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Pourquoi l’Europe a-t-elle un intérêt stratégique dans la réalisation du Gazoduc Nigeria-Maroc ?
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October 5, 2022

Le présent Policy Brief tente d’apporter une réponse à la question de l’intérêt de l’Europe dans la réalisation du projet de Gazoduc Nigeria-Maroc. Six arguments sont avancés pour fonder l’existence et la pertinence d’un tel intérêt.
1) Le projet participerait efficacement à la diversification des ressources gazières des pays européens et leur donnerait plus de marge de manoeuvre. 2) La mise en place du gazoduc participerait à l’édification d’une nouvelle génération de mesures qui aideraient à juguler les menaces asymétriques dont souffre l’Europe.
3) le projet réduira le risque de remplacement de la dépendance européenne au gaz russe par une dépendance aux sources d’énergie non-conventionnelles aux conséquences climatiques dangereuses,
4) Il empêcherait également l’émergence d’une forte dépendance gazière européenne envers l’Algérie,
5) Il donnerait à l’Europe l’occasion de procéder à un rééquilibrage de son mouvement stratégique d’un schéma horizontal peu productif pour emprunter un schéma vertical véritable démultiplicateur de sa puissance et, enfin, le projet impulserait une dynamique positive au processus d’intégration économique dans la région de l’Afrique de l’Ouest qui constituerait, en retour, un vaste marché de consommation utile pour les économies européennes.

Introduction

Le Gazoduc Nigeria-Maroc, long de quelques 5 000 km, devrait acheminer le Gaz des champs du Golfe de Guinée jusqu’à la Côte méditerranéenne du Maroc, en traversant pas moins de onze pays Ouest-africains. Au même moment, plane sur l’Europe le spectre d’une crise énergétique profonde et complexe. La Russie a décidé de donner un coup d’arrêt aux deux Gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2, par lesquels transite l’essentiel du Gaz russe fourni à l’Europe. Par les craquements géopolitiques qu’ils induisent, ces moments qualifiés par le géopolitologue François Thual de « pannes de l’Histoire »1 constituent autant de défis que d’opportunités. Ils mettent les acteurs internationaux devant l’impératif de changement de leurs schémas traditionnels de pensée stratégique. L’objectif étant de mieux s’adapter à un monde en perpétuelle transformation. Lancé en 2016 à Abuja, au Nigeria, sous la présidence de Sa Majesté le Roi Mohammed VI et du président Nigérian Muhammadu Buhari, le projet est entré dans une phase nouvelle et avancée, avec la signature, le 15 septembre 2022, d’un Mémorandum d’entente entre la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), la République fédérale du Nigeria et le Royaume du Maroc. Dans un tweet en date de juin 2022, le président du Nigeria a demandé aux Européens et aux Britanniques « de soutenir le Gazoduc NigeriaMaroc pour réaliser la sécurité énergétique de pays africains et européens ». Le projet ambitionne d’acheminer des ressources gazières du Nigeria vers le Maroc en traversant onze pays Ouest-africains, et la liaison avec le Gazoduc de Maghreb Europe qui traverse la Méditerranée avec, au final, l’interconnexion avec le réseau énergétique européen.2

 

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Or, si plusieurs acteurs, dont le Fonds de l’OPEC pour le développement international, l’Arabie-Saoudite à travers la Banque Islamique de développement et la CEDEAO, se sont impliqués positivement dans le projet,4 cela ne semble pas, du moins pour le moment, être le cas pour l’Europe.

Le propos de ce Policy Brief est de présenter les éléments qui démontrent les gains stratégiques pour l’Europe dans la réalisation du Gazoduc Nigeria-Maroc. La vision qui anime un tel intérêt est que l’apport gazier africain renforcerait l’indépendance énergétique européenne, préalable nécessaire à son autonomie stratégique. Quant à la démarche privilégiée, elle consiste en la nécessité d’un changement des paradigmes européens qui structurent leur système relationnel avec le continent africain, celui-ci mériterait à être érigé en un partenaire et une chance pour le repositionnement stratégique global de l’Europe. Au moins six éléments prouvent l’intérêt stratégique que l’Europe devrait avoir pour ce projet :

1. La diversification des sources d’approvisionnement en gaz en Europe : un préalable à l’autonomie énergétique du continent

Pendant longtemps, les Européens ont ignoré le principe cardinal selon lequel « il ne faut jamais mettre tous ses œufs dans le même panier ». La visualisation de la carte des Gazoducs en Europe fait ressortir une concentration excessive des sources d’approvisionnement.

