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Opinion
Suite à l’épidémie de Corona apparue en décembre 2019 en Chine et que nous sommes en train de subir à l’échelle mondiale, les populations redécouvrent les romans relatifs aux épidémies. L’un de ces écrits les plus lus, traduit en 22 langues, est la Peste d’Albert Camus (1913-1960). Il vient de battre tous les records de vente sur les 2 derniers mois.
Ainsi, en Italie, l’un des pays où l’épidémie a frappé le plus durement en Europe, les ventes des deux derniers mois ont été multipliées par 3 comparées à celles de la même époque de l’année dernière. Ayant choisi, comme thèmes principaux, la solidarité et la révolte, le roman relate, sous forme de chronique, l’histoire de l’épidémie vécu dans les années 194... à Oran en Algérie. Après la déclaration officielle de la peste par les autorités sanitaires de la ville, celle-ci ferme ses portes et reste isolée du monde extérieur.
Camus ne raconte pas seulement l’épidémie qui sévit dans la ville, il souligne les émotions de ses habitants face à cette tragédie. Angoissés, stressés et paniqués de voir mourir leurs proches et amis mais surtout désespères de voir la mort s’approcher d’eux, ils cherchent à fuir pour échapper à cette fin catastrophique et tragique. La seule chose qu’ils souhaitent entendre est la découverte d’un vaccin qui serait l’annonce de la fin de l’épidémie. Au début de la crise, on a demandé au Père Paneloux de faire un prêche pour calmer les esprits, dont voici un extrait : “Si, aujourd'hui, la peste vous regarde, c'est que le moment de réfléchir est venu. Les justes ne peuvent craindre cela, mais les méchants ont raison de trembler (...) D'ici là, le plus facile était de se laisser aller, la miséricorde divine ferait le reste”. Au lieu de les rassurer, les gens sont encore plus soucieux et angoissés puisqu’ils sont accusés d’avoir commis tous des péchés et que voilà leur punition. L’épidémie se propage et l’enfant du juge Othon meurt de manière atroce en présence du Père Paneloux. La mort de cet enfant innocent et sans péchés, interpelle le Père Paneloux qui, dans son deuxième prêche donné vers la fin de l’épidémie, s’écrit devant ses paroissiens : « Mes frères, il faut être celui qui reste ! » Il faut lutter et pour ce faire il aide, en personne, le Dr. Rieux, narrateur du roman, à soigner les gens comme Rambert, journaliste parisien, Tarrou, et Grand. Le seul personnage qui n’est pas solidaire et qui se réjouit même de l’épidémie est Cottard qui profite de la situation pour faire du marché noir et gagne beaucoup d’argent.
Ce que le monde vit à l’heure actuelle avec le coronavirus est « l’affaire de tout le monde » à l’instar de ce que disait Camus, il y a 73 ans. En plus, contrairement au roman, ce n’est pas une seule ville touchée cette fois, c’est toute la planète qui est concernée par cette épidémie du Covid-19, déclarée pandémique depuis le 10 mars 2020, par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Toute l’humanité vivant la même expérience, les tragédies, les peurs et les angoisses sont universelles. Face à ce virus minuscule en forme de couronne, la seule chose que fait l’humanité, vulnérable, est de se laver les mains avec du savon pendant un minimum de 20 secondes.
Par ailleurs, nous constatons que les comportements cognitifs et discursifs des gens, stimulés par la peur et la panique de la mort sont tout aussi universels. Autrement dit, depuis le début de la pandémie, les populations en Italie, en France, en Turquie et ailleurs, se comportent de la même façon : Vous avez les paniqués et les stressés, ils achètent un maximum de pâtes et de masques sans penser aux autres, vous avez aussi, les indifférents et les indisciplinés, qui ne respectent pas les règles du confinement et mettent ainsi en danger la vie de leur entourage. L’égoïsme et l’irresponsabilité sont universels. Voici quelques caractéristiques des comportements humains en tant que sujet.
Sujet de Savoir : Convaincre
Il existe une autre catégorie de gens qu’on peut appeler les “conscients” qui se comportent de manière responsable et qui croient en la science et au savoir. Ils prennent des mesures, ils respectent les règles du confinement, ils ne sont ni trop paniqués ni désespérément soucieux. Pour eux, le salut c’est de connaitre l’ennemi afin de le vaincre. Ils comparent les situations et les expériences des différents pays. Ils s’informent et lisent, ils écoutent les scientifiques, les épidémiologistes, les microbiologistes etc. Ils veulent d’abord se convaincre puis se persuader puisqu’il s’agit de leur vie. C’est pourquoi, pour eux, l’acte de persuasion laisse provisoirement sa place à l’acte de conviction. Ils donnent de l’importance au discours scientifique et objectif exempté d’émotions, basé sur un certain logos construit sur des arguments d’autorité. En tant que récepteur de ce discours, ils mettent en doute et questionnent de la pertinence de toutes les informations qui circulent sur les réseaux sociaux et les médias.
Sujet romantique : Persuader
Force est de constater qu’une grande majorité des gens dans la panique et l’angoisse, face à l’épidémie, sont prêts à croire tout ce qu’ils lisent et tout ce qu’on leur dit dans les réseaux sociaux et les médias, même les rumeurs les plus folles. Obnubilés, à la limite fanatisés, par les discours recommandant un régime alimentaire contre le virus en attendant un vaccin, ils sont persuadés qu’ils vont vaincre le Covid-19 en consommant de la soupe de cervelle ou encore de la vitamine C. C’est pourquoi le discours mis au jour construit sur le pathos anime, d’abord, les émotions de la peur et ensuite celle de l’espoir. C’est un discours manipulateur basé sur le faux savoir.
