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Opinion
La crise sanitaire a porté un coup dur au modèle de la coopération internationale au développement par projets, la modalité la plus répandue. Finies (ou presque, ou en tout cas mutées à des modalités de télétravail) les myriades de gestionnaires de projets et d’experts internationaux et nationaux pour des missions de formulation, d’assistance technique, d’évaluation. Plus possibles les formations, les séminaires, les consultations avec la société civile, les dialogues régionaux, les voyages d’étude. Le business model d’une grande partie de la coopération semble compromis et une réorientation s’impose. En même temps, une opportunité pour repenser l’ensemble du système d’aide au développement émerge. Mais, depuis les années 1960, la coopération par des projets a la peau dure, malgré toutes les critiques sur son efficacité et son efficience (et surtout sur son impact sur le développement). Et il n’est pas à exclure qu’elle revienne avec force une fois la pandémie maitrisée…mais probablement à une échelle réduite.
En effet, la crise du Coronavirus risque aussi d’avoir des effets fortement procycliques dans les chiffres de la coopération internationale au développement pour les prochaines années, comme conséquence de la récession économique mondiale occasionnée par la pandémie. D’après les données du Comité d’assistance au développement de l’Organisation de Coopération et de Développement économiques (OCDE), publiées début 2020, l’Assistance officielle au développement (AOD) totale dans le monde en 2019 était de 152,8 milliards de dollars, un 0,31% du produit national brut combiné de ses pays membres (moins de la moitié du 0,7% du PNB accordé par tous ces pays dans le cadre des Nations unies. Seuls le Royaume Uni, la Suède, le Danemark, la Norvège et le Luxemburg atteignent ce seuil du 0,7%. Pour l’Union européenne (UE) dans son ensemble, le niveau est de 0.46% du PNB)[1]. C’était une augmentation légère de 1.4% en termes réels par rapport au niveau de 2018 (pratiquement le même qu’en 2016 et 2017). Or, même en gardant les niveaux actuels de l’AOD par rapport au PNB dans les pays donateurs, la récession économique pourrait provoquer par elle-même une réduction de l’assistance officielle au développement entre 10 et 25 milliards de dollars en 2021.[2] Et rien n’invite, par ailleurs, à exclure que quelques pays développés réduisent leur effort de coopération dans un contexte de crise économique. Et cela précisément au moment où les pays moins développés doivent faire face à une crise économie multiple aigue (des investissements étrangers directs, des transferts des migrants, des exportations de matières premières, du tourisme) et ont plus que jamais besoin de l’assistance internationale pour leur développement…et de plus en plus souvent pour éviter des catastrophes humanitaires.
Une aide au développement de plus en plus alignée avec la politique étrangère
Mais, en plus des crises sanitaire et économique, d’autres tendances mettent en question les principes de la coopération au développement telle que nous la connaissons. Le 16 janvier 2021 la DG DEVCO, la Direction générale de la Commission européenne pour la coopération internationale et le développement a disparu. Elle gère le portefeuille de coopération de l’Union européenne, le cinquième bailleur de fonds de la coopération au développement au monde (avec 14,8 millions de dollars en 2019, après les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et le Japon). Désormais, elle portera le nom de DG INTPA, Direction générale pour les Partenariats internationaux. Derrière ce changement d’appellation se profile un changement de fond: alors que d’après le Traité de l’Union européenne (article 208), l'objectif principal de la politique de coopération au développement de l'Union « est la réduction et, à terme, l'éradication de la pauvreté », les partenariats internationaux sont « le premier outil européen destiné à défendre les intérêts stratégiques de l'Union dans le monde en renforçant ses stratégies, ses politiques et ses actions extérieures » et «influer sur les évolutions planétaires et de défendre ses valeurs fondamentales », pour reprendre les objectifs de l’« Instrument de partenariat » financé par l’UE entre 2014 et 2020. La mission de la nouvelle DG qui, par ailleurs, reprend la dénomination déjà donnée à la Commissaire Jutta Urpilainen, responsable du département depuis fin 2019, consistera à « contribuer au développement durable, l’éradication de la pauvreté, la paix et la protection des droits humains par le moyen de partenariats internationaux qui promeuvent les valeurs et les intérêts européens ».
Ce changement, accompagné d’une restructuration de la nouvelle DG, suit un changement de paradigme sur la coopération au développement européenne déjà évident depuis 2016, notamment pour ce qui concerne la conditionnalité migratoire.[3] Dans la lettre de mission adressée à la Commissaire par la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le 1er décembre 2019, au début de son mandat, indiquait déjà qu’elle devait travailler « sous l’orientation » du Haut Représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité. L’altruisme éclairé du Traité de l’Union européenne semble toucher à sa fin. Mais, l’Union européenne est loin d’être le seul grand bailleur international à suivre cette tendance à l’alignement croissant de la coopération au développement avec les intérêts de la politique extérieure. Au niveau institutionnel, en septembre de 2020, le Département pour la coopération internationale (DFID) du Royaume-Uni á été formellement dissout pour s’intégrer dans le Foreign Office (le Ministère des Affaires étrangères britannique, désormais dénommé Foreign, Commonwealth and Development Office, FCDO). Et le même modèle est suivi par des pays comme le Danemark, la Norvège, la Suisse, l’Islande, l’Australie ou le Canada, tous ayant intégré la mise en œuvre de leur coopération au développement dans leurs ministères de Affaires étrangères dans la dernière décennie (au lieu d’une agence spécialisée d’après le modèle traditionnel)[4].
Ainsi, l’évolution de la coopération au développement est de plus en plus déterminée par les considérations et les aléas des politiques étrangères et les cycles économiques des pays développés, et non par les besoins des pays moins développés ou des populations vulnérables. Et, cinq années après leur proclamation, les objectifs de développement durable pour 2030 (y compris le 0,7% du PNB en AOD) adoptés en fanfare au sein des Nations unies semblent s’éloigner.
[1] OECD Official Development Assistance, https://www.oecd.org/dac/financing-sustainable-development/development-finance-standards/official-development-assistance.htm.
[2] Voir “Coronavirus and Aid Data. What the last OECD Data Tell Us”, Development Initiatives briefing, April 2020, https://devinit.org/resources/coronavirus-and-aid-data-what-latest-dac-data-tells-us/.
[3] Sur cette question, voir la première partie du Policy Brief d’Iván Martín (2021) « New Pact of Migration and Asylum in the European Union: What Stakes for the Maghreb and Africa?”, Policy Center for the New south, janvier 2021, https://www.policycenter.ma/sites/default/files/PB_21_03_Martin.pdf.
[4] Sur l’organisation institutionnelle de la coopération au développement, voir Nilima Gulrajani (2018) « Merging development agencies. Making the right choice”, Briefing Note, Overseas Development Institute, «https://www.odi.org/sites/odi.org.uk/files/resource-documents/11983.pdf.