Publications /
Opinion

Back
Comprendre la crise du nickel en Nouvelle-Calédonie
Authors
June 19, 2024

Interview publié sur philonomist.com

 

Si la récente crise qui a secoué la Nouvelle-Calédonie part d’un conflit politique, elle s’inscrit dans un contexte économique difficile. L’industrie du nickel, qui représente 90 % des exportations de l’archipel et emploie près d’un Calédonien sur quatre, est au point mort. Le « pacte nickel » proposé par le gouvernement pour relancer la filière tarde à être adopté. Comment comprendre cette situation, alors que la Nouvelle-Calédonie possède un quart des ressources mondiales de ce minerai stratégique, nécessaire à la confection de batteries ? Explications de l’économiste Yves Jégourel.

Propos recueillis par Athénaïs Gagey.

 

Que vient faire la question du nickel dans la crise que traverse la Nouvelle-Calédonie ?

Yves Jégourel : Le nickel y est une ressource clé. Il y a de fortes divergences sur la façon de l’utiliser pour favoriser le développement local – dans un contexte politique évidemment très particulier –, et probablement des incompréhensions sur les enjeux économiques de la transformation locale du minerai. Parler du « nickel » sans préciser son positionnement dans la chaîne de transformation et donc sans considérer ses différents débouchés ne veut rien dire.

Il faut distinguer deux débouchés. Le premier, historique, c’est l’acier inoxydable. Le second, celui des batteries « lithium-ion » qui utilisent le sulfate de nickel dans leurs cathodes. Aujourd’hui, tout le monde a les yeux rivés sur ce dernier segment : c’est un élément critique et stratégique pour la transition énergétique et sa taille est appelée à croître sur le long terme. Pour autant, le prix mondial du nickel chute, conduisant les trois usines implantées en Nouvelle-Calédonie à être en grande difficulté économique et financière.

Comment l’expliquer ?

La concurrence s’est considérablement intensifiée, avec une offre asiatique très abondante. L’Indonésie, notamment, a massivement investi et dispose de capacités de production énormes. La Chine a sécurisé ses approvisionnements là-bas, et reste l’acteur dominant et privilégié – même si le groupe français Eramet y est aussi présent.

Aujourd’hui, on est en situation de saturation du marché sur un segment particulier du nickel, celui de la fonte ou « nickel pig iron », servant à l’acier inoxydable. L’offre est excessive et les usines calédoniennes ont un vrai problème de compétitivité : en plus de devoir respecter des normes sociales et environnementales plus strictes que leurs concurrents asiatiques, elles souffrent de leur position géographique qui augmente le coût de l’énergie nécessaire à la transformation du nickel. D’où la situation des usines métallurgiques, qui n’est pas celle de l’exportation de minerais.

En novembre 2023, Bruno Lemaire a proposé un « pacte pour le nickel » visant à soutenir cette filière. Quelles en sont les grandes orientations ?

L’intention du pacte est double. Il vise d’abord à soutenir la compétitivité de la filière et la valorisation du « nickel de batteries », par un système de subvention à l’énergie pour les trois sociétés installées en Nouvelle-Calédonie. L’idée est d’inciter les usines à recourir au renouvelable et de développer des sources d’énergie compétitives, une des conditions sine qua non de la compétitivité des usines métallurgiques. 

Il y a probablement aussi dans ce pacte un autre aspect : l’Europe est confrontée à un impératif de sécurisation en ressources afin de réussir sa transition énergétique sans perdre sa souveraineté industrielle. En même temps, elle se doit de respecter des normes sociales et environnementales. Il y aurait là un débouché de prédilection pour les mattes de nickel calédoniennes. Une production respectant une excellence environnementale et sociale doit pouvoir se retrouver dans des prix plus élevés et plus stable.

Le second objectif de ce pacte est bien plus pragmatique – et à mon sens, très peu politique. Puisqu’aujourd’hui, l’exportation de minerais (de concentrés en réalité) est rentable, il faut la favoriser. Tout simplement.

Cet aspect du pacte nickel a suscité les critiques. Pourquoi ?