Sujet fataliste : Croire (aveuglement)
En Turquie, il existe également, depuis le début de l’épidémie, un troisième groupe d’individus constitué par des sujets stimulés par leur croyance et qu’on peut qualifier de fatalistes. A l’instar du premier prêche du Père Paneloux, ils pensent qu’il faille se soumettre à l’épidémie puis qu’elle est venue de Dieu. Le seul salut c’est de prier et de supplier Dieu. Il faut s’incliner devant cette punition divine. C’est Allah qui va décider du sort que l’épidémie va réserver au monde. C’est pourquoi ils considèrent qu’il ne faut pas fermer les mosquées, maisons de Dieu. Ils ne croient ni en le savoir ni en la science. Selon eux, la fermeture des mosquées est le signe de la fin du monde, à tout le moins de leur monde. Venant de la Oumra de la Mecque, ils refusent d’être isolés pendant 14 jours et crachent à la figure des agents de sécurité qui les empêchent de sortir. Ces gens ne connaissent même pas les principes de base de l’Islam, religion basée sur la tolérance et la paix. Ainsi, constituent-ils un vrai danger pour la société. Comme affirme Camus, “le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l'ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté, si elle n'est pas éclairée. Les hommes sont plutôt bons que mauvais, et en vérité ce n'est pas la question. Mais ils ignorent plus ou moins, et c'est ce qu'on appelle vertu ou vice, le vice le plus désespérant étant celui de l'ignorance qui croit tout savoir et qui s'autorise alors à tuer. L'âme du meurtrier est aveugle et il n'y a pas de vraie bonté ni de bel amour sans toute la clairvoyance possible.” On ne peut ni les convaincre ni les persuader. Conscient de ces faits, Recep Tayyip Erdogan, le président de la république, a cessé d’utiliser, dans ses discours, de termes ayant une connotation religieuse afin de lutter plus efficacement contre le Coronavirus.
Amour, solidarité et révolte
Il est indéniable que l’épidémie du Covid-19 va se terminer un jour, comme toutes les épidémies précédentes. Certains d’entre nous vont subir les ravages de cette épidémie alors que d’autres vont en payer le prix, peut-être même de leur vie. Il ne fait aucun doute, que l’humanité va avoir des séquelles psychologiques et physiologiques. Les chiffres annoncés chaque jour représentent, en dehors de leur valeur statistique, un père, une mère, une sœur, un frère, une épouse, un époux, un ami, peut-être un enfant et surtout une grande tragédie et un grand chagrin des bien aimés perdus. C’est pourquoi, on doit lutter contre le Coronavirus en croyant à la science et gardant du bon sens mais aussi de l’espoir comme Dr. Rieux qui, dans le roman, ne renonce jamais à son combat contre l’épidémie. Car pour lui, sauver même une seule personne est un bien très précieux. Le Père Paneloux dit «- Cela est révoltant parce que cela dépasse notre mesure. Mais peut-être devons-nous aimer ce que nous ne pouvons pas comprendre ». Rieux se redressa d'un seul coup. Il regardait Paneloux, avec toute la force et la passion dont il était capable, et secouait la tête. -Non, mon père, Je me fais une autre idée de l'amour. Et je refuserai jusqu'à la mort d'aimer cette création où des enfants sont torturés. » Car le sens de l’amour et de la vie, pour le Dr. Rieux est lié à la solidarité et à la révolte. Il dit : « je me révolte donc nous sommes ! »
A la fin du roman, l’épidémie prend fin et les gens fêtent cela dans les bars et ils reprennent leurs anciennes habitudes comme si de rien n’était. Le temps, suspendu pendant la période de la peste, recommence à couler. Aujourd’hui, désespéré et vulnérable, face à l’épidémie du Covid-19, l’humanité est en train d’en passer par une épreuve mondiale cruciale. Et la question la plus importante qu’il convient de se poser, en tant qu’individu, en ces temps difficiles du Coronavirus est la suivante : « Est-ce que nous étions juste, responsable et surtout solidaire envers l’Autre en tant qu’homo-sapiens ? ». Par ailleurs, chaque pays devrait aussi tirer des conséquences de cette crise sanitaire. Il faut que tous les Etats du monde considèrent que cette pandémie est l’une des conséquences possibles de la mondialisation et du capitalisme qui accentue l’écart entre les couches sociales, qui, par essence même, nous demande de consommer sans arrêt, qui détruit la nature et l’environnement et qui bâtit des usines en Chine parce que la main-d’œuvre y est moins chère. Sinon, il est fort à parier qu’une nouvelle pandémie ou nouvelles « pestes » vont apparaitre un jour, sous un autre nom comme l’affirme Albert Camus à la fin du roman : « le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse .»
Duygu ÖZTİN PASSERAT, Professeure des Universités, Université Dokuz Eylul, Izmir, TURQUIE
Professeure des universités et directrice du département de la didactique du Français à l’Université Dokuz Eylul (Izmir-Turquie) où elle travaille depuis 1990. Elle donne des conférences et publie à l’étranger (France, Maroc, Hongrie,) de même qu’en Turquie. Ses recherches actuelles portent sur l’analyse du discours, notamment l’argumentation dans le discours médiatique, politique, littéraire et l’argumentation dans la didactique du français.