la consommation locale et régionale est-elle suffisante pour les populations riveraines et plus lointaines ?

Dans la recherche de solutions, il faudra certainement restreindre strictement les exportations de farine et d’huile de poisson en provenance de régions où les populations pâtissent de l’insécurité alimentaire et où il est prouvé que les stocks de poissons sont surexploités. Cela supposera préalablement d’obtenir des entreprises qui importent de l’huile et de la farine de poisson qu’elles introduissent une transparence totale sur leurs pratiques d’approvisionnement et d’exiger qu’elles reconnaissent un devoir de vigilance dans leur chaîne d’approvisionnement.

Pour parvenir à la gestion durable recherchée, les approches régionales ont leurs vertus. Pour cela, les structures existent. La coopération en matière de suivi et de surveillance connaît depuis quelques années un développement significatif, avec des opérations menées conjointement par des pays membres de la Commission de l’Océan Indien (IOC) et de la SADC en Afrique australe. En Afrique de l’Ouest, cette perspective est également ouverte pour les pays de la Commission sous-régionale des pêches (Mauritanie, Sénégal, Cabo Verde, Gambie, Guinée-Bissau et Guinée). Pour sa part, l’Union africaine, par l’entremise du New Partnership for African Development (NEPAD), apporte son soutien à des initiatives similaires lancées par d’autres communautés économiques régionales en Afrique. L’idéal serait d’obtenir face à l’Union européenne une négociation en bloc d’un cadre de partenariat des pays appartenant à une même écorégion.

 


[1] Source : Van Hecke E. et Vanderleenen F., 2023. Poisson et nutrition en Afrique, Belgeo [En ligne] : http://journals.openedition.org/belgeo/60869).

[2] FAO. 2024. In Brief to The State of World Fisheries and Aquaculture 2024. Blue Transformation in action, Rome, p 36.

[3] Pour un développement sur cette question, voir les travaux de la Coalition pour des accords de pêche équitable (CAPE), notamment Philippe J. 2023. Le rôle des zones de pêche artisanale « exclusive » dans l’accès préférentiel aux ressources, CAPE, 11 décembre 2023.

[4] Ainsi au Sénégal, un rapport publié dans le cadre d’un projet financé par l’Union européenne)a révélé que la disponibilité des petits pélagiques par habitant a diminué en 10 ans de 16 kg/an à 9 kg/an (El Hadj Bara Dème et Moustapha Dème, « Mise en marché des petits pélagiques côtiers au Sénégal : formes de valorisation et enjeux autour de la ressource », EchoGéo [En ligne], 58 | 2021).

[5] Seye M. 2023. Pêcher pour survivre en Afrique, L'Harmattan.

[6] Belhabib D, Cheung WWL, Kroodsma D, Lam VWY, Underwood PJ, Virdin J. 2020. Catching industrial fishing incursions into inshore waters of on Africa from space. Fish and Fhiseries, n°21, p 379–392.

[7] Lala Ranivomanana, 2022, Réglementations des zones de petite pêche à Madagascar, CAOPA, BCPA, MPEB.

[8] Environmental Justice Foundation (EJF) (2024). Point de rupture : Comment le chalutage de fond précipite l'effondrement de la pêche artisanale au Sénégal, Londres.

[9] Source: FAO. 2022. Mapping distant-water fisheries access arrangements. FAO Fisheries and Aquaculture Circular, n°1252. Rome.

[10] FAO. Ibid, p.44.

[11] S. Trent, 2019. Saiko : le problème de la pêche illégale au Ghana, Grain de sel, n°78.

[12] Daniels A., Kohonen M., Gutman N. & Thiam M. 2022. Fishy networks: uncovering the companies and individuals behind illegal fishing globally, Financial Transparency Coalition.

[13] Cette pratique représente également un cinquième des captures mondiales de la pêche, d'une valeur pouvant atteindre 23,5 milliards USD par an, soit le troisième crime le plus lucratif lié aux ressources naturelles, après le bois et l’exploitation minière.  

[14] En Afrique de l’Ouest, les reporters du réseau Ij–Reportika ont d’autre part constaté que les chalutiers chinois qui pratiquent la pêche illégale sont également impliqués dans d’autres activités criminelles comme le trafic d’espèces animales africaines utilisées dans la médecine chinoise et dans la fabrication de fentanyl, un puissant un opioïde synthétique dont l’usage détourné comme drogue provoque souvent des overdoses et des décès.

[15] Thiao, D. et Bunting, S.W. 2022. Impacts socioéconomiques et biologiques de l’industrie des aliments pour animaux à base de poisson en Afrique subsaharienne. FAO, Circulaire sur les pêches et l’aquaculture n° 1236. Rome, FAO, WorldFish et Université de Greenwich, Institut des ressources naturelles.

[16] Fondation Changing Markets et Greenpeace Afrique, Nourrir un monstre : comment les industries européennes de l’aquaculture et de l’alimentation animale volent la nourriture des communautés d’Afrique de l’Ouest, 2021, p.11.

[17] Source Fondation Conging Markets et Greepeace Afrique, ibid.

[18] Une affaire de corruption vient ternir la réputation de la Namibie : l’affaire « Fishrot » (poisson pourri) révélée en 2019 dans les papiers de Wikileaks. Elle porte sur un détournement de 20 millions USD. De nombreux hommes politiques et d'hommes d'affaires de premier plan sont accusés d'avoir mis en place des mécanismes pour prendre le contrôle de précieux quotas de pêche, par exemple ceux détenus par la société de pêche publique Fishcor. Ils auraient ensuite détourné ces quotas vers la société de pêche islandaise Samherji, en échange de pots-de-vin.

 

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