La dépendance européenne en matière d’importation gazière s’est fortement amplifiée avec la construction des deux mégaprojets Nord stream 1 et Nord stream 2, qui relient directement la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique. A elles seules, ces deux infrastructures ont une capacité d’acheminent de 110 milliards de m3 de Gaz à l’Allemagne, le moteur économique de l’Europe. D’autres Gazoducs viennent exacerber une telle concentration, à l’image du Gazoduc Yamal-Europe, d'environ 4 000 km, qui relie les gisements gaziers de la péninsule russe de Yamal à l'Europe de l'Ouest. Au total, pas moins de 50% du Gaz consommé dans les pays de l’Union européenne (UE) proviennent d’une même source d’approvisionnement. Ceci constituerait naturellement une arme géopolitique dangereuse susceptible d’être utilisée contre l’Europe dans le contexte d’un bras de fer stratégique de type guerre en Ukraine.

C’est pourquoi il est important pour l’Europe d’œuvrer pour une plus grande diversification de ses importations gazières. Ainsi, dans les cas où des approvisionnements de chez un fournisseur venaient à connaitre des difficultés, les conséquences ne seraient pas aussi sévères. Plus encore, cette diversification devient nécessaire pour juguler les risques économiques liés à la probabilité d’abus de positions de monopole ou d’oligopole par un fournisseur dominant.5 Pour l’heure, les yeux de l’Europe semblent être toujours tournés vers l’Est avec la prospection de nouveaux fournisseurs asiatiques, comme l’Azerbaïdjan.6 Le 18 juillet 2022, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’est rendue en Azerbaïdjan, pour annoncer un nouvel accord visant à doubler les importations de gaz azerbaïdjanais. L’Afrique, pourtant à 14 km seulement du continent européen, ne semble pas encore suffisamment visible sur les radars énergétiques européens. Or, les 

ressources gazières africaines sont importantes et le potentiel des réserves on-shore et off- shore est prometteur. Le projet de Gazoduc Nigeria-Maroc contribuerait efficacement à la diversification des ressources gazières des pays européens et leur donnerait plus de marge de manœuvre.

2. La lutte contre les menaces asymétriques par des grands projets économiques

La Méditerranée est le seul continent liquide, disait un sage. Mer semi-fermée ressemblant davantage à un grand lac, la Méditerranée a de tout temps constitué un espace de rencontre et d’échange. Il s’agit là de sa vocation intrinsèque et immuable. Ceci explique pourquoi les entraves érigées pour préserver la forteresse Europe se révèlent chaque jour peu efficaces et surtout, contreproductives. Les inquiétudes de l’Europe sont légitimes. Plus encore, l’Afrique est elle-même victime des difficultés européennes en matière d’immigration illégale et d’insécurité. Les courants populistes et les extrêmes sont les seuls à profiter de la situation, comme en témoigne la percée historique réalisée dans les élections de ce mois de septembre 2022 par le parti d’extrême droite en Suède.

Néanmoins, si les inquiétudes européennes sont compréhensibles, la démarche adoptée ne semblerait pas être la plus pertinente. Elle pécherait surtout par le fait qu’elle se focalise sur les symptômes des crises dans une logique purement unilatérale. Or, l’effort gagnerait à se concentrer sur les racines des problèmes dans une logique participative et inclusive. Participer à l’émergence d’une Afrique prospère réduirait presque mécaniquement les flux d’immigration illégale. La facilitation des échanges commerciaux et la coopération dans des projets communs générateurs de richesse partagée entre les deux rives créeraient les conditions d’une fixation positive des candidats à l’immigration illégale et aideraient au tarissement des viviers de recrutement des personnes en « mal-être économique ». La mise en place du grand projet de Gazoduc Nigeria-Maroc participerait à l’édification de cette nouvelle génération de mesures qui aiderait à juguler les menaces asymétriques dont souffre l’Europe.

3. La préservation par l’Europe des objectifs climatiques : ne pas remplacer une crise à court terme par une autre à long terme

Le dérèglement climatique est aujourd’hui largement admis. Ses conséquences sur les équilibres environnementaux sont avérées et particulièrement désastreuses. Au Pakistan, au mois de septembre 2022, un tiers du territoire national a été victime d’inondations sans précèdent dans le pays.

A bien des égards, les Européens forment un axe important de la conscience climatique en émergence. Ils s’emploient à inclure dans leurs stratégies économiques des éléments d’intérêt climatique qui visent la préservation des équilibres environnementaux. Toutefois, la crise énergétique actuelle menace d’affaiblir les acquis européens en la matière. Les deux alternatives au Gaz russe, mises aujourd’hui sur la table des négociations en Europe oscillent entre un encouragement d’importations du gaz de schiste, d’une part, et un renouveau du parc nucléaire, d’autre part. Deux alternatives qui comportent des conséquences négatives sur l’environnement. Il s’agit en quelque sorte de remplacer la dépendance européenne au gaz russe, aux conséquences géopolitiques importantes, par une dépendance aux sources d’énergie non-conventionnelles aux conséquences climatiques dangereuses. Sur ce point, 

le Gazoduc Nigeria-Maroc, qui acheminerait du gaz naturel en provenance de l’Afrique de l’Ouest vers l’Europe, a le mérite de constituer une atténuation aux solutions immédiates adoptées par l’Europe pour remplacer le gaz russe sans sacrifier les équilibres climatiques. L’objectif n’étant pas de remplacer les deux sources évoquées ci-dessus, mais d’en réduire l’impact par une offre supplémentaire de gaz conventionnel.

4. L’ascendant stratégique de l’offre Gazoduc Maroc-Nigeria sur celui de Nigeria-Algérie : ne pas répéter les mêmes erreurs

La réorganisation du marché énergétique européen devrait se faire sur des bases solides et pérennes. Une telle réorganisation ne devrait surtout pas reproduire les mêmes schémas du passé qui ont révélé leur déconfiture. La crise énergétique qui secoue l’Europe aujourd’hui est la résultante directe de la concentration excessive de ses importations dans les mains d’un seul fournisseur (voir carte n°2). Il serait, par conséquent, une erreur stratégique que l’Europe favorise l’émergence de la domination d’un seul pays, l’Algérie en l’occurrence, sur ses importations du Gaz en provenance de l’Afrique de l’Ouest. En effet, le projet de Trans-Sahara Gaz pipeline marqueté par l’Algérie et qui vise à faire passer le Gaz du Nigeria par l’Algérie avant son réacheminement vers les pays de l’Europe exposerait celle- ci à davantage de risques et de chocs politiques (voir carte n°3).

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Un Gazoduc Abuja-Alger donnerait au régime algérien une opportunité stratégique pour additionner les ressources gazières nigériennes et Ouest-africaines à ses propres ressources énergétiques pour mieux servir ses agendas politiques. Et compte tenu des alliances stratégiques de l’Algérie, surtout avec la solidification de l’axe Alger/Iran/Russie, le risque d’une utilisation de l’arme du gaz par le régime algérien ne devrait pas être écarté. Il convient de se rappeler sur ce point deux décisions récentes prises par l’Algérie qui démontrent l’utilisation par Alger du Gaz comme une arme géopolitique. D’abord, fin 2021, l’Algérie a décidé de fermer le Gazoduc Maghreb/Europe qui alimente l’Espagne et le Portugal en gaz algérien, et ce pour, en bonne partie, protester contre les accords signés entre le Maroc, les États-Unis et Israël. Ensuite, début 2022, l’Algérie a décidé de punir Madrid pour son rapprochement avec Rabat par une série de sanctions dont la réduction des quantités de gaz livrées. A toutes ces considérations, il convient d’ajouter le facteur d’insécurité qui marque la zone du passage du Gazoduc proposé par l’Algérie.

Ainsi, le soutien européen au Gazoduc Nigeria/Maroc permettrait de neutraliser le projet du Gazoduc Nigeria-Alger qui accentuerait les difficultés de la dépendance énergétique de l’Europe au lieu de les réduire.

5. Le repositionnement Afrique/Europe dans un monde en pleine restructuration : la logique verticale l’emporterait sur la logique horizontale

L’Europe gagnerait à procéder à un rééquilibrage de son mouvement stratégique d’un schéma horizontal, peu productif, pour emprunter un schéma vertical véritable, démultiplicateur de sa puissance.

Les relations entre l’Europe et l’Afrique pourraient être décrites comme « un grand gâchis ». Les facteurs, aussi bien géographiques, historiques qu’économiques prédestinent les deux continents à une coopération forte. Plus encore, parmi tous les acteurs majeurs de la scène mondiale, l’Europe semble être celui qui fait le moins la « politique de sa géographie ».

