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Dans le combat contre la pandémie du Covid-19, le Maroc a choisi de fermer ses frontières aériennes, maritimes et terrestres pour contenir la propagation du virus. En décrétant, par la suite, un confinement strict, les autorités actaient l’arrêt partiel de l’économie, avec la mise en place de mesures d’aide en faveur des catégories précaires et des entreprises rencontrant des difficultés sous la houlette du Comité de Veille économique (CVE). Le ralentissement de l’économie a conduit certaines entreprises du secteur exportateur à arrêter leur production. L’administration douanière a également appelé les importateurs à limiter leur activité au strict nécessaire, afin de protéger les réserves internationales de change, indispensables pour contrecarrer le choc externe.
Si ces mesures s’avèrent nécessaires, aujourd’hui, d’aucuns pensent que le Maroc gagnerait à les maintenir à la sortie de la crise, une idée qui trace son chemin depuis la mise en place de la réflexion autour d’un nouveau modèle de développement. Il faut croire que cette remise en cause de l’ouverture à l’international, à la fois commerciale et financière, ne leur est pas propre. On la retrouve, également, dans les discours de dirigeants, personnalités et des cercles souverainistes. Pour les pays avancés, choisir cette voie est animé par la tentation d’un retour à la gloire de certains pans de l’industrie qui, dans le passé, ont porté le flambeau du succès dans l’économie nationale. Pour les pays en développement, cette tentation de repli exprime une certaine vue de la voie vers l’industrialisation tant souhaitée. Or, s’il paraît juste de devoir repenser la mondialisation et les moyens de l’améliorer pour qu’elle profite à tous à l’échelle individuelle, il me semble qu’en choisissant la voie du repli, on choisit les mauvais instruments pour atteindre un noble objectif. Le débat étant ouvert, l’objectif de ce blog est d’y contribuer de manière constructive autour de trois thèmes : l’ouverture du Maroc, la place de l’individu dans un Maroc ouvert, et la mondialisation comme vecteur du bien commun.
La tentation du repli commercial
Il devient commun d’entendre que l’ouverture commerciale constitue un obstacle dans le processus de développement des firmes nationales. L’exposition de celles-ci à la concurrence étrangère, européenne, asiatique ou autre, condamnerait leur existence dans leur secteur. Mais est-ce pour autant vrai que cela est principalement lié à l’ouverture commerciale et la mondialisation des chaînes de valeurs ? Eriger la libéralisation commerciale en bouc émissaire c’est, à mon avis, se tromper de cible pour deux raisons.
La première tient à une conception néo-mercantiliste/néo-colbertiste de balance commerciale, qui évalue le succès de l’ouverture commerciale à la seule capacité de dégager un excédent commercial, l’objectif étant de pouvoir accumuler des réserves de changes. Ce faisant, on pose la stratégie de substitution aux importations comme la solution miracle pour arriver à ce résultat. Cela conduirait, alors, les acteurs nationaux à produire les biens qu’auparavant on importait. Or, cela pose la question d’appropriation de la technologie de production nécessaire et l’arbitrage entre un besoin de consommation qui s’exprime au moment présent et un déploiement éventuel d’un produit dans un horizon long, soit une question d’incitations au niveau individuel. L’histoire économique du Maroc est riche en enseignements dans ce sens. Jusqu’aux années 80, la substitution aux importations faisait partie de la stratégie d’industrialisation du pays, avec des résultats peu probants et une incapacité des industries protégées de tirer profit de la situation (apparition de monopoles). Jusqu’en 2005, le Maroc s’est, ensuite, essayé à une politique de promotion des exportations qui s’est majoritairement concentrée sur des secteurs intensifs en main-d’œuvre à faible valeur ajoutée. Le secteur de textile est particulièrement parlant du relatif échec de cette politique, qui n’a pas pris la mesure de l’impact de l’environnement international[1]. Le dynamisme affiché pendant cette période n’a pas pu être perpétué au lendemain de la crise de 2008, faute d’avoir pris la mesure de l’importance de diversifier les destinations de ses exportations. En quelque sorte, le choix du statuquo pour une firme paraît même rationnel. Quel intérêt aurait une entreprise à mobiliser des coûts fixes pour innover, si l’environnement prévalant lui permet de tirer un bénéfice largement supérieur ?
