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Opinion
Il y a, désormais, un avant et un après Coronavirus dans le récit de l’histoire de l’humanité de ce XXIème siècle. L’épidémie du Coronavirus représente sans doute le point de rupture historique symbolique d’une nouvelle reconfiguration du monde. La crise sanitaire planétaire s’est imposée à nous et a brutalement chamboulé un mode de vie que l’on pensait éternel et presque invincible alors, qu’au fait, elle n’a fait que révéler ce qui longtemps était en état de latence : un monde dans sa phase ultime de crise. Beaucoup nourrissent l’espoir, avec la fin de l’épidémie, d’un retour au monde « normal », celui d’avant. Or, disons-le d’emblée, nous ne vivions déjà pas dans un monde « normal » avant l’épidémie, c’était plutôt un monde qui se croyait « normal » alors qu’il était enlisé dans ses contradictions et ses défaillances structurelles, et ce à tous les niveaux, sociopolitique, économique et surtout écologique…
Le monde d’avant avait en fait tous les ingrédients favorables à l’émergence d’une telle catastrophe sanitaire, d’ailleurs prévisible par de nombreux penseurs. Une grande partie des intellectuels, des scientifiques mais aussi des décideurs politiques savait que notre monde n’allait pas bien, qu’il était souffrant et que les traitements qu’on lui administrait ne pouvaient qu’apaiser les symptômes apparents et non pas guérir la maladie qui le minait depuis des décennies. Depuis fort longtemps, les répercussions négatives à l’échelle mondiale d’un système néolibéral fondé sur des modèles récurrents de compétitivité et de rentabilité démesurées et abusives, ont progressivement fini par transformer le système économique mondial en une machine à broyer de l’humain.
Nous sommes, désormais, entrés dans le nouveau monde alarmant de l’inconnu, celui dont nous appréhendions l’arrivée et qui malgré les catastrophes naturelles, économiques et politiques précédentes successives, nous semblait encore lointain…Nous pensions encore pouvoir résister car notre aveuglement et nos illusions de « confort » et du « bien-être », toujours à venir, faisaient partie du matraquage médiatique consumériste de notre quotidien.
Le monde de l’après Coronavirus sera-t-il, donc, celui du réveil des consciences ? Devrons-nous nous attendre au pire ou plutôt à des lendemains meilleurs maintenant que la tragédie humaine est là sous nos yeux ? Nul ne pourra le prédire, car tout simplement le monde qui s’offre à nous aujourd’hui est celui de l’imprévisible. Tout comme ce virus est scientifiquement et génétiquement imprévisible, pour le moment, dans son évolution, ses modes d’action et ses effets pathologiques, le monde qu’il a inauguré l’est aussi, imprévisible dans tout le sens du mot.
L’incertitude serait donc le « maître-mot » de notre nouveau monde, puisque durant des décennies nous avons construit des politiques économiques et sociales dévastatrices de l’humain qui n’avaient pour seul mot d’ordre que le gain, le profit et l’accumulation des richesses au détriment de l’éthique, de la modération et du respect de la dignité humaine. La soif abusive de l’hyperproduction a détruit la terre, l'environnement et, inconsciemment ou non, elle a écrasé l’humain sur son chemin. Ce dernier est devenu par la force des choses l’esclave de cette « mégamachine » du bénéfice et de la rentabilité à tout prix. Le monde dans sa globalité politique, économique, écologique et intellectuelle a montré ses limites, il est même en panne et son bilan est, le moins que l’on puisse dire, désastreux : un changement climatique qui menace des milliards d’êtres humains, un écosystème qui se meurt jour après jour, des inégalités sociales qui explosent au Nord comme au Sud de la planète et un avenir globalement et humainement plus incertain que jamais.
L’incertitude, donc, hantera désormais notre quotidien, nos esprits et nos lendemains. Elle n’est que la résultante attendue de tout le désordre et la confusion régnante d’un système politico-économique qui n’a pas su préserver l’humain comme élément central et fondamental de notre civilisation. Nous entrons dans une nouvelle ère de vulnérabilité qui ne fera que s’accroître face à des pandémies à venir comme celle du Coronavirus et dont les causes profondes sont la destruction massive des habitats par la déforestation, l’urbanisation anarchique, l’avidité monstrueuse, l’industrialisation inhumaine et aussi une recherche scientifique qui malgré ses progrès indéniables est devenue la proie de cette avidité du gain au détriment de la santé humaine.
Le nouveau monde n’est donc que le résultat incontestable de la régression de l’ancien dans sa voie politique-écologique et sociale et nulle renaissance future ne pourra se faire sans réviviscence de l’humain. Il ne s’agit plus aujourd’hui de comptabiliser nos erreurs ou de faire et refaire les milliers de constats sur les défaillances politiques, économiques et socioculturelles en cours et qui ont mené le monde à ce qu’il est aujourd’hui, un monde en perte de repères absolue. Tout cela est connu et fût longtemps dénoncé par une minorité à laquelle on n’a jamais voulu donner la parole car trop dangereuse pour l’élite garante du pouvoir économique mondial.
Il serait, donc, urgent aujourd’hui de formuler des réformes non pas théoriques, maintes fois rabâchées, mais de les appliquer sur le terrain des réalités humaines. Des réformes de fond qui prendraient en compte les maux de la société, de l’humain, de l’éducation, du savoir et de la préservation des richesses naturelles de la terre. Replacer une économie plus sensible à l’humain au cœur du projet de la croissance qui, doit–on le rappeler, n’a jamais été une fin en soi mais juste un moyen pour améliorer la condition humaine. Or, il est clair que c’est bien le dogme de cette croissance déifiée qui a approfondi les écarts sociaux et qui a fait de la précarisation socioéconomique aujourd’hui une norme sociétale.
Le Maroc, à l’instar du monde, vit cette crise sanitaire comme une véritable épreuve. Le modèle hégémonique politico-économique défaillant mondialement met encore plus à genoux des pays en voie de développement qui, comme le Maroc, subissent de plein fouet les démesures de son programme socioéconomique précarisant les couches sociales les plus démunies.
En plus des répercussions néfastes du système mondial, le Maroc, malgré des progrès incontestables enclenchés sur de nombreux chantiers, reste très vulnérable du fait de la faiblesse de ses infrastructures de base. Le Maroc, comme le reste des pays cooptés par une mondialisation déstructurée, mise sur le développement économique, industriel et technique sans donner à l’humain la place qui lui est due. Or développer sereinement une société c’est développer d’abord et avant tout l’humain. Et miser sur l’humain implique un vrai modèle de développement du système éducatif, pierre angulaire de toute véritable réforme sociétale. C’est là sans aucun doute où une crise sanitaire comme celle que nous vivons aujourd’hui peut nous conscientiser sur l’importance des dégâts, erreurs et carences accumulés lors des dernières décennies et nous pousser à non pas bricoler des réformes mais à en concevoir de nouvelles se basant sur l’énorme potentiel humain déjà en place et qui ne demande qu’à être mis en valeur. La majorité de ce riche potentiel humain représentée par les jeunes et les femmes est inemployée ou mal employée, voire marginalisée, par le manque de vision globale et de politiques inclusives à même de réintégrer ces maillons faibles dans la chaine de productivité sociétale. Il faudrait, donc, concéder aux jeunes marginalisés les moyens d’une autonomie décente en les valorisant et en leur redonnant confiance en eux-mêmes et en leurs propres capacités trop souvent refoulés et méprisés par un système autoritaire qui commence dans la famille, se poursuit à l’école et au sein de l’autorité publique. Il faudrait également revaloriser les femmes et leurs contributions essentielles à tous les niveaux de la société, depuis l’invisibilité de leur travail au foyer à celui fourni notamment dans les sphères les plus vulnérables du monde du travail. Ces femmes, qui sont encore considérées comme les gardiennes de l’identité, de la famille et de l’honneur mais toujours reléguées et marginalisées par les mentalités patriarcales fortement enracinées dans l’imaginaire culturel collectif.
Replacer l’humain dans l’agenda du nouveau modèle de développement c’est, bien entendu, tout en renforçant des politiques économiques plus humanistes et moins compétitives à outrance, se doter d’un système éducatif solide où les valeurs de l’humanisme, de la justice sociale, de l’égalité et de l’éthique seraient centrales et incontournables dans l’encadrement citoyen au quotidien.
Cette crise implique un projet commun aussi à partager avec le reste de l’humanité et le Maroc en tant que terre de diversité et de tradition multiculturelle ancestrale a tous les moyens à même de développer un modèle d’humanisme à la fois ancré dans ses racines historiques et ouvert sur l’universel civilisationnel commun.
