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Opinion
Lors du Forum Russie-Afrique, tenu récemment à Moscou, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergey Lavrov, a souligné que les relations entre son pays et ses partenaires africains ne seront pas “impactées par des facteurs extérieurs”.
Venant du chef de la diplomatie russe depuis 2004, la formule peut paraître courte mais, à demi-mot, elle est porteuse de la détermination de Moscou de renforcer sa présence en Afrique, surtout que le forum de Moscou s’est tenu en préparation du premier sommet de chefs d’Etat Russie-Afrique, prévu en 2019.
A plus large échelle, le retour de Moscou en Afrique s’associe à une dynamique clivante de l’action du pouvoir russe : critiquée pour la méthode, la recette du président Poutine est appréciée en coulisse, en Afrique et même par certains cercles diplomatiques occidentaux, ‘’traumatisés’’ par la dégradation incontrôlée de leurs relations avec l’administration Trump.
Moscou renforce sa profondeur stratégique tous azimuts
En Ukraine et en Crimée, la Russie tient bon face aux inconstances1 des diplomaties européennes et à l’incapacité des Nations Unies de faire respecter le droit international. En Syrie, Moscou, au prix d’un équilibre avec Ankara et Téhéran, émerge comme la puissance ayant apporté un avantage décisif au régime de Bachar Al Assad, malgré un conflit toujours en cours.
En août dernier, Moscou a enregistré un autre succès diplomatique, avec la signature de l’Accord sur le statut de la Caspienne, après 20 ans de négociations2. Avec l’Azerbaïdjan, l’Iran, le Kazakhstan et le Turkménistan, la Russie a mis fin au vide juridique existant depuis la dissolution de l’Union soviétique. Selon le Kremlin, l’accord régional préserve la plus grande partie de la Caspienne en tant que zone commune, mais partage entre les cinq pays les fonds marins et les ressources sous-marines. En substance, cet accord autorise la construction de pipelines sous-marins et prévoit l’instauration de quota de pêche qui permettra de préserver l’espèce de grand esturgeon béluga. Il va sans dire, que cet accord permet à Moscou d’asseoir ses bases militaires dans la région, repoussant toutes tentatives extérieures d’implantation.
Plus récemment, le contrat finalisé avec l’Inde pour la livraison des systèmes de batteries anti-missiles S400, que Washington pourrait sanctionner, et celui signé avec le Pakistan dans le domaine de la défense, dénotent de l’efficacité des arguments de la Russie et du pouvoir d’influence de sa diplomatie pour faire aboutir de tels accords stratégiques sur un axe aussi sensible que celui entre New Delhi et Islamabad.
Ce préliminaire dénote des objectifs de déploiement méthodiques où la Russie verrouille, un à un, les différents leviers de sa profondeur stratégique dont l’Afrique constitue le maillon actif le plus récent.
Dernier arrivé en Afrique, Moscou ne sera pas le plus grand perdant
Nier, aujourd’hui, le retour de la Russie en Afrique n’est plus possible. Suite à une première tournée en 2006, qui avait mené Vladimir Poutine en Algérie, puis en Afrique du Sud et au Maroc, la Russie a réaffirmé4, depuis, ses relations avec les vingt principales économies africaines. Prudente, depuis 2011, vis-à-vis des pays d’Afrique du nord, congestionnés par leurs situations socio-politiques, la Russie est revenue en force, en 2013, en Egypte, avec la prise de pouvoir d’Abdelfattah Al Sissi. Rassurée par ses positions dans cette région-partenariat historique et militaire avec l’Algérie, accords économiques avec le Maroc et la Tunisie5, renouvellement et renforcement de la relation avec l’Egypte6, et, peut-être, demain, une nouvelle zone d’influence avec Haftar- la Russie travaille à présent pour un ancrage stratégique en Afrique subsaharienne.
Ainsi, Moscou a passé ces dernières années plusieurs accords de défense7, en proposant assistance et matériels militaires à une liste non exhaustive de pays africains comprenant : le Burkina Faso, la Guinée, