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Opinion
Dans sa « Muqaddima » (Prolégomènes), Ibn Khaldûn décrivait le Soufisme comme une science des cœurs ou, plus précisément, encore, une connaissance des « états intérieurs ». Citons Ibn Khaldûn :
« … la méditation est comme la nourriture qui donne la croissance à l’esprit : il ne cesse point de croître jusqu'à ce que de science qu’il était, il devienne « présence », et que les voiles des sens étant levés, l’âme jouisse de la plénitude des facultés qui lui appartiennent en vertu de son essence … »
Lorsque, à l’inverse, on s’achemine vers l’amenuisement de cette dimension spirituelle, ceci a pour conséquence de vider le sens religieux de sa véritable substance et de lui substituer une idéologie sociale et politique qui l’éloigne ou le dévoie de sa finalité.
Quête de sens et action sociale
La dimension spirituelle, lorsqu’elle existe, n’est, par contre, aucunement contradictoire avec d’autres dimensions de l’art, de la culture, de la pensée ou de la société, qu’elle peut irriguer et nourrir.
Allier quête de sens et action sociale, c'est le projet même de cette Chevalerie spirituelle, appelée ‘’futuwwa", qui signifie que dans le monde de l’entreprise sociale ou économique, comme dans celui de la politique, on a à la fois besoin de l’action et des valeurs spirituelles qui l’inspirent et la sous-tendent. Et ceci est aussi vrai à une échelle individuelle que collective. Le développement d’une société a une dimension, certes, quantitative, mais aussi qualitative, encore plus essentielle, bien que souvent occultée. Chaque société porte en elle le patrimoine d’une richesse immatérielle, plus ou moins vivant, développé, investi. Au Maroc, ce patrimoine s’est traditionnellement nourri de la culture spirituelle du Soufisme. Elle en constitue la matrice à partir de laquelle peut se produire la dynamique d’une intelligence collective, que l’on appelle Civilisation. La présence et l’importance de ces dimensions intangibles et immatérielles sont telles que l’on peut parler, dans ce cas, d’une civilisation intérieure. Elle s’exprime, aussi, en signes tangibles.
Ainsi en est-il de l’art et de la poésie qui ont une fonction littéraire et culturelle, mais aussi politique et sociale.
C’est cet esprit de « Chevalerie » (futuwwa) qui a présidé à l’association, chez les artisans et les corps de métiers, entre travail, éthique et valeurs spirituelles.
Le travail est, certes, alimentaire mais il n’est jamais « que cela ». C’est, aussi, l’un des vecteurs du développement de notre humanité et de son accomplissement.
La question est de trouver les outils nécessaires pour que cette philosophie d'action puisse être mise en œuvre au cœur même de nos entreprises contemporaines. Ce n'est, qu'ainsi, que nous pouvons œuvrer d'une façon concrète au changement de paradigme auquel nous aspirons. Celui d'une orientation politique, économique et sociale qui s'enracine dans un humanisme spirituel.
Hymne à l’excellence et à la noblesse
Dans le Soufisme, le terme de " futuwwa" renvoie à l'idée d'excellence ou noblesse du comportement ( makârim al akhlâq). Dans un hadîth, le Prophète (que la Paix et le Salut l’accompagnent) dit : " J'ai été envoyé afin de parfaire la noblesse du comportement (ou des mœurs) ".
C'est ainsi que l'on rapporte qu'au moment de la révélation du verset coranique :
" Pratique le pardon, ordonne le bien et écarte-toi des ignorants " (12/199)
l'Archange Gabriel est venu trouver le Prophète ( PSL) et lui a dit :
" Ô Muhammed, je t'ai apporté l'excellence du comportement (...) elle consiste en ce que tu pardonnes à celui qui a été injuste envers toi, que tu donnes à celui qui te refuse son don, que tu rendes visite à celui qui s'est détourné, que tu t'écartes de celui qui fait preuve d'incompréhension à ton égard, et que tu pratiques le bien envers celui qui agit envers toi par le mal " .
Il s'agit, certes, là d'un modèle quasiment hors de portée mais qui sert, cependant, de cap et de boussole. Ce qu'il nous faut relever, ici, est qu'il s'inscrit à l'inverse de la loi des échanges ordinaires. Il ne vient pas, cependant, abolir celle-ci mais l'ouvrir sur la possibilité d'un dépassement, d'une transcendance.
Ses vertus cardinales sont la compassion, la bienveillance et la générosité.
Il y a une acception socio-historique de la futuwwa, sur laquelle se sont fondées les corporations de métiers qui ont proliféré avec un bonheur et un talent exceptionnels dans toutes les cultures de l'Islam.
Serait-il possible, aujourd'hui, d'imaginer une nouvelle forme d'économie basée sur ces mêmes valeurs ?
Donner une âme à la mondialisation
Il fut un temps, pas si lointain, où l’on pensait que la mondialisation du marché économique suffirait à assurer désormais aux hommes quiétude et prospérité. Si la liberté de l’initiative individuelle et collective reste un principe moteur de tout développement, celui-ci ne peut se passer d’une véritable attention à l’autre, le proche ou le lointain, d’un sens vivant et agissant de solidarité et de compassion. Il nous appartient d’être plus attentifs aux trésors d’expériences humaines et de sagesses - à leurs multiples expressions artistiques, poétiques, intellectuelles – que recèlent ces patrimoines universels que constituent nos cultures et nos civilisations. L'harmonisation et l’alliance de ces cultures peut nourrir et donner un sens, une « âme », à la mondialisation. La gouvernance bien comprise de leur diversité créative, est un des défis majeurs de notre temps. C’est dans une telle démarche que doit, sans doute, s’inscrire l’entreprise d’aujourd’hui. Celle qui allie quête de sens et expertise économique et sociale.
Notre aptitude à mettre en œuvre, en s'inspirant de ce patrimoine, de nouvelles voies de résolutions et de prévention de conflits, à créer de nouveaux concepts, à explorer de nouvelles approches de communication, d’éducation et de formation, serait seule à même de susciter les formes les plus adaptées d’une entreprise - et plus globalement d'une société - qui s'inscrivent dans un paradigme élargi aux richesses immatérielles du développement.
Biographie :
Faouzi Skali, Professeur d'université, anthropologue, écrivain, spécialiste du Soufisme.
Docteur d’Etat en Anthropologie, Ethnologie et Sciences des Religions, Paris VII.
Professeur d’Université, Initiateur et Président du Festival de Fès de la Culture soufie.
Il a cofondé, en 1994, le Festival de Fès des Musiques sacrées du monde et l’a dirigé jusqu’à sa vingtième édition, en juin 2014.
Il a été désigné par l’Organisation des Nations unies, pour l'année 2001, parmi 7 personnalités mondiales ayant contribué de façon significative au dialogue des civilisations. (www.un.org/Dialogue/heroes.htm).
Il est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages traduits dans plusieurs langues dont ; La Voie soufie (Albin Michel,1985), Traces de Lumière (Albin Michel,1993), Jésus dans la Tradition soufie (Albin Michel, 2004) et Esprit de Fès (Langages du Sud, 2014)