Cette pandémie, par sa tragique propagation mondiale, est en train de remettre paradoxalement les pendules de notre inconscient à l’heure. Elle réajuste ce monde malgré ses profonds déséquilibres écologiques, malgré ses disparités, ses inégalités, ses privilèges disproportionnés et ses innombrables injustices. Nous sommes arrivés à un tel point historique de désenchantement du monde qu’il n’est plus possible de continuer à nous désolidariser de l’humain et de continuer à être ainsi aveuglés par nos égocentrismes nationalistes, politiques, idéologiques ou religieux. La religion, référentiel fondamental dans un pays comme le Maroc en tant que matrice culturelle spirituelle et identitaire est justement source généreuse de valeurs de respect et de valorisation de l’humain en tant que Signes (ayah) de la création de Dieu sur terre. Cependant, force est de constater que cet humanisme spirituel central de l’islam n’est malheureusement pas présent dans le discours religieux actuel et encore moins dans les programmes éducatifs scolaires. Or, éduquer à l’islam humaniste, à celui des valeurs d’éthique, de solidarité, d’égalité et de justice c’est éduquer les générations à venir à penser et à élaborer des alternatives humanistes et éthiques à l’économie, au politique, au culturel et à l’écologique. Des alternatives locales qui peuvent se faire à partir du potentiel humain présent, à partir d’une tradition repensée et renouvelée et d’une réappropriation du savoir technique universel au service de la terre et de sa diversité productive et au service de l’humain. Redonner aux humains la capacité de développer une réelle autonomie, une croissance harmonieuse, une vie décente dans la solidarité et dans l’incitation motivante à la créativité de la production artisanale, du savoir ancestral et d’un mode de vie respectueux de la vie et de la terre nourricière. Des alternatives éthiques capables d’intégrer la Terre, l’ensemble des créatures vivantes et le bien –être global humain comme étant de véritables finalités de notre monde.
Devant l’illusion de la maîtrise du monde par une technologie sans âme, une marchandisation du corps par des libertés liberticides et par le rêve utopique de la supériorité humaine par rapport à son environnement naturel, l’éducation spirituelle de l’éthique alliée aux progrès techniques réels et bénéfiques de la science contemporaine peuvent nous fournir de nouvelles clés de lecture à la fois de notre contexte géo-écologique et du monde auquel nous appartenons tous et toutes.
Cette crise sanitaire annonciatrice de la fin de l’ancien ordre mondial nous dévoile malgré les incertitudes qui l’accompagnent, l’aube d’un nouveau destin global celui de notre humanité commune. Indépendamment de nos ancrages religieux, de nos convictions, de nos croyances ou « non » croyances, nous nous retrouvons tous en tant qu’humains face à ce sentiment d’appartenance à une planète meurtrie par nos individualismes démesurés. Nous assistons, malgré nous, à la naissance, certes douloureuse, d’un autre monde mais qui est appelé à prendre conscience de son humanité commune.
Il est, donc, de notre droit au sein de ce monde imprévisible qui chaque jour nous apporte ses lots d’inquiétudes de repenser l’humain, d’abord en nous, puis avec l’autre et, enfin, avec notre environnement local et mondial. Il serait important, qu’ici, comme ailleurs, il y ait des femmes et des hommes qui soient porteurs de messages de réconciliation, d’apaisement, de médiation et de sagesse. Des personnes capables de reconstruire le lien social et culturel brisé par tant d’idéologies meurtrières et de dogmatismes de tout genre.
Les enseignements à tirer de cette crise seront certainement innombrables, difficiles à mettre en pratique, il y aura surement des résistances à tous les niveaux, car c’est le propre de l’être humain que de s’accrocher à ses habitudes et repères archaïques, mais une grande partie de notre humanité vivra ou vit déjà la nécessité de cette reprise de conscience humaniste. Une conscience humaniste à la fois enracinée dans sa propre culture et inclusive dans sa vision plurielle du monde qui l’entoure mais aussi et surtout une conscience libérée de tous les rapports de domination, de force et d’hégémonie. Le nouveau monde dans lequel nous sommes déjà devra être porteur de ce projet de solidarité humaine qui rassemble dans la sérénité et la sagesse tous ceux et celles qui, durant longtemps, ont été les marginalisés d’un système monde fondé sur l’égoïsme et l’individualisme sauvage.
Toutes les crises traversées par notre civilisation humaine ont donné naissance, par la suite, au meilleur comme au pire. Espérons qu’à la sortie de cette crise, les forces du meilleur soient plus nombreuses que celles du pire. Espérons qu’au sein de ce nouveau monde confus, voire chaotique, ces forces du meilleur puissent engendrer un renouveau humaniste, recentré sur le lien, sur cette capacité tellement humaine de résonnance avec le monde auquel nous appartenons et dans lequel nous vivons. Un humanisme de la sobriété, de la décence et de l’humilité afin de dépasser celui que nous avons vécu jusqu’à présent et qui est celui de l’arrogance, des conflits, de la haine et de la destruction massive. La crise sanitaire du Coronavirus sera dans ce sens le point de rupture historique qui aura fait basculer le monde vers son point d’origine : son humanisme perdu.