C’est le pôle de puissance qui échange et investit le moins dans son entourage immédiat. Le volume des transactions économiques des États-Unis avec les pays de l’Amérique du nord et du sud contraste grandement avec celui de l’Europe avec l’Afrique. Le même constat est valable pour les relations de la Chine avec les pays du continent asiatique.

Ces dynamiques verticales de projection en Amérique et en Asie sont en approfondissement malgré toutes les dis-concordances historiques et stratégiques des pays de la zone. En 2021, la Chine a réussi à mettre en place le plus grand espace de libre-échange dans le monde (le Regional Economic Comprehensive Agreement), impliquant 15 pays de l’Asie, y compris le Japon, la Corée du sud, la Nouvelle-Zélande et l’Australie.

L’Europe, elle, semblerait être figée dans une dynamique horizontale qui fait la part belle au renforcement des relations transatlantiques et indopacifiques au détriment des liens avec la Méditerranée et l’Afrique. Sur ce point, le projet de Gazoduc Nigeria-Maroc constitue une chance pour la mise en place de cette nouvelle dynamique verticale à construire. Elle donnerait à l’Europe des leviers additionnels à mobiliser pour la réalisation de son ambition d’une Europe géopolitique dotée d’autonomie stratégique.

6. Soutenir l’intégration économique Ouest-africaine : l’opportunité d’un marché de consommation de plus de 400 millions de personnes

Le monde se restructure autour des dynamiques régionales dans le cadre de rivalités économiques globales. La quête de parts supplémentaires de marché pour les exportations nationales a globalement remplacé les aventures guerrières pour l’acquisition de portions additionnelles de territoires. Dans un tel schéma, le levier d’intégration économique régionale se révèle de plus en plus primordial. Il permet de surcroît la réalisation de synergies utiles entre objectifs économiques et impératifs de sécurité.

Dans le contexte africain, ce processus d’intégration, que ce soit au niveau continental, chapeauté par l’Union africaine, ou au niveau régional, conduit par les Communautés d’intégration économique, n’a toujours pas atteint les objectifs escomptés. Il existe, en effet, un décalage considérable entre les bonnes performances institutionnelles et normatives accomplies et les réalisations concrètes en termes de volumes d’échanges commerciaux et le nombre de projets communs.

La faiblesse d’intégration économique régionale en Afrique impacte négativement les économies africaines, mais aussi européennes. Le marché Ouest-africain représente aujourd’hui un peu plus de 400 millions de consommateurs, et atteindrait selon les projections des Nations unies les 600 millions à l’horizon 2050. Les investissements des pays européens dans des projets communs dans l’espace Ouest-africain induiraient plus d’opportunités économiques à leurs propres entreprises. Dans ce cadre, un soutien européen au projet de Gazoduc Nigeria-Maroc, qui traverserait onze pays Ouest-africains et en impliquerait quinze, impulserait une dynamique positive au processus d’intégration économique dans la région de l’Afrique de l’Ouest qui représenterait, en retour, un vaste marché de consommation utile pour les économies européennes. Cela pourrait à terme favoriser les conditions d’émergence d’un vaste espace d’échange et de prospérité qui permettrait à la verticale Europe/Afrique de jouer le rôle d’une force d’équilibre dans un monde marqué par des bras-de-fer stratégiques et des menaces pandémiques et climatiques.7

 

References

1. François Thual, Méthodes de la géopolitique, Ellipses, 1996, p.119.

2. Le Projet du Gazoduc Nigeria-Maroc associe les sociétés d’hydrocarbures mauritanienne (SMH) et sénégalaise (Petrosen), et permettra d’alimenter les États enclavés du Niger, du Burkina Faso et du Mali.

3. Carte tirée du site www.challenge.ma

4. Nigeria-Morocco Pipeline Inches Toward Providing Gas to Europe, By William Clowes, https://www.bloomberg.com/, 15 septembre 2022.

5. Energy and Geopolitics, Per Högselius, Routledge, 2019, p.117.

6. Depuis novembre 2020, le Trans Adriatic Pipeline achemine en Europe le gaz en provenance d'Azerbaïdjan. Il dispose d’une capacité de 10 milliards de mètres cubes de gaz par an.

7. « Vers une seconde guerre froide mondiale », Jamal Machrouh, publication Policy Center for the New South, Juin 2020.

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