Publications /
Opinion

Back
Entretien avec Pedro Pires, ancien Président du Cap-Vert
Authors
Lemine Ould M. Salem
January 15, 2019

“ Il faut quitter le pouvoir quand la loi et les urnes l’imposent 

Vétéran de la guerre de libération contre l’occupant portugais, et acteur majeur de la démocratisation de son pays, l’ancien Président capverdien fait partie des rares dirigeants africains qui ont quitté le pouvoir de manière démocratique. Dans l’entretien qui suit, il dresse le bilan des indépendances africaines, livre ses impressions sur la situation de la démocratie en Afrique, et analyse quelques grands évènements survenus ces dernières années sur le continent. 

Entretien réalisé en marge de la 7ème édition des Atlantic Dialogues du Policy Center For The South, tenue à Marrakech du 13 au 15 décembre 2018.

Ils ont exercé le pouvoir, connu le confort, le luxe, les privilèges et les honneurs qui vont avec. Ils ont, par la suite, repris une vie "normale", sans fastes, ni palais, sans limousines ni garde rapprochée, sans collaborateurs, ni subordonnés. Comment l’après pouvoir est-il vécu ? “Je ne sais pas comment cela se passe-t-il pour les autres, ironise l’ancien président du Cap-Vert avant de nuancer : « Dans mon cas, cela se passe très bien. Je ne me plains pas de ne plus être au pouvoir ”.

A 84 ans, dont plus de vingt comme combattant pour l’indépendance, seize comme Premier ministre (1975-1991), dix comme chef de file de l’opposition (1991-2001) avant de revenir aux affaires comme chef d’Etat élu, puis se retirer dix ans plus tard au terme de ses deux mandats, le Capverdien fait partie de ces dirigeant africains qui n’ont pas cherché à s’accrocher au pouvoir. Mieux, son passage à la tête du pays a été marqué par une transparence remarquable dans la gestion des ressources publiques, mais aussi un renforcement de l’état de droit et de la démocratie. Au lendemain de son retrait du pouvoir, son bilan, salué aussi bien dans son pays qu’à l’étranger, lui a valu le prestigieux Prix Mo Ibrahim qui lui a été décerné lors d’une cérémonie organisée à Tunis en novembre 2011. Fondé par ce richissime magnat des télécoms anglo-soudanais en 2006, puis lancé en 2007, le Prix vise à distinguer le leadership d’excellence en Afrique, en récompensant les chefs d’État ayant exceptionnellement amélioré la sécurité, la santé, l’éducation, le développement économique, les droits politiques dans leurs pays, et cédé le pouvoir démocratiquement.

D’un montant initial de cinq millions de dollars, financé à partir de la fortune personnelle de Mo Ibrahim, le Prix se complète d'une pension annuelle à vie de 200 000 dollars, doublée si l'ex-dirigeant fonde une œuvre caritative.

Depuis sa création en 2006, et faute de candidats méritants, le Prix n’a jusqu’à présent été attribué, en plus du capverdien, qu’à quatre autres lauréats africains : le Mozambicain Joaquim Chissano (2007), le Botswanais Festus Gontebanye Mogae (2008), le Namibien Hifikepunye Pohamba (2014) et la Libérienne Ellen Johnson Sirleaf (2017)). L’ancien président Sud-africain, Nelson Mandela, icône de la lutte contre l’apartheid, avait été fait lauréat honoraire du Prix en 2007.

Avec ou sans ce Prix, j’aurais voulu que l’on soit plus nombreux en Afrique à avoir quitté le pouvoir quand la loi et les urnes l’imposent. Le pouvoir n’est pas une propriété personnelle. Il faudrait que les hommes politiques africains intègrent l’idée comme quoi être à la tête de son pays est juste une mission. Sa durée ne peut être éternelle. Il faut s’employer à s’en acquitter de la meilleure des manières. On peut se tromper, faire des erreurs, prendre des décisions dont le résultat final n’est pas celui espéré. Mais cela fait partie de la réalité de la gestion des affaires publiques. L’important est de ne jamais oublier que c’est une charge momentanée qui ne peut être appropriée à titre personnel, familial, clanique, ethnique ou confessionnel. Toutes ces crises qui, souvent, débouchent sur des violences, ou parfois des guerres civiles, sont justement le résultat d’une gestion des affaires de l’Etat qui ne respecte pas les lois et les principes de l’Etat de droit », explique Pires.

