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Opinion
Davantage qu'un acte de piété personnelle, le Ramadan est un phénomène éminemment social. Il renvoie à des dimensions complexes : de religion, de solidarité, d’éthique et aussi d’économie. Le jeûne du mois de Ramadan est évidemment l'une des obligations rituelles de l'Islam. Mais, plus que religieux (qui renvoie à l'institutionnalisation et l'objectivation), le Siyam est un fait spirituel (qui renvoie davantage à l’individuation et la subjectivation). Il donne lieu à des prières surérogatoires (taraouih) et des retraites en mosquées.
Le mois de Ramadan est également un fait social à haute valeur intégrative. Il est un mois de solidarité qui valorise une éthique de partage et de l'accueil. L'ascèse alimentaire est sensée rapprocher les membres de la Umma entre eux: en jeûnant, les riches comprennent ce que les plus démunis vivent au quotidien, et ces derniers profitent de la générosité ambiante pour se nourrir convenablement pendant le mois sacré. Au-delà de ces dimensions, religieuse, spirituelle et éthique, le jeûne engendre le renforcement des liens communautaires et participe à la construction du moi. Producteur de lien social, il permet au sujet de se positionner dans une société où les repères constructeurs manquent.
Le Ramadan est également un fait économique : un jeûne d'un mois a des répercussions sur l'économie globale, notamment sur la consommation et vraisemblablement sur la productivité. Le calendrier lunaire ne permet pas de quantifier l’impact réel de ce mois sur les variables économiques. Les données et les indicateurs statistiques sont recueillis selon un calendrier solaire. Ce facteur de mobilité et d’incertitude introduit une difficulté supplémentaire dans la mesure de ses effets. Mais, l’observation des comportements économiques et sociaux durant le mois sacré laisse penser que la productivité et la production baissent aussi sensiblement qu'augmentent la consommation des nourritures terrestres et les prix des produits et services.
Le mois de Ramadan s'accompagne de nombreux changements de mode de vie et de comportement alimentaire. Le Siyam implique une consommation nocturne et les nuits peuvent être l'occasion de réjouissances. Si la fréquence des prises de repas diminue, les festivités quotidiennes (iftâr/souhour) donnent lieu à une surconsommation. Pour beaucoup de Marocains, le Ramadan reste synonyme de repas de fêtes et de longues veillées «sucrées et salées ». Le niveau de la consommation alimentaire monte en flèche, notamment pour certains produits : viandes, rouges et blanches, poisson, tomates, œufs et lait, pâtisseries, jus de fruits et boissons gazeuses. Évidemment, ce pic de la consommation fait le bonheur des grandes surfaces comme des petits commerçants. On ne peut pas en dire autant des chefs de foyers, dont le budget prend un sérieux coup.
Les habitudes de consommation changent au cours du mois sacré. Selon l’enquête sur les dépenses de consommation des ménages, réalisée par le Haut-Commissariat au Plan (HCP) en 2013/2014, la dépense de consommation par ménage s’apprécie de 16,3 %, en moyenne, durant ce mois. Cette hausse est attribuable essentiellement aux dépenses alimentaires (82 %). Les produits qui contribuent le plus à cette dépense supplémentaire sont les fruits (+163%), les viandes (+35 %), les céréales (+35 %), le lait et les produits laitiers (+47 %). La dépense en produits non alimentaires n’augmente, quant à elle, que de 4,6 %.
Les médecins, relayés par les imams, ont beau expliquer, à grand renfort de versets coraniques et de citations du Prophète, sur les ondes des radios, les écrans de télévision et dans les colonnes des journaux, que le jeûne est un effort spirituel qui permet aux croyants de fortifier leur foi, peu de pratiquants respectent les appels à modérer la consommation. Ils ont même tendance à faire le contraire. Aussi, le Ramadan est-il le mois où les prix flambent. En dépit, des actions déployées par les pouvoirs publics pour garantir l’équilibre entre l’offre et la demande, par l'importation de grandes quantités de produits, la constitution de stocks régulateurs et l'intensification des opérations de contrôle. Mais alors, comment les Marocains font-ils pour consacrer autant d'argent pour s'alimenter ? Certains puisent dans leurs économies, d'autres s'endettent, d'autres consacrent moins de ressources aux autres postes de dépenses.
Le Ramadan est souvent associé à des journées de travail courtes. Selon l’enquête nationale sur l’emploi du temps réalisée par le Haut-Commissariat au Plan en 2012, les Marocains réduisent de près de 23 % le temps consacré à leur travail professionnel, soit une réduction de 1h12mn pour les hommes et de 19mn pour les femmes. Par contre, le temps consacré aux courses ménagères et aux activités domestiques s’allonge par rapport aux périodes normales, particulièrement dans les villes et chez les femmes (+47 minutes). Pendant ce mois, les administrations publiques fonctionnent au ralenti, des décisions importantes sont reportées d'un mois. Autant dire que le jeûne ne renforce pas l'ardeur au travail chez le personnel administratif, bien au contraire.
