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Opinion
Le premier tour des élections présidentielles brésiliennes n’aura rien réglé. Les urnes ont parlé une première fois, et les électeurs sont toujours confrontés à un choix impossible. D’un côté, un candidat estampillé « extrême-droite » et ultra-favori pour remporter le scrutin au deuxième tour : Jair Bolsonaro, député fédéral effacé et ancien capitaine de l’armée, dont le discours est truffé de propositions populistes, parfois contradictoires, de saillies misogynes et homophobes, et qui promet de résoudre les problèmes du pays par l’autoritarisme et la violence – quitte à modifier la Constitution. De l’autre, la perspective du retour au pouvoir d’un parti populiste de gauche – le Parti des Travailleurs (PT) – qui reste, qu’on le veuille ou non, le principal responsable de la pire crise morale, économique et politique de l’histoire du Brésil. Un parti qui refuse de reconnaître ses errements passés et qui affiche une rage de revanche, allant jusqu’à annoncer sa volonté de convoquer une Assemblée Constituante pour se doter d’une loi constitutionnelle « sur mesure ».
La grande majorité des Brésiliens ont ainsi été pris en otage par deux minorités extrémistes. L’utilisation massive des réseaux sociaux et des « fake news » par les militants les plus convaincus des deux bords a largement contribué à polariser la campagne. L’adversaire politique est considéré comme un ennemi absolu qu’il faut écraser. C’est le fameux « Eux contre Nous », qui a aussi été utilisé à satiété par les gouvernements du PT et où il n’y a plus d’espace pour des consensus démocratiques. Résultat : on ne vote plus « pour » quelqu’un mais « contre ». Avant le premier tour, Bolsonaro et le candidat « petiste », Fernando Haddad, avaient d’ailleurs, le plus grand taux de rejet (autour de 40% chacun).
Corruption, crise économique et criminalité
Le vote massif dont a bénéficié Jair Bolsonaro – un membre insignifiant de la Chambre des députés – tient au bilan calamiteux laissé par les gouvernements du PT et à la stratégie de la terre brûlée de l’ex-président Lula da Silva, en prison pour corruption. La multiplication des scandales de corruption impliquant la presque totalité des partis politiques – Parti des Travailleurs compris – ainsi que la mise en examen et l’incarcération de ténors politiques et d’hommes d’affaires, de droite comme de gauche, ont provoqué dans l’opinion une onde de dégoût.
Ce sentiment a été encore renforcé par les effets de la politique économique, pour le moins erratique et irresponsable, du gouvernement de Dilma Roussef qui a plongé le pays dans la pire récession de son histoire (moins 7% du PIB en deux ans et une augmentation catastrophique du chômage et de la dette publique). L’angoisse face à cette profonde crise économique s’est accompagnée d’une exaspération de la population – toutes catégories sociales confondues – devant la vague de violence criminelle urbaine : 64.000 homicides dans la seule année 2017 et 550.000 Brésiliens assassinés en 10 ans. La presque totalité de ces crimes restent impunis et aucun des gouvernements précédents – depuis la re-démocratisation du pays en 1988 – n’a essayé sérieusement de faire cesser ce carnage, dont la plupart des victimes sont des pauvres ou de la petite classe moyenne.
La victoire du « dégagisme »
Ce contexte explique que des dizaines de millions d’électeurs, de plus en plus désespérés, aient pu être séduits par un politicien qui promet de résoudre les problèmes par des solutions autoritaires – dont l’exécution pure et simple des délinquants et des trafiquants. Corruption généralisée, délitement économique et criminalité incontrôlée ont alimenté un puissant « dégagisme ». Les partis politiques traditionnels et une bonne part de leurs principaux leaders ont ainsi été balayés par les scrutins législatifs concomitants à l’élection présidentielle (plus de la moitié des élus à la Chambre et au Sénat sont de nouveaux venus). Du coup, Bolsonaro, parlementaire depuis près de vingt ans, a pu apparaître comme un « homme neuf » avec son discours d’ordre et contre la corruption. Signe du discrédit du PT : l’ex-capitaine est arrivé largement en tête dans les municipalités anciennement fiefs « petistes », où se concentre le gros des classes moyennes les plus modestes – la fameuse « Classe C », choyée par Lula et qui représente près de 70% des suffrages exprimés au niveau national. Quant à l’ancienne présidente destituée, Dilma Roussef, candidate au Sénat, elle a été battue à plate couture dans son Etat d’origine, le Minas Gerais. Une défaite symbolique qui s’ajoute à la perte par le PT de la moitié de son groupe parlementaire.