De sa position actuelle de “citoyen ordinaire”, quel bilan tire-t-il des indépendances africaines, lui, le vétéran de la guerre d’indépendance à la longue carrière gouvernementale ?

Les Etats et les nations ne se décrètent pas en un seul jour. Ils se construisent, se consolident et se renforcent selon un processus très complexe et très long.  Aujourd’hui, l’idée d’appartenance nationale est largement admise sur le continent. Les conflits civils se comptent sur les doigts d’une main. Le pluralisme politique est devenu la règle. Même si l’Afrique n’est pas encore le continent par excellence des alternances pacifiques, elle n’est plus synonyme de coups d’Etat militaires et de putsch sanglants. La plupart des Etats sont formellement démocratiques. Si dans certaines situations l’exercice du pouvoir se fait de manière contestable, les dirigeants respectent un minimum de forme. Sur les plans social et économique, les progrès accomplis ne sont pas négligeables. Si on compare avec l’époque coloniale, regardez par exemple sur le seul plan de l’éducation et de la formation, combien d’écoles, d'universités, d’enseignants, d’ingénieurs et de médecins ont été formés depuis les indépendances ? Quelle est la proportion de la population connectée aux réseaux électriques et de communication ? Combien sont-ils les citoyens africains qui ont accès aux moyens d’information modernes ? Combien de kilomètres de routes, d’aéroports, combien d’usines ont été construits depuis l’accession aux indépendances ? Dire que ce n’est rien est injuste. Je ne veux pas que l’on soit indulgent vis-à-vis des Africains. Je veux que l’on soit objectif. Il reste, bien entendu, beaucoup de progrès à faire et sur certains aspects les retards sont évidents et les Africains doivent consentir beaucoup d’efforts, notamment en termes de bonne gouvernance. Cela dit, il y a des facteurs qui ne sont pas du ressort des seuls Africains. Les puissances étrangères et les institutions internationales ont des responsabilités dans ce qui se passe en Afrique. Parfois, leurs actions sont même ouvertement hostiles à la construction de véritables États en Afrique. Je ne parle pas seulement des relations manifestement inégales sur les plans commercial et économique. Je parle aussi des rapports politiques. L’un des exemples les plus flagrants du comportement condamnable des puissances étrangères à l’égard de l’Afrique est celui de la guerre déclenchée en 2011 contre le régime de Mouammar Kadhafi, en Libye. Ce qui s’y est passé est une invasion illégitime et illégale, et non une intervention pour protéger une prétendue population en révolte et menacée de répression. Cette guerre a détruit l’Etat libyen et provoqué un désordre sans nom dont les conséquences dépassent la seule Libye. La crise actuelle au Mali et dans la région du Sahel n’est-elle pas liée à cette guerre ? Il faut être malhonnête pour contester cela. Ce qu’on appelle le problème des migrants en Méditerranée centrale est aussi directement lié à la guerre contre Kadhafi. Au lieu de l’admettre, on veut nous faire croire que ce problème des migrants est de la faute des seuls Africains, miséreux, pauvres et sans perspective aucune chez eux ? Certains sont même en train d’élaborer les théories les plus monstrueuses à partir du problème : l’Afrique est tellement pauvre et mal gérée que sa jeunesse n’a pas d’autre choix que de se ruer vers l’Europe. Celle-ci sera ainsi menacée d’une invasion massive d’Africains. Or, tout le monde sait que les Africains migrent essentiellement en Afrique et pas ailleurs. Cette idée d’un prétendu péril noir sur l’Europe est dangereuse. Il ne faut jamais jouer sur les peurs. Cela nourrit les extrémismes et l’humanité n’en a pas besoin. Au contraire, elle doit s’en prémunir. Les dernières guerres mondiales et les tragédies qui s’en sont suivies doivent nous le rappeler », insiste l’ex-président capverdien qui consacre aujourd’hui son temps à promouvoir la bonne gouvernance dans son pays et en Afrique.

