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Opinion
Comment peut-on définir la présence d’’’Al Quaïda’’, de l’organisation ‘’Etat islamique’’ ou de ‘’Boko Haram’’ sur la scène internationale ? Quelles sont leurs idées, leurs actions, leurs stratégies, leurs modes de communication nationaux et transnationaux ? Ces organisations prolongent-elles un projet politico-religieux dont il faudrait chercher les racines au début des années vingt, avec la fondation des Frères musulmans en Egypte ou, bien, s’agit-il de phénomènes politiques nouveaux, rattachés aux contextes spécifiques des deux guerres en Irak et de la crise syrienne ?
Descente dans les univers des mouvances jihadistes
Le travail d’investigation de Rachid Benlabbah, chercheur à l’Institut des Etudes Africaines de Rabat, s’inscrit dans le cadre de ces questionnements. Rompant avec les visions occidentalo-centrées qui folklorisent ces organisations, Rachid Benlabbah s’est immergé dans les univers sociaux des mouvances jihadistes et a tenté de comprendre, en suivant ces dernières sur les sites internet, en investiguant les différents supports médiatiques et en se rendant sur place, au Mali, quels sont les processus à partir desquels l’’’Etat islamique’’ a pu prendre le pouvoir et (auto)instauré le califat en 2014 ? Comment est-ce que cette organisation a pu contrôler, même provisoirement, un territoire de huit millions d’habitants, mettre en place une organisation étatique gérant l’éducation, l’habitat ou la santé des populations qui leur étaient rattachées ? Quelle était la production de savoirs religieux qu’elle a élaborée et à laquelle un certain nombre de personnes ont pu adhérer, allant jusqu’à combattre pour elle ?
La première partie de l’ouvrage montre que le jihad -l’auteur rejette l’orthographe francophone « djihad », traduisant imparfaitement, selon lui, la sonorité arabe–, est à la fois un projet commun à toutes ces mouvances du XXème et XXIème siècles et un enjeu de lutte entre des groupes antagonistes, s’affrontant sur les interprétations doctrinales et les stratégies de mise en œuvre. Tout d’abord, le jihad est un projet commun puisant ses racines dans les jurisprudences islamiques, parfois contradictoires, de l’époque du Prophète, élaborées dans des contextes de guerres où la religion islamique et le califat étaient menacés. Toutefois, si tous les groupes jihadistes se rattachent à ce socle doctrinal, force est de constater qu’ils l’interprètent différemment. Chaque génération a procédé à une reconstruction doctrinale en fonction du contexte dans lequel elle évoluait, a accordé plus d’importance à certains éléments qu’à d’autres. Par exemple, l’organisation ‘’Etat islamique’’ lutte beaucoup plus contre « l’apostasie » et vise à restaurer le califat en terre d’Islam, alors qu’’’Al Quaïda’’ a pris pour cible les « mécréants » et les pays occidentaux.
Enjeux et rivalités
La deuxième partie de l’ouvrage présente l’analyse des rapports de force entre mouvements jihadistes. L’auteur prend ses distances avec des appellations telles que « terrorisme » ou « Islam politique », qui auraient parfois tendance à définir ces groupes jihadistes uniquement à partir de leurs luttes contre l’Occident, et s’intéresse aux enjeux, parfois violents, tant théoriques que pratiques, qui opposent ces différentes organisations. Dans « Genèse et structure du champ religieux », paru en 1971 dans la Revue française de sociologie, Pierre Bourdieu avait montré que l’un des enjeux de ce champ était « la lutte pour le monopole de l’exercice légitime du pouvoir religieux », notamment au niveau de l’imposition d’un discours reconnu par les croyants comme étant fidèle aux dogmes. Cette lutte implique pour les agents qui professent la foi, de chercher la consolidation du prestige symbolique de leur parole et, donc, de discréditer les concurrents qui prétendent apporter à leurs fidèles un autre type de « bon » discours religieux. C’est dans ce cadre analytique que se situent les rapports de force transnationaux entre Al Quaïda et l’organisation ‘’Etat islamique’’ décrits par Rachid Benlabbah, surtout à partir du moment où Aboubakr Al Baghdadi s’auto-proclame calife en 2014. Ce dernier exigeait la baya’a de toutes les autres mouvances jihadistes et avait proclamé apostats les membres d’Al Quaïda, des Frères musulmans et de Boko Haram qui refusèrent l’allégeance. En retour, des prédicateurs tels que le saoudien Abdellah Muhaysini, soutenant ‘’Al Quaïda’’, ont mené une bataille théorique pour décrédibiliser l’organisation ‘’Etat islamique’’, en rejetant les exécutions humaines commises et leur présentation doctrinale du jihad. Actuellement, la Lybie est l’un des lieux emblématiques d’affrontement entre jihadistes d’’’Al Quaïda’’ et de l’’’Etat islamique’’.
