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Opinion
Lundi 25 mars 2019, à la Maison Blanche, Donald Trump a signé un décret reconnaissant officiellement la souveraineté d'Israël sur le plateau du Golan, soutenant le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu. Quelles seront les conséquences de ce revirement de la diplomatie américaine au Moyen-Orient ? Pendant que les deux chefs d’Etat posaient devant les photographes, des avions de chasse israéliens bombardaient Gaza, en représailles des tirs de roquette palestiniens sur Tel Aviv. Le samedi 23 mars, la communauté druze du Golan a manifesté contre l’intention du président américain de reconnaître la souveraineté d’Israël sur ces territoires, conquis militairement en 1967 et annexés en 1981, et a affiché son appartenance à la Syrie. Si l’on a l’impression que ces événements font exclusivement partie d’une escalade de la violence située au cœur du présent, on ne peut, toutefois, pas comprendre leurs logiques intrinsèques sans les situer sur le temps long. C’est dans ce cadre que s’inscrit la démarche de Michel Boyer, professeur en classes préparatoires, évoquant dans son ouvrage Tragique Orient méditerranéen la présence militaire française au Liban au cours du XIXème siècle.
Un monde à feu et à sang
En 1860, suite aux importants massacres perpétrés par la communauté musulmane druze contre les Maronites chrétiens, l’Autriche, la France, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie envoient un corps expéditionnaire européen sur place afin de pacifier la région. Si, en 1840, la Grande-Bretagne soutenait les Druzes et la France les Maronites, les violences qui eurent lieu vingt ans plus tard les mirent d’accord sur la volonté de restaurer la paix. Suite à l’échec du caïmacamat séparant les Druzes et les Maronites en deux districts distincts, les rivalités entre Chrétiens et Musulmans prirent une ampleur considérable. A cette époque, les terres libanaises étaient une province syrienne rattachée à l’Empire Ottoman. Les cinq puissances européennes s’employèrent – certes de manière provisoire et avec un bilan au final très mitigé – à chercher un règlement à ces violences confessionnelles. Le 16 août 1860, un corps expéditionnaire français, constitué de six milles hommes placés sous le commandement du général Beaufort d’Hautpoul, débarqua au Liban et y resta jusqu’au 8 juin 1861. Ses missions consistaient à identifier et châtier les responsables des massacres de la communauté maronite, de rétablir la paix entre les communautés religieuses, d’assister les populations éprouvées, notamment les réfugiés.
Michel Boyer, lecteur de l’école historique des Annales, montre que dès le XIXème siècle les aides humanitaires orchestrées par les Etats contournent habilement les règles du droit international, notamment au niveau des traités et conventions signés, et sont combinées avec l’intervention de forces militaires armées.
Les premières parties de l’ouvrage retracent les enjeux géopolitiques de la région, le jeu complexe des puissances européennes avec « La Sublime Porte » (l’Empire Ottoman) mais aussi avec l’Egypte et présentent les caractéristiques des différentes populations confessionnelles du Liban et de la Syrie. Entre le XIème et le XVIème siècles, le Liban subit six dominations différentes et vit s’affronter régulièrement Chrétiens et Musulmans, sans compter les autres confessions.
Pour une généalogie de la gouvernance humanitaire
En mobilisant plusieurs types d’archives, notamment la presse de l’époque et les correspondances des militaires, Michel Boyer rend compte des différentes raisons de l’intervention française au Liban. Les journaux catholiques relatant les massacres des Maronites sur le sol français mobilisèrent une partie de l’opinion publique et certaines voix demandèrent à l’Empereur Napoléon III de ne pas rester passif face à ces violences (pp. 68-69). Ce dernier y vit une occasion de renforcer l’assise populaire du régime impérial et de regagner le soutien des milieux catholiques hostiles à la politique de la France en Italie. Des enjeux économiques incitèrent également Napoléon III à intervenir au Liban. La communauté maronite développait d’importants échanges avec la France, notamment au niveau du tissage, de la soie, de la laine et des céréales. De nombreux négociants, notamment de Marseille, avaient établi des comptoirs à Beyrouth et Saïda. Enfin, il y avait aussi la volonté d’étendre « le prestige et la zone d’influence française en Méditerranée orientale » (p. 84), notamment en laissant gouverner les Ottomans de manière fictive et, en s’accaparant dans les coulisses le pouvoir décisionnel.