Lula ou la tactique de la terre brûlée
L’ancien capitaine, devenu député, n’aurait certainement pas eu un tel succès sans la stratégie adoptée par Lula. L’ex-président, après un procès de plusieurs mois dans lequel il a bénéficié de toutes les garanties légales et de toute la batterie de possibilités d’appel accordées par la loi brésilienne, purge une peine de 12 ans de prison pour corruption. Pour tenter d’échapper à son sort en présentant sa propre candidature à la Présidence, Lula a instrumentalisé son propre parti et transformé son éventuel candidat de rechange, Fernando Haddad, en simple garçon de courses de ses décisions et orientations. Il a aussi tout fait pour empêcher toute alliance du PT avec des personnalités ou partis politiques moins radicaux, et pour asphyxier les grandes formations plus centristes (du centre-gauche au centre-droit). L’objectif était de tenter, jusqu’au bout, d’obtenir une décision de la Cour Suprême favorable à sa candidature et de se retrouver seul, au deuxième tour, face à un politicien marginal professant des idées d’extrême droite et, donc, réputé plus facile à battre.
Le hic de cette tactique du rouleau compresseur, c’est que la Justice ne s’est pas laissée intimider par la succession de provocations de l’ex-président et de ses avocats, et a confirmé que Lula n’était légalement pas éligible. Quant à Haddad, dénué de charisme, il n’avait plus ni le temps, ni les moyens de mener campagne, pariant sur le simple transfert de la popularité électorale de son mentor. Sauf qu’en polarisant le pays autour de sa personne, Lula a encore renforcé le profond rejet d’une majorité de la population vis-à-vis de son parti et du bilan des anciens gouvernements du PT. L’ex-président et ses partisans ont clairement sous-estimé l’hostilité – et parfois même la haine – d’une importante partie de l’opinion vis-à-vis « des années PT ». Bolsonaro a ainsi pu monter en flèche dans les sondages comme la seule alternative électorale « anti-petiste ».
L’introuvable « front démocratique » anti-Bolsonaro
À une semaine du deuxième tour, et sauf immense surprise, les dés sont jetés. Jair Bolsonaro ne cesse d’augmenter dans les intentions de vote (la dernière enquête d’opinion le place à près de 60% des suffrages exprimés). Plus grave encore pour Haddad : son taux de rejet augmente et dépasse nettement celui de l’ex-capitaine. Désormais, il s’agit avant tout de gagner le maximum d’électeurs centristes encore indécis. Les deux candidats ont donc commencé à modérer leurs discours, annonçant même qu’il n’était plus question de toucher à la Constitution (une « ligne rouge » à ne pas franchir, clairement annoncée par les Forces Armées). Mieux : pour tenter de créer « un front démocratique » contre Bolsonaro et le « fascisme », Haddad ne met plus le visage de Lula sur son matériel de campagne et a abandonné les chemises rouges du parti pour des tee-shirts aux couleurs vert et jaune du Brésil. Mais, de toute évidence, cela ne suffit pas. D’autant que le PT continue de refuser toute autocritique. En même temps qu’il exige l’alignement sur son candidat et ses positions de personnalités et de forces politiques qu’il vilipendait il y a encore quelques semaines.
Peine perdue pour l’instant. Les plus importantes personnalités politiques et morales contactées ont ainsi fait savoir qu’en dépit de leur hostilité aux idées de Bolsonaro, elles n’étaient pas prêtes à recevoir des leçons de démocratie du PT.
En finir avec le « Eux contre Nous »
Cette « solitude » actuelle du PT vient de loin. Le parti a miné les institutions démocratiques brésiliennes par un « formidable » réseau de corruption, par des tentatives réitérées – heureusement avortées – d’établir un « contrôle social » sur la presse, les organisations de la Société Civile, la Justice et même l’idée de nommer des officiers supérieurs plus conformes à la ligne du parti. Il soutient, par ailleurs, et officiellement les régimes dictatoriaux de Cuba et du Venezuela. L’un des membres les plus éminents de la direction historique du parti, condamné pour corruption, a été jusqu’à affirmer que l’objectif principal n’était pas de « gagner les élections », mais de « prendre le pouvoir ». Un dessein qui renvoie à la tentation hégémonique qui a toujours caractérisé les gouvernements du PT.
Reste qu’un gouvernement Bolsonaro pourrait également constituer une menace sérieuse pour la démocratie. Il n’est donc pas étonnant que des voix – et pas des moindres – se prononcent d’ores et déjà pour refonder un vaste mouvement d’opposition qui, d’un côté, accepte de reconnaître le libre vote des Brésiliens et, de l’autre, de mener son action dans le strict respect des valeurs et des institutions de la démocratie brésilienne. Déjà, le Parquet Général de la République a annoncé qu’il s’opposerait au projet de loi phare de Bolsonaro visant à considérer comme légitime défense tout meurtre commis par un policier dans l’exercice de ses fonctions.
Sortir de l’affrontement binaire du « Eux contre Nous », et rétablir la culture de la négociation et du compromis est devenu le programme minimum de ceux qui refusent de se laisser embrigader par l’un des deux extrêmes et entendent préparer l’avenir. Ils sont aussi confortés par les sondages qui, paradoxalement, ne cessent de confirmer l’attachement des Brésiliens aux valeurs de la démocratie.