La troisième partie de l’ouvrage traite de la propagande jihadiste sur les réseaux sociaux, notamment à travers les images d’autodafés humains, et des conflits rhétoriques, par sites internet interposés, entre des cybers imams appartenant à des camps antagonistes. Comme nous l’a dit l’auteur récemment, la victoire pencherait actuellement beaucoup plus pour ‘’Al Quaïda’’. Depuis ses défaites militaires, l’organisation ‘’Etat Islamique’’ ne se pense plus comme un califat mais comme une jamaâ. Dans un contexte où Trump menace de libérer 800 jihadistes de l’’’Etat islamique’’ capturés par l’armée américaine si les pays européens ne les récupèrent pas chez eux, on peut se demander où sont passés les autres milliers de membres attachés à cette mouvance ? Si certains ont rejoint ‘’Al Quaïda’’ en Afghanistan ou au Yémen, Rachid Benlabbah se demande si l’on peut également en trouver au Sahel.
Etudier le jihadisme à partir des sciences sociales
La force de l’ouvrage est d’avoir apporté des éléments d’analyse sur les mouvances jihadistes, en laissant de côté les approches en termes d’enjeux sécuritaires et en privilégiant l’étude des pratiques sociales. Toutefois, certains écarts à la neutralité axiologique opérés par Rachid Benlabbah, notamment lorsqu’il qualifie les mouvements jihadistes de « totalitaires », ou bien lorsqu’il corrige leur production doctrinale à partir de sa propre érudition religieuse (que nous ne remettons d’ailleurs pas en cause), nous semblent sujets à débat. D’une part, le terme « totalitarisme », comme l’a montré Enzo Traverso dans son livre Le totalitarisme, le vingtième siècle en débat (Points Seuil, 2001), renvoie à des régimes politiques contextuellement situés (fascisme, nazisme, stalinisme) et son usage pour définir des réalités « non occidentales » risque de dénaturer les pratiques sociales des acteurs étudiés et amener l’analyse vers les représentations orientalistes rejetées par l’auteur. D’autre part, si l’on s’inscrit dans une démarche des sciences sociales, l’enjeu est, selon nous, non pas de démontrer herméneutiquement quelles sont les erreurs commises par l’’’Etat islamique’’ dans son rapport aux textes religieux mais plutôt, à l’instar de ce que font les sociologues pragmatiques à partir de Max Weber, de comprendre en situation les usages sociaux que les acteurs jihadistes font des sources. Il ne s’agit pas de savoir si les jihadistes ont tort ou raison d’interpréter ainsi tel ou tel hadith mais de saisir les logiques et le sens qu’ils donnent à leurs pratiques lorsqu’ils produisent des savoirs religieux. Rachid Belabbah laisse également de côté la question des rapports entre les mouvances jihadistes et la mondialisation effrénée que nous connaissons actuellement. Or, comme l’a montré récemment Alain Bertho dans Les enfants du chaos, essai sur le temps des martyrs (La Découverte, 2016), même si des organisations telles que l’’’Etat islamique’’ ne comprennent pas uniquement dans leurs rangs les laissés-pour-compte du néolibéralisme, elles ont leur genèse dans des contextes marqués par des logiques impérialistes que l’on gagnerait à intégrer davantage dans l’analyse. Ces remarques n’enlèvent bien entendu rien à la qualité de cet ouvrage innovant et rigoureux, qui a le mérite d’apporter de nouveaux objets d’investigation à des terrains parfois galvaudés et abordés de manière non empirique.