La seconde raison tient au fait que les faiblesses structurelles du secteur productif marocain à l’export soient inhérentes au modèle de croissance, sur lequel l’économie marocaine a fonctionné jusqu’ici. D’une part, le régime relativement fixe qui prévaut actuellement au Maroc, plombe la compétitivité-prix, empêche le taux de change de jouer son rôle stabilisateur, en cas de choc externe[2], et limite la capacité de la politique monétaire à agir sur la conjoncture nationale, tout en favorisant les importations. La surévaluation de celui-ci amplifie l’aversion au risque des investisseurs et entreprises marocaines qui se rabattent sur les secteurs non-échangeables et le marché domestique (Banque mondiale, 2017). D’autre part, l’ouverture commerciale est une condition nécessaire, mais pas suffisante, pour en tirer tous les bénéfices[3]. Au niveau domestique, le renforcement de notre structure productive, l’investissement dans les compétences et la mise en valeur des secteurs échangeables et l’investissement massif dans la R&D, pour gagner en sophistication des produits exportés, sont autant de conditions pour une libéralisation commerciale réussie. Par ailleurs, comme le note, à juste titre, la Banque mondiale (2019), la stratégie du Maroc de promouvoir les exports à travers les zones franches peut, certes, donner des bons résultats mais prévient le développement d’un tissu de PME exportatrices. L’idée étant que, pour qu’une firme puisse s’aventurer sur le marché des exports, elle doit disposer des bonnes incitations, aussi bien ex ante qu’ex post. Ces incitations doivent viser uniformément toutes les entreprises pour ne pas fausser le jeu de la concurrence et permettre une allocation efficace des ressources. En particulier, elles les amèneraient à faire des efforts en R&D pour améliorer leur technologie de production et consolider leur position sur le marché des biens exportables mais, également, diversifier leur offre exportable en gagnant en complexité.
En Afrique, la stratégie d’ouverture du Maroc[4] a consolidé la position du pays comme un acteur économique majeur à l’échelle continentale. La structure de son commerce intra-régional est de plus en plus diversifiée. Ses IDE sont principalement concentrés dans la partie Ouest du continent (principalement en Côte d’Ivoire), et sont portés principalement par les secteurs bancaire et télécom. Or, le Maroc gagnerait à davantage diversifier à la fois la destination de ses investissements mais également leur nature. En particulier, l’expertise développée en matière d’infrastructure de base pourrait être mise à la disposition de nos voisins africains pour la mise en place d’une infrastructure régionale à même de générer des gains pour tous. Les discussions menées sous l’égide de l’Union africaine (UA), pour la coordination des ripostes contre le Covid-19 ont montré l’importance que revêt la coopération multilatérale pour le bien commun. A l’avenir, ces initiatives doivent prendre plus d’ampleur. Au-delà de l’aspect économique et financier, l’Afrique doit mettre en commun ses moyens pour investir dans des initiatives communes de recherche, en sciences fondamentales et sciences sociales. La production d’une recherche africaine doit permettre d’insuffler un second souffle au débat sur l’avenir de l’Afrique et donner au continent droit au chapitre dans les changements de l’ordre global.
La place de l’individu dans un Maroc ouvert
Mettre l’individu au centre de l’ouverture est le meilleur moyen pour contrecarrer la tentation du repli. L’ouverture commerciale et financière[5] a permis au Maroc d’améliorer substantiellement ses performances, réduisant, notamment la volatilité de la croissance et le paysage productif et logistique, et d’attirer de plus en plus de capitaux étrangers. Néanmoins, au niveau individuel, ces effets doivent être nuancés. Certes, il y a bien un gain visible pour le citoyen lambda qui a accès à une variété élargie de produits étrangers, à des prix sensiblement bas, mais il serait trompeur d’évaluer la place de notre pays dans la mondialisation sans tenir compte de la distribution des gains qui en découlent. L’incapacité de certains secteurs à s’adapter au train de la mondialisation réduit leur capacité à générer des emplois. Or, cela a des implications à l’échelle individuelle, car il tend à exacerber une situation d’inégalités préexistantes mais, également, la fracture sociale entre une élite, désormais mondialisée, qui tire profit de la mondialisation, et le reste de la population qui subit de plein fouet l’incapacité des secteurs exposés à tenir le rythme de la concurrence internationale. Il convient alors de mettre en place les bonnes réponses pour mieux répartir les gains de cette ouverture.
Rodrik (1998) établissait la corrélation positive entre la taille du gouvernement et le niveau d’ouverture d’un pays. Ce résultat peut naturellement s’expliquer par l’impératif de compenser les perdants de la mondialisation. Ainsi, pour corriger ces effets de second tour, la politique économique, en l’occurrence l’Etat, prend toute sa place. Cela revient, par exemple, à mettre en place des réponses ciblées en faveur des perdants de la globalisation, à l’image de ce qui est préconisé par les Prix Nobel Esther Duflo et Abhijit Banerjee. On peut, également, envisager la mise en place d’une taxation de plus en plus progressive, qui viendrait financer des mécanismes de protection sociale et de formation professionnelle pour accélérer la réallocation de la main-d’œuvre vers les secteurs porteurs et, par là-même, augmenter la productivité des entreprises exportatrices. Ces corrections des défaillances d’allocation du marché viennent en améliorer le fonctionnement, sans pour autant freiner les dynamiques inhérentes.
Enfin, la dimension protectionniste a aussi ses implications pour le comportement individuel. A l’échelle de l’entreprise, comme expliqué plus haut, elle joue sur les incitations des entreprises à se renouveler, en particulier quand les garde-fous de la concurrence sur le marché domestique sont inopérants. A l’échelle du consommateur, le protectionnisme altère de manière coercitive les habitudes de consommation. En effet, il touche à la fois la sensibilité des individus aux prix mais, également, à leur penchant pour la variété et conduit à une réduction des possibilités de consommation. Or, avec un taux de change flottant, tel qu’il le sera à terme au Maroc, l’arbitrage entre les biens domestiques et les biens étrangers sera fait naturellement à travers les prix relatifs.