Ce n’est donc pas pour des raisons philanthropiques que la France enverra ses troupes militaires au Liban. Ces dernières étaient, d’ailleurs, constituées par des effectifs réduits et composées à la hâte. Elles ne furent guère aidées sur place par les représentants de l’Empire Ottoman, laissant aux Druzes la possibilité de circuler facilement. Là où se trouvaient les troupes françaises, leur présence fut dissuasive et parvint à protéger la communauté maronite. Toutefois, elle ne pouvait être partout et par la force des choses, la mission à caractère militaire se transforma en une mission à caractère humanitaire (p. 122). Dans une lettre du 28 novembre 1860, le général d’Hautpoul déclarait au ministre de la Guerre français : « Aujourd’hui, le plus important est de s’occuper des populations chrétiennes. Il faut les réinstaller et les faire vivre ». La démarche de Michel Boyer est proche de celle de Michel Dobry, invitant dans son ouvrage Sociologie des crises politiques (1986, réédition 2009) à ne pas confondre rétrospectivement le processus durant lequel se déroule l’événement en train de se faire et le résultat final que nous lui connaissons aujourd’hui. Si, lors de leur arrivée au Liban, l’un des objectifs premiers des troupes françaises était de pacifier la région, sept mois plus tard, le général Ducrot écrira dans un rapport destiné au général d’Hautpoul que l’important se trouve désormais au niveau du « soutien moral » exercé vis-à-vis des réfugiés maronites et qu’il faut laisser aux « Turcs » le soin de pacifier le pays. Les lettres de certains témoins rendent compte du dénuement des populations chrétiennes chassées de leurs demeures. Voilà ce qu’écrit l’abbé de Lavigerie le 13 octobre 1860 lors de son arrivée à Beyrouth : « femmes, jeunes filles, enfants, le corps dévasté par la faim, attendant l’heure de la distribution des secours ».
A ce niveau, l’ouvrage de Michel Boyer ouvre certaines pistes programmatiques de recherche quant à une étude sociologique des émotions au sein des approches en relations internationales. Il amène également certaines interrogations méthodologiques quant au recours à l’analogie en histoire. En mettant en perspective les conflits interconfessionnels entre Druzes et Maronites au XIXème siècle et ceux sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine à partir de 1992 (p. 61) ou bien en comparant les manœuvres de pacification au Liban en 1860 et en 1978 (p. 139), Michel Boyer entend montrer que les mêmes causes semblent produire les mêmes effets. Dans le comparatisme, faut-il privilégier les ressemblances ou les divergences, les recoupements ou les singularités de chaque événement ? Les débats restent ouverts, d’autant plus que certains discours tenus à l’époque sur « la civilisation européenne qui intervient au nom de l’humanité » (p. 69) et « sur la volonté d’inspirer aux meurtriers des Chrétiens une salutaire et double terreur » à travers la présence militaire française au Liban au cours de ce XIXème siècle (p. 87) interpellent en retour le monde présent, notamment au niveau de la guerre en Irak menée contre ce que George Bush appelait « l’axe du mal ».
L’un des points forts de cet ouvrage est d’avoir montré dans une perspective proche de Michel Foucault, de quelle façon les savoirs du temps présent sur les conflits confessionnaux et la gouvernance humanitaire peuvent être questionnés à partir d’une étude sur les discours et les pratiques du passé.
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* Michel Boyer. Tragique Orient méditerranéen. Editions Virgule. Casablanca. 2019