RELATED CONTENT

  • August 15, 2024
    Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), environ 42% des médicaments vendus en Afrique sont falsifiés. Ces produits, souvent sous-dosés, mal étiquetés, voire totalement inefficaces, peuvent entraîner des échecs thérapeutiques, des résistances aux traitements, voire des décès, no...
  • Authors
    Hung Tran
    August 13, 2024
    The African Union (AU) will attend the next G20 Summit as a full member under Brazil’s presidency in November 2024 in Rio de Janeiro, having been admitted to the group last year. This marks a significant step forward in amplifying Africa’s voice in global forums. Established in 2002 as the successor to the Organization of African Unity (founded in 1963), the AU aims to promote political and economic integration across the continent. It has provided a vital forum for discussion and n ...
  • August 13, 2024
    شهد القطاع المصرفي المغربي توسعًا ملحوظًا في الأسواق الأفريقية خلال السنوات الأخيرة. من خلال هذا التوسع، تسعى البنوك المغربية إلى ترسيخ وجودها في أسواق تشهد طلباً متزايداً على الخدمات المالية، واستغلال الفرص الاستثمارية التي توفرها القارة الأفريقية. ولكن ما هي الدوافع الحقيقية وراء هذا ...
  • Authors
    August 8, 2024
    Most of the Population Does Not Benefit Until mid-2021, cruise ships moved with all their glitz and glamour into Venice’s Guidecca Canal, overshadowing the historic buildings, the foundations of which were destabilized with every wave, and threatening fisher boats and cappuccino lovers sitting beside the canal. Thousands of cruise passengers spilled onto the cobblestone roads, enjoying Gondola rides, glimpsing the Bridge of Sighs, exploring the fish markets near the Rialto bridge a ...
  • Authors
    July 31, 2024
    Millions are severely malnourished in a world where there is enough for all. Hunger and malnutrition stalk more than 3.1 billion people. Yet, widespread hunger in all its forms is a problem which has been largely solved at the macro level in today’s high-income, industrialized countries. Their “escape from hunger and premature death” is a fairly recent phenomenon. It began around 300 years ago, continued for most of the 20th century and is still ongoing today. The problems faced by ...
  • July 26, 2024
    Avec un chiffre d’Affaires en hausse de 50 % par rapport à 2022, l’industrie pharmaceutique au Maroc a connu une année record en 2023. Cette étude est consacrée à l’une des trois composantes de ce secteur :la composante industrielle. Elle regroupe 50 Établissements pharmaceutiques industriels (EPI). (Source : la Direction des médicaments et de la pharmacie (DMP). L’analyse de chacun de ces EPI met en évidence un écosystème, amorcé dès 1933 avec la création de Pharma-Coo ...
  • July 25, 2024
    In today's episode, we turn our focus to the economic landscape of sub-Saharan Africa, a region grappling with significant challenges and opportunities as it strives for recovery. According to the latest IMF economic outlook for sub-Saharan Africa, the region has faced diverse economic ...
  • July 25, 2024
    This event is organized by the Green Investment Principles (GIP) Africa Chapter, co-chaired by Bank of Africa and Ninety One, in partnership with the Policy Center for the New South (PCNS). The GIP Africa Chapter, established during COP27 in Egypt, is one of the regional chapters of the...
  • Authors
    Pierre Jacquemot
    July 23, 2024
    Le rôle du secteur halieutique dans l’alimentation du continent africain est considérable : 22 % des protéines animales disponibles viennent des produits de la mer et des eaux douces et plus de 50 % dans certains pays africains, en particulier en Afrique du Nord et de l’Ouest. Les pêches et leurs activités connexes fournissent non seulement de la nourriture, mais aussi des emplois à 12 millions de personnes, et génèrent des revenus pour les États comme pour les communautés ...