Dans le monde de l’entreprise, il n’existe pas de « norme » dans le changement du rythme de travail. Certaines entreprises accordent une baisse sur les horaires réguliers. D’autres gardent le même « volume » horaire, les équipes se relayent entre elles avec une certaine flexibilité. D’autres entreprises, en revanche, basculent vers l’horaire continu. Ceci est surtout valable au niveau des unités formelles industrielles et de service. D’autres, encore, invitent leurs salariés à prendre leurs congés annuels ou profitent du ralentissement de l'activité pour mettre en route des travaux urgents. Côté productivité, les avis sont partagés. Certaines avancent que les salariés sont mieux concentrés sur leur travail durant cette période et que leur performance globale ne s’en ressent pas. D’autres affirment que c’est surtout durant la dernière semaine du Ramadan que la productivité baisse. Toujours est-il que ces facteurs font que le Ramadan est souvent perçu comme une parenthèse festive où le rendement de la plupart des activités tend à baisser. Un mois durant, l’économie connaîtrait une baisse de régime. Elle s’éloignerait du sentier de croissance effective et encore un peu plus de son potentiel de productivité.
Toutefois, le mois de Ramadan inspire partout le même respect quelles que soient les perceptions des uns et des autres. Précisément parce qu’il est au plus profond de nos croyances religieuses, culturelles et morales. Mais aussi parce qu’il procède d’une démarche et d’une vision de la société. En langage contemporain, les gestionnaires les plus tolérants diront que ce mois est révélateur de tous les attributs qui fondent une baisse des performances économiques et sociales. Relâchement de l’effort, pertes d’heures de travail, dépenses ostentatoires... Pour les fervents pratiquants, son évocation est à elle seule un retour aux sources de l’Islam qui prône les vertus de l’éthique, de la justice, de la solidarité, du travail et de la tolérance.
Dans une de ses « Part de vérité », Béchir Ben Yahmed, rapportait qu’un de ses amis, Musulman pratiquant et porté sur l'humour, lui a posé un jour, à brûle-pourpoint, la question suivante :
- dis-moi : si tu totalises les mois de Ramadan depuis l'avènement de l'Islam, cela donne combien d'années ?
- Plus de 14 siècles d'Islam, donc près de 140 ans de Ramadan au total ; dit Ben Yahmed sans voir où son ami voulait en venir ;
- curieux, conclut son ami, d'un air rêveur et en prenant son air le plus sérieux- : n'est-ce pas, à quelques années près, notre retard moyen sur les Euro-Américains ?
Insinuation sibylline, énigmatique ou clin d’œil humoristique ? Comme c’est le cas de toutes les religions, cet échange nous met au cœur du débat quant à l’influence des valeurs morales et religieuses sur la prospérité économique. À cet égard, un terrain particulièrement fécond en enseignements est celui de l'histoire de l'Occident et de l’Asie au cours de ces cinq derniers siècles.
En examinant l’histoire de la chrétienté, Alain Peyrefitte dans un ouvrage remarquable sur "La société de confiance" est amené à observer que rien ne laissait prévoir la substitution de l'Europe nordique à l'Europe latine comme foyer d'innovation et de modernité. Jusqu'au XVIe siècle les pays d'Europe appartenaient à la même chrétienté d'Occident : même race, même culture, même encadrement par l'église, même maillage féodal tempéré par la même éclosion des franchises municipales. En quelques décennies, une distorsion s'opère. Elle oppose, en Europe de l'Ouest, pays latins et nations protestantes. Le paysage bascule. La Hollande, puis l'Angleterre prennent un essor rapide, suivies par les autres pays protestants, tandis que le Portugal, l'Espagne ou l'Italie, entrent en décadence et que la France, dont le cas est intermédiaire, traîne. Il est clair aussi que toutes les cultures des pays qui ont connu un miracle économique (est - asiatiques) partagent une semblable éthique du travail, quoique ses origines soient un peu différentes suivant les pays. Si au Japon, elle procède davantage du bouddhisme, en Chine et en Corée elle semble tenir du confucianisme. Toutes ces sociétés ont reconnu la légitimité du travail, tandis que les valeurs aristocratiques et religieuses cultivant le mépris du commerce, de l'accumulation ou du labeur quotidien se sont étiolées.
Il est trop réducteur d'affirmer que la Réforme protestante, le Bouddhisme ou le Confucianisme seraient comme des poules aux œufs d'or, et qu'ils détiendraient en eux-mêmes le secret du développement économique, social, politique et culturel de ces régions du monde. Mais il faut convenir que l’évolution de ces deux aires géographiques reflète une prégnance de l'économique par le religieux - ou du religieux par l'économique -. Elle exprime surtout une relation entre la rationalité du comportement socio-économique et l’interprétation donnée au choix confessionnel.
Les valeurs morales et religieuses sont, d’une certaine manière, un puissant facteur de régulation de l’économie et de la société. Quand elles inspirent une certaine forme d’ascétisme, de dépassement, de disponibilité, de générosité dans l’effort, elles sont d’un apport inestimable dans la création des richesses des nations. Dans notre aire arabo-musulmane, nos croyances religieuses ne nous exonèrent pas de l’effort. Le discours religieux vous dira même que l’on trahit nos idéaux de progrès et de justice si on tourne le dos aux enseignements et à la portée symbolique du mois de Ramadan.
En fait, ce mois sacré est un immense miroir dans lequel se projette aujourd’hui l’image perturbée de la personnalité arabo-musulmane. C’est aussi un moment d’appel du fond de l’histoire pour nous signifier que la religion peut exercer un effet sur la performance économique. Pas en enfermant la société dans un système d’identification collective et d’utopie sociale se substituant aux règles de la gestion politique de la cité. Plutôt par le biais de la religiosité et des croyances qui affectent les traits du comportement : l’effort, l’honnêteté et l’éthique du travail…C’est dans cette réserve de valeurs morales qu’il faudrait puiser la force nécessaire pour relever les défis qui sont aujourd’hui les nôtres.