La mondialisation a étendu les horizons de l’individu et est un vecteur de bien commun
Aujourd’hui, cette ouverture ne se circonscrit pas seulement au champ de l’économie. De par sa nature dynamique, la mondialisation mute de manière continue et prend différentes formes. Aujourd’hui, elle s’impose sous la forme numérique, et se généralise de plus en plus à travers le monde, par le biais des structures dominantes que sont les GAFA, Huawei et autres géants technologiques. Par ailleurs, la crise que nous traversons, aujourd’hui, et notamment le recours à des outils numériques pour la mise en place de certaines mesures sociales, nous rappelle à quel point la société marocaine s’est appropriée le recours à ces outils intangibles qui occupent une part entière dans notre routine quotidienne. Le citoyen marocain est physiquement au Maroc et virtuellement en Europe, en Asie et ailleurs. Toutefois, généraliser cette situation reviendrait à occulter les inégalités d’accès au numérique qui subsistent aujourd’hui encore. Très apparente à l’heure de l’école à distance, il conviendra de répondre à cette urgence à la sortie de crise. La capacité de digitalisation de plein de services publics affichée pendant cette crise est très parlante quant à notre aptitude à l’incorporer dans l’administration publique. Mais pour qu’elle soit généralisée à d’autres domaines, notamment l’éducation et la santé, il convient de repenser notre manière d’investir et d’inviter les entités privées à participer à l’augmentation de l’offre digitale et la démocratisation de l’accès au numérique. Une réorganisation de l’investissement public, à travers un ciblage de l’infrastructure de base dans les régions relativement moins dotées, permettra de dégager une manne financière pour lancer le chantier de l’infrastructure avancée par ailleurs. Cette première étape nous permettra d’engranger une expertise et de faciliter l’équipement du territoire national. Aussi, cela prédispose à la fois les cercles universitaires, les centres de recherches et le secteur privé à collaborer pour implémenter des solutions innovantes, à la fois au Maroc et à l’international.
Par ailleurs, la redéfinition de ce qui revêt du stratégique pour un Etat est nécessaire. Toutefois, cela doit se faire sans céder aux relents populistes ni à la tentation souverainiste. Repenser notre stratégie, c’est aussi repenser nos modes de coopération. Avant de penser à la réduction des chaînes de valeurs, par le biais de relocalisations, il convient de se rappeler que les épidémies évoluent en pandémie, parce que les virus n’ont pas de frontières. La responsabilité première est alors aux Etats qui, sans pour autant anticiper les pandémies, peuvent établir des plans de prévoyance et constituer des réserves stratégiques. Dans cette démarche, l’ouverture peut être un vecteur d’acheminement de tout ce qui est nécessaire d’un pays à l’autre, que cela relève du matériel (équipement sanitaire, protection etc.), ou de l’immatériel (coopération renforcée et investissements communs dans la recherche) à moindre coût quand cela est possible. Le choc sanitaire du Covid-19 nous a aujourd’hui rappelé l’importance d’investir dans des systèmes de santé efficaces, à même d’apporter une protection sociale nécessaire aux citoyens, mais aussi l’intérêt que cela soit aussi le cas chez nos voisins dans un monde interconnecté.
Comme je le disais en préambule de ce blog, aspirer à un Maroc industrialisé et émergent est une noble quête. Nul ne peut le nier. Mais, subsiste une différence entre se recroqueviller sur soi-même, sur fond d’un patriotisme passéiste, ou s’ériger en modèle, dans son environnement international, et profiter de synergies qu’offre la mondialisation pour progresser pour soi-même et pour les autres.
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » Albert Camus, discours du Prix Nobel de Littérature, 1957.
Les opinions exprimées dans ce blog n’engagent que leur auteur et aucunement le PCNS.
[1] Notamment, la fin de l’accord multifibres
[2] Sous un régime de change fixe, avec la présence de rigidités nominales, les ajustements en cas de choc externe négatif entraînent une contraction de l’économie réelle, car les prix ne peuvent pas s’ajuster et, donc, les prix des produits exportés ne varient pas pour s’aligner sur un niveau protégeant la compétitivité. Sous le régime flexible, le flottement du taux de change permet de contrecarrer la rigidité des prix via une dépréciation de la monnaie nationale pour sauvegarder la compétitivité-prix du produit national sur le marché de l’export. A ce titre, la réforme entamée par les autorités en 2018 et poursuivie en 2020 est un énorme bond en avant.
[3] Prix plus faibles, gains de variété pour un même produit, incitation à l’innovation et hausse de la productivité de entreprises etc.
[4] Notons, également, que cette stratégie est essentiellement centrée autour du commerce des biens, en Afrique comme partout ailleurs, et c’est également un des points d’achoppement de la négociation de l’ALECA avec l’Union européenne (UE).
[5] Le compte de capital au Maroc est ouvert pour les non-résidents, et très partiellement pour les non-résidents.