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Il y a, d’abord, les premières images. Celles d’une gigantesque déflagration. Même les dizaines de déflagrations, dont nous parviennent régulièrement les clichés ou les films, et qui ont embrasé, ces dernières années, le Moyen-Orient, ne nous ont pas habitués à des images de cette violence.
Puis, dans tous les esprits, en écho, viennent les théories sur l’origine de l’incident. Nous sommes au Liban. Les hypothèses d’attentat, de nouveau règlement de comptes sanglant entre puissances, étatiques ou non, de nouveau mouvement dans la grande lutte que se livrent les acteurs régionaux et internationaux, se font vite jour. Attentat du Hezbollah, à l’heure où le Tribunal spécial sur le Liban doit rendre son verdict sur l’affaire de l’assassinat du Premier ministre Rafik Hariri ? Frappe israélienne, alors que la tension monte sur les deux fronts qui séparent l’entité sioniste du Hezbollah (Liban Sud et Golan) ? Nouvelles représailles syriennes, tandis que le régime suffoque sous les sanctions du Caesar Act et fait face à une hyperinflation ? Ultime coup porté par l’administration Trump dans sa campagne de pression maximale contre l’Iran et ses alliés ? Menées turques dans le cadre de l’intervention d’Ankara en Syrie, comme le soutient le Hezbollah ?
Et, puis, après les premières images, arrivent les suivantes. Caméras de surveillance, smartphones utilisés depuis les balcons des immeubles, les promenades, les rues, apportent autant de nouveaux points de vue sur l’événement. L’explosion, saisissante, dévastatrice, demeure, mais cette fois, il y a aussi la voix d’une fillette apeurée, le souffle coupé d’un badaud, les cris d’une résidente. Derrière les grandes manœuvres géopolitiques, il y a des enfants, des femmes, des hommes – comme s’il fallait se le rappeler. Le Liban n’est pas qu’une pièce dans le jeu cynique et froid que se livrent les puissances, il n’est pas que le pays biblique qui condense les passions les plus effrénées de la région et du monde. Il est le pays des Libanais, et de tous ceux, réfugiés (le quart de la population) et travailleurs immigrés (200 000), qui s’y sont établis et souhaitent y demeurer en paix.
Crises et mouvement : le Liban face à ses contradictions
Le Liban vit, ces derniers mois, nous le savons, des heures parmi les plus difficiles d’une histoire scandée par les conflagrations et les crises. La moitié de sa population est plongée sous le seuil de pauvreté, de même que 80% des quelque 900 000 réfugiés syriens et les deux tiers des 450 000 réfugiés palestiniens qui vivent sur le sol de cette terre de 6,8 millions d’habitants, qui a effectué le seul recensement de son histoire en 1932 et compte le plus haut ratio de réfugiés par habitant du monde. L’inflation mensuelle en juillet y a atteint 56%. Un tiers des Libanais sont sans emploi. La disette et la faim menacent la population de ce que l’on appelait jadis la Suisse du Moyen-Orient. La dette représente 170 % du Produit intérieur brut (PIB), et le pays a fait défaut sur son remboursement en mars dernier.
Les Libanais, depuis longtemps, de plus en plus, en savent les causes, et, disons-le, les responsables. L’observateur étranger, un peu pressé, cherche à rapidement identifier l’auteur d’un attentat – la région l’a malheureusement habitué à ce genre de biais. Les Libanais, depuis octobre dernier, battant le pavé, affrontant parfois les forces de l’ordre, dénoncent les maux qu’ils connaissent à leur pays. Incurie, corruption (Transparency International classe le Liban 137ème sur 180 pays dans son classement sur la perception de celle-ci), irresponsabilité générale, système confessionnel, gouvernement des partis, arrangements intéressés entre eux, clientélisme, affiliation à des puissances régionales, prédation et pressions extrêmes des puissances étrangères, à commencer par les 2 seuls voisins du pays, Israël et la Syrie des Assad. Le mouvement (hirak) d’octobre 2019, la révolution (thawra) que voulaient se donner les Libanais, n’avaient pas d’autres cibles dans leurs mots d’ordre.
A dire vrai, il y a longtemps, déjà, que la société libanaise a pu identifier ces maux. Le système confessionnel, que d’aucuns croient constitutif de l’identité politique du pays, a, en réalité, toujours, dans tous les textes et tous les accords, été perçu comme une solution provisoire, et qui devait être dépassée. Le « fromagisme », terme par lequel le président Fouad Chehab désignait la propension des élites à refuser l’établissement d’un Etat fort pour préserver leurs propres intérêts égoïstes, est une thématique vieille des années 1960. La solidarité avec la Palestine, le refus des ingérences syriennes, la lutte contre Israël étaient une revendication de la gauche durant les événements de 1975-1989, tandis que la droite appelait à accorder la priorité au Liban. Quelles qu’aient été les incompréhensions sanglantes dont a été l’occasion la grande guerre civile et internationale par procuration qu’a été celle du Liban, quelque chose devait en demeurer. Le « libanisme » est la nouvelle doxa politique du pays, l’inimitié d’avec Israël fait consensus – en principe.