Certains y voient une volonté néocoloniale : la métropole voudrait mettre la main sur la matière première non transformée, en extraire la valeur ajoutée et se l’approprier. Mais c’est une erreur de penser que la ressource extractive, le minerai, est le seul élément déterminant ! La transformation locale ne peut être brandie comme étant l’alpha et l’oméga du développement d’un territoire disposant abondamment d’une ressource non renouvelable.

Dans le cas du nickel, la concurrence internationale est très forte, et le marché très exposé aux variations tant macroéconomiques que géopolitiques. La fonte de nickel, c’est-à-dire le nickel transformé que l’on utilise pour fabriquer de l’acier, est certes un produit industriel, mais dans les faits, il fonctionne comme une matière première : son prix est extrêmement volatil. La marge de transformation est instable, faible et parfois négative. Or, la base du développement d’un territoire, c’est la stabilité des revenus. Accuser les pouvoirs de vouloir importer la valeur ajoutée en métropole, c’est une lecture politique, à laquelle il faut opposer un pragmatisme économique. Chacun doit se concentrer sur le secteur dans lequel il est le plus compétitif.

Le groupe suisse Glencore, actionnaire à 49 % de l’usine de nickel métallurgique calédonienne KNS, endettée à 14 milliards d’euros, a annoncé vendre ses parts. C’est 1 200 emplois qui sont en jeu. Qui est vraiment responsable du redressement des usines calédoniennes ?

La question de la répartition de l’effort financier est, elle, éminemment politique. Qui, entre l’État, les provinces, les salariés, les sous-traitants et les actionnaires, doit assumer cet effort ? Une chose est sûre : face à la concurrence chinoise, le renforcement de l’État s’imposait.

Au niveau européen, les choses sont déjà engagées avec le Critical Raw Materials Act, qui va développer le secteur minier. En mars 2024, l’État français a accordé un prêt de 140 millions d’euros à l’usine de nickel Prony Resources, l’un des trois grands métallurgistes de Nouvelle-Calédonie. Un prêt censé lui éviter la cessation de paiement et le faire tenir jusqu’à 2026. Le pacte nickel prévoit 200 millions d’euros par an, financé par l’État et les collectivités calédoniennes, pour subventionner l’énergie. On ne peut pas dire que l’État ne s’est pas emparé de la question. Peut-être que les actionnaires, de leur côté, sont trop gourmands, mais le contexte actuel n’est évidemment pas de nature à les engager à investir.

La question du nickel calédonien soulève surtout l’urgence d’une prise de conscience citoyenne autour de la transition énergétique. Qui se doute que dans une trottinette électrique, il peut y avoir du cobalt originaire de République démocratique du Congo, et du nickel indonésien plutôt que calédonien ? Qui se demande dans quelles conditions ces éléments ont été fabriqués ? Y a-t-il une prise de conscience que, derrière nos choix de consommation parfois anodins, nous engageons l’avenir de tout un territoire, de ses travailleurs et de sa population ? Pas suffisamment, et nous devons tous faire ce travail.

L’exploitation minière au nom de la transition énergétique, n’est-ce pas là une contradiction ?

La transition énergétique ne se fera pas sans l’exploitation des sous-sols. Plus de véhicules électriques, c’est plus de cuivre, de nickel, d’éolien offshore, plus de zinc ou de terres rares, avec leurs conséquences environnementales. Ce sont les conséquences opérationnelles de notre volonté d’aller vers une mobilité plus propre et nous devons les assumer.

Mais ne nous trompons pas dans l’interprétation de cette phrase : le monde d’hier est aussi celui de l’extraction – du charbon, du pétrole – et si notre avenir est minier, les quantités en question sont comparativement plus faibles. Il faut toutefois que la transition énergétique se fasse, c’est-à-dire que les énergies renouvelables ne s’additionnent pas aux énergies fossiles mais les remplacent – pour faire référence à l’entretien avec Jean-Baptiste Fressoz que vous avez récemment publié.

