Publications /
Opinion

Back
Richesses immatérielles et développement
Authors
Faouzi Skali
April 29, 2020

Dans sa « Muqaddima » (Prolégomènes), Ibn Khaldûn décrivait le Soufisme comme une science des cœurs ou, plus précisément, encore, une connaissance des « états intérieurs ». Citons Ibn Khaldûn :

« … la méditation est comme la nourriture qui donne la croissance à l’esprit : il ne cesse point de croître jusqu'à ce que de science qu’il était, il devienne « présence », et que les voiles des sens étant levés, l’âme jouisse de la plénitude des facultés qui lui appartiennent en vertu de son essence … »

Lorsque, à l’inverse, on s’achemine vers l’amenuisement de cette dimension spirituelle, ceci a pour conséquence de vider le sens religieux de sa véritable substance et de lui substituer une idéologie sociale et politique qui l’éloigne ou le dévoie de sa finalité.

Quête de sens et action sociale

La dimension spirituelle, lorsqu’elle existe, n’est, par contre, aucunement contradictoire avec d’autres dimensions de l’art, de la culture, de la pensée ou de la société, qu’elle peut irriguer et nourrir.

Allier quête de sens et action sociale, c'est le projet même de cette Chevalerie spirituelle, appelée ‘’futuwwa", qui signifie que dans le monde de l’entreprise sociale ou économique, comme dans celui de la politique, on a à la fois besoin de l’action et des valeurs spirituelles qui l’inspirent et la sous-tendent. Et ceci est aussi vrai à une échelle individuelle que collective. Le développement d’une société a une dimension, certes, quantitative, mais aussi qualitative, encore plus essentielle, bien que souvent occultée. Chaque société porte en elle le patrimoine d’une richesse immatérielle, plus ou moins vivant, développé, investi. Au Maroc, ce patrimoine s’est traditionnellement nourri de la culture spirituelle du Soufisme. Elle en constitue la matrice à partir de laquelle peut se produire la dynamique d’une intelligence collective, que l’on appelle Civilisation. La présence et l’importance de ces dimensions intangibles et immatérielles sont telles que l’on peut parler, dans ce cas, d’une civilisation intérieure. Elle s’exprime, aussi, en signes tangibles.

Ainsi en est-il de l’art et de la poésie qui ont une fonction littéraire et culturelle, mais aussi politique et sociale.

C’est cet esprit de « Chevalerie » (futuwwa) qui a présidé à l’association, chez les artisans et les corps de métiers, entre travail, éthique et valeurs spirituelles.

Le travail est, certes, alimentaire mais il n’est jamais « que cela ». C’est, aussi, l’un des vecteurs du développement de notre humanité et de son accomplissement.

La question est de trouver les outils nécessaires pour que cette philosophie d'action puisse être mise en œuvre au cœur même de nos entreprises contemporaines. Ce n'est, qu'ainsi, que nous pouvons œuvrer d'une façon concrète au changement de paradigme auquel nous aspirons.  Celui d'une orientation politique, économique et sociale qui s'enracine dans un humanisme spirituel.

Hymne à l’excellence et à la noblesse

Dans le Soufisme, le terme de " futuwwa" renvoie à l'idée d'excellence ou noblesse du comportement ( makârim al akhlâq). Dans un hadîth, le Prophète (que la Paix et le Salut l’accompagnent) dit : " J'ai été envoyé afin de parfaire la noblesse du comportement (ou des mœurs) ".

C'est ainsi que l'on rapporte qu'au moment de la révélation du verset coranique :

" Pratique le pardon, ordonne le bien et écarte-toi des ignorants " (12/199)  

l'Archange Gabriel est venu trouver le Prophète ( PSL) et lui a dit :

" Ô Muhammed, je t'ai apporté l'excellence du comportement (...) elle consiste en ce que tu pardonnes à celui qui a été injuste envers toi, que tu donnes à celui qui te refuse son don, que tu rendes visite à celui qui s'est détourné, que tu t'écartes de celui qui fait preuve d'incompréhension à ton égard, et que tu pratiques le bien envers celui qui agit envers toi par le mal " .

Il s'agit, certes, là d'un modèle quasiment hors de portée mais qui sert, cependant, de cap et de boussole. Ce qu'il nous faut relever, ici, est qu'il s'inscrit à l'inverse de la loi des échanges ordinaires. Il ne vient pas, cependant, abolir celle-ci mais l'ouvrir sur la possibilité d'un dépassement, d'une transcendance.

Ses vertus cardinales sont la compassion, la bienveillance et la générosité.

Il y a une acception socio-historique de la futuwwa, sur laquelle se sont fondées les corporations de métiers qui ont proliféré avec un bonheur et un talent exceptionnels dans toutes les cultures de l'Islam.

Serait-il possible, aujourd'hui, d'imaginer une nouvelle forme d'économie basée sur ces mêmes valeurs ?

Donner une âme à la mondialisation

Il fut un temps, pas si lointain, où l’on pensait que la mondialisation du marché économique suffirait à assurer désormais aux hommes quiétude et prospérité. Si la liberté de l’initiative individuelle et collective reste un principe moteur de tout développement, celui-ci ne peut se passer d’une véritable attention à l’autre, le proche ou le lointain, d’un sens vivant et agissant de solidarité et de compassion. Il nous appartient d’être plus attentifs aux trésors d’expériences humaines et de sagesses - à leurs multiples expressions artistiques, poétiques, intellectuelles – que recèlent ces patrimoines universels que constituent nos cultures et nos civilisations. L'harmonisation et l’alliance de ces cultures peut nourrir et donner un sens, une « âme », à la mondialisation. La gouvernance bien comprise de leur diversité créative, est un des défis majeurs de notre temps. C’est dans une telle démarche que doit, sans doute, s’inscrire l’entreprise d’aujourd’hui. Celle qui allie quête de sens et expertise économique et sociale.

Notre aptitude à mettre en œuvre, en s'inspirant de ce patrimoine, de nouvelles voies de résolutions et de prévention de conflits, à créer de nouveaux concepts, à explorer de nouvelles approches de communication, d’éducation et de formation, serait seule à même de susciter les formes les plus adaptées d’une entreprise - et plus globalement d'une société - qui s'inscrivent dans un paradigme élargi aux richesses immatérielles du développement.

Biographie :

Faouzi Skali, Professeur d'université, anthropologue, écrivain, spécialiste du Soufisme.

Docteur d’Etat en Anthropologie, Ethnologie et Sciences des Religions, Paris VII.

Professeur d’Université, Initiateur et Président du Festival de Fès de la Culture soufie.

Il a cofondé, en 1994, le Festival de Fès des Musiques sacrées du monde et l’a dirigé jusqu’à sa vingtième édition, en juin 2014.

Il a été désigné par l’Organisation des Nations unies, pour l'année 2001, parmi 7 personnalités mondiales ayant contribué de façon significative au dialogue des civilisations. (www.un.org/Dialogue/heroes.htm).

Il est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages traduits dans plusieurs langues dont ; La Voie soufie (Albin Michel,1985), Traces de Lumière (Albin Michel,1993), Jésus dans la Tradition soufie (Albin Michel, 2004) et Esprit de Fès (Langages du Sud, 2014)

RELATED CONTENT

  • April 20, 2020
    Le marché du travail subit de plein fouet les conséquences des ravages du nouveau Coronavirus. Selon l’Organisation internationale du Travail (OIT), sur les 3,3 milliards de la population active occupée mondiale, plus de 4 personnes sur 5 sont affectées par la fermeture totale ou partielle des lieux de travail. Dans la présente note, nous revenons, en détail, sur la situation du marché de l’emploi mondial dans ce contexte de crise, avant de se livrer à une discussion des grandes mut ...
  • Authors
    Salma Daoudi
    April 20, 2020
    Bien que les organisations multilatérales se soient multipliées sur le devant de la scène de gouvernance sanitaire mondiale depuis le XXème siècle, le domaine sanitaire relève historiquement de la souveraineté exclusive de l’Etat. S’inscrivant au cœur du contrat social liant l’Etat au peuple, la protection de ce dernier est une responsabilité qu’il incombe au gouvernement d’assumer afin de légitimer et d’asseoir son autorité. En outre, la bonne santé de la population demeure un pili ...
  • Authors
    April 17, 2020
    The COVID-19 pandemic threatens to wreak more havoc in developing countries than in developed countries, because of the crumbling healthcare systems and infrastructures in the former, their inadequate budgetary resources, shallow financial systems, and weak government authority and capability. This impact has not yet shown up in cross-country data, possibly reflecting extensive under-reporting and/or less testing for COVID-19 done in developing countries. Policymakers in these count ...
  • Authors
    الموقعون الذي ساهموا في تحرير النداء والموافقون عليه : كريم العيناوي و 49 موقع
    April 17, 2020
    وجه 50 مثقفا إفريقيا من بينهم كريم العيناوي، رئيس مركز السياسات من أجل الجنوب الجديد، نداء حول فيروس كورونا المستجد (كوفيد 19)، تحت شعار “حتى نخرج جميعا أقوى من الجائحة”، من أجل تعبئة مختلف دول القارة السمراء لمواجهة تداعيات فيروس “كورونا”. كوفيد 19 هو الاسم العلمي للفيروس المتسبب في مرض تنفسي شديد العدوى وفتاك بإمكانه أن يؤدي إلى وفاة المصابين به.ويترتب عن هذا الفيروس، الذي اعتبرته منظمة الصحة العالمية وباءاً ثم جائحة انطلاقا من تاريخ 11 مارس 2020، آثار وخيمة. إذ تسبب في نشر الموت ...
  • April 17, 2020
    هل للٲوبئة و الجائحات أثر على النظام العام؟ كيف يدبر المغرب مسألة النظام العام في زمن الكورونا؟ ...
  • Authors
    Aleksandra Chmielewska
    April 17, 2020
    Covid-19 has already put severe pressure on the global economy. Within four months since the first cases of coronavirus were confirmed in China in December of 2019, millions of people have lost their jobs worldwide due to the crisis and the imposed lockdown to prevent the spread of the virus. The forecasts are gloomy. According to the International Monetary Fund, the pandemic will trigger negative growth in over 170 countries and might therefore bring a worse economic recession than ...
  • April 17, 2020
     “Never forget that a political, economic or religious crisis will be enough to cast doubt on women's rights. These rights will never be vested. You'll have to stay vigilant your whole life.” Simone de Beauvoir Disease outbreaks impact men and women differently, and in times of crisis gender inequalities are exacerbated. As the United Nations has observed, COVID-19 “is deepening pre-existing inequalities, exposing vulnerabilities in social, political and economic systems, which are ...
  • Authors
    April 17, 2020
    COVID-19 is neither the end of civilization nor the beginning of enlightenment. The virus is revealing something though: the ignorance of some people, who are convinced by ideas of conspiracies and plots—for example that the virus emerged from secret laboratories in Wuhan, China, or Washington D.C. Or that Bill Gates, the billionaire Microsoft and internet pioneer, planted the coronavirus to earn money by selling vaccines. Or that 5G wireless networks are responsible for the deadly ...
  • Authors
    April 17, 2020
    Mondialisation oblige, les frontières se trouveront en tête des préoccupations mondiales en temps de pandémie. Un dilemme se pose entre : - D’une part, le souci, pour chaque pays, de se protéger contre la dissémination du virus provenant des pays les plus touchés ; - d’autre part, le souci de préserver l’ouverture aux autres Etats du monde, nécessaire à la survie de l’économie en raison de l’interdépendance accentuée par la mondialisation. La circulation des personnes, fonction p ...