Car en pratique, toujours fragilisé par les mêmes contradictions, verrouillé par la corruption institutionnalisée et la brutalité du régime syrien, soumis à la violence aveugle d’Israël (comme durant la guerre de 2006), le Liban est resté la proie de tous ceux qui ont voulu et continuent de souhaiter faire de lui le théâtre de leur propre cruauté. D’où l’une de ces obsessions libanaises, celle de la possibilité d’être une île. D’où, aussi, d’un même tenant, le rêve général d’une indépendance et d’une liberté qui en fassent une avant-garde. En 2005, 5 ans avant le printemps arabe, 4 ans avant la révolution verte d’Iran, c’est au Liban que des manifestations de masse revendiquaient démocratie et souveraineté. Le printemps arabe y a, en quelque sorte, autant fait écho que le hirak libanais a fait écho au printemps arabe. Et alors que le chaos a émergé des soulèvements arabes du début de la décennie, c’est la possibilité (aujourd’hui déçue ?) d’une reconstruction qui est née de l’enfer de la guerre du Liban. Chassés croisés, libanité et arabité, libanaises contradictions, impossibilité d’une île, Liban embarqué dans la tempête des grands ébranlements arabes, qu’il réplique, condense, cristallise.
Sortir de l’impasse
Ainsi a donc vécu le Liban : emblématique malgré lui, et au prix de la chair de ses enfants, tel ce Christ qui parcourait l’œuvre de Jibran Khalil Jibran avant de peupler l’iconographie de la lutte pour la libération palestinienne. Avant qu’il soit question de la « syrianisation » de quoi que ce soit, et bien après qu’a été inventée la balkanisation, on a nommé libanisation quelque chose comme l’affrontement, puis la division du pouvoir, sur des bases et lignes ethno-confessionnelles, à l’intérieur de ce qui a l’apparence d’un Etat, mais n’est que le champ ouvert à l’appétit des ambitieux, des criminels, des irresponsables, et surplombe une société où on ne se fréquente pas, ne se parle plus, ou bien peu.
Car, au Liban, au-delà des 18 religions reconnues par l’Etat, et dont les communautés organisées contrôlent des pans plus ou moins importants de la sphère publique (compliquant les intermariages), le 1% le plus riche de la population détient le quart des revenus nationaux. C’est le dépassement obligé de cette impasse, la nécessité d’un terme à mettre aux logiques de la guerre, des seigneurs de guerre et des profiteurs de guerre, qui, pendant des mois, ont inspiré les manifestations qui sourdaient dans les rues du Liban. Ces rues que l’explosion du 4 août, similaire par sa puissance à un séisme de 3,3 sur l’échelle de Richter, a ravagé sur des kilomètres. Les dommages y sont estimés à au moins 3,5 milliards de dollars, 137 personnes y ont perdu la vie, 5 000 y ont été blessées à l’heure où nous écrivons ces lignes. 300 000 personnes se retrouveraient aujourd’hui sans domicile.
Ajoutons un autre constat. L’explosion du Liban se déroule en même temps que la succession d’incidents qui ont ébranlé ces dernières semaines l’Iran, alors que l’aviation israélienne pilonne régulièrement le land bridge des Gardiens de la Révolution et leurs infrastructures en Syrie. La main d’Israël a donc pu apparaître à beaucoup comme la piste la plus probable derrière l’événement qui a secoué Beyrouth. Si cette piste semble, à cette heure, moins plausible, la situation du Liban ressemble à celle de l’Iran sur un point au moins : la pression étrangère, ou venue de l’étranger, portée à des extrémités, masque, justifie, autorise, encourage, permet, explique, passe sous silence, suscite, simultanément ou alternativement, l’incapacité générale et institutionnalisée des pouvoirs publics. On s’est risqué, çà et là, à un autre parallèle. 10 jours après le 11 septembre 2001, à Toulouse, explosait un stock de 300 à 400 tonnes de nitrate d’ammonium dans l’usine AZF. Cette fois, 2 750 tonnes auraient pris feu dans la capitale libanaise. Ainsi les grands accidents industriels se superposent-ils, dans les grandes catastrophes et les grands risques du monde, aux attentats.
Plus d’un an après l’incendie de Notre-Dame de Paris, voire quelques mois après les grands feux d’Australie, les démonstrations de soutien affluées du monde, l’émotion suscitée chez tous, sont les conséquences de ce nouveau drame auquel les opinions des réseaux sociaux pourront se rattacher – et la société de l’image produira, peut-être, un élan de solidarité pareil, mutadis mutandis, à celui qu’avait inspiré la cathédrale française en feu. Face à la succession des crises (régionale, terroriste, politique, migratoire, financière, monétaire, économique, sociale, sanitaire) que vit le Liban, il ne nous reste, pour notre part, qu’à joindre nos prières à celles de tous ceux qui, aujourd’hui, ont les yeux rivés sur sa capitale et le cœur associé à la douleur de son peuple. Et à souhaiter au Liban de vite sortir de la douloureuse impasse dans laquelle il se trouve.