D’un point de vue sociétal, il faut oublier Zola et enterrer la vision dominante du mineur qui creuse des galeries souterraines. J’ai parfois le sentiment que notre imaginaire minier s’est arrêté au XIXe siècle. Dans les pays affirmant l’excellence environnementale, les mines d’aujourd’hui sont hautement technologiques ; leur avenir, c’est la digitalisation, la numérisation, l’intelligence artificielle. D’ailleurs, les compétences ne sont pas toujours disponibles localement ; d’où l’importance d’accompagner le développement de formations sur place sur le long terme ! Si les Chinois sont aussi experts et compétitifs sur le segment des batteries, c’est parce qu’ils ont massivement investi dans la recherche et le développement.

RELATED CONTENT

  • Authors
    December 14, 2015
    La fin des stratégies d’intégration verticale constitue le corollaire naturel de la baisse durable du prix de la quasi-totalité des produits de base observée depuis de nombreux mois. S’il apparait encore prématuré d’affirmer avec précision quelles seront les conséquences de cette déconsolidation dans la chaine de valeur des matières premières, il est cependant probable que le rôle stratégique du négoce physique se renforce. Sous une telle hypothèse, les stratégies industrielles des ...
  • Authors
    December 14, 2015
    The end of supply chain is the natural corollary of the sustained price fall of virtually all commodities observed over the past many months. If it appears premature to state exactly what is the impact of this deconsolidation in the commodities value chain, it is believed that the strategic role of physical trading is strengthening. Under such circumstances, the industrial strategies of developing countries and commodity exporters may have to evolve and, in priority, foster optimizi ...
  • Authors
    Philippe Chalmin
    November 4, 2015
    La conférence internationale sur le climat « COP 21 » qui se tiendra à Paris du 30 Novembre au 11 décembre 2015 offre une occasion incontournable de s’interroger sur le « coût carbone » des industries de matières premières, notamment minérales. La question de l’impact de la filière de l’aluminium primaire sur les gaz à effet de serre (GES) mérite en particulier d’être posée, tant elle est importante. On estimait en effet en 2008 que près de 1% des gaz à effet de serre émis dans le ...
  • Authors
    John Seaman
    October 20, 2015
    Le présent article examine les efforts déployés par la Chine pour s’assurer l’accès à des ressources naturelles provenant de l’étranger en quantités toujours plus importantes. Dans sa quête de ressources nécessaires pour alimenter son économie, la Chine cherche-t-elle à encourager le développement des marchés internationaux ou plutôt à s’approvisionner en ressources de façon plus mercantiliste ? L’attitude variable de la Chine sur un large éventail de marchés des ressources suggère ...
  • Authors
    Marie-Claire Aoun
    October 14, 2015
    Plusieurs facteurs bien connus sont à l’origine de l’effondrement des cours du brut depuis juin 2014. Face à une offre pétrolière excédentaire avec l’essor des pétroles de schiste américains, le ralentissement de la croissance économique des pays émergents, notamment des pays à forte intensité énergétique comme le Brésil, la Chine ou la Russie se traduit par une consommation pétrolière mondiale, toujours en croissance, mais à un rythme moindre que les années précédentes. A ces évolu ...
  • Authors
    Rabah Arezki
    Akito Matsumoto
    September 22, 2015
    “It was the best of times, it was the worst of times.” With these words Charles Dickens opens his novel “A Tale of Two Cities”. Winners and losers in a “tale of two commodities” may one day look back with similar reflections, as prices of metals and oil have seen some seismic shifts in recent weeks, months and years. This blog seeks to explain how demand — but also supply and financial market conditions — are affecting metals prices. We will show some contrast with oil, where suppl ...
  • Authors
    August 28, 2015
    The African endowment in mineral resources is well known and has often been a mixed blessing, according to the socalled “natural resources curse”. Bauxite, an ore that serves as a feedstock for aluminium production, is particularly present in Guinean soil but, notwithstanding its efforts to do so, this country has not yet succeeded in transforming this red treasure into a real source of social and economic development. Despite the difficult economic context and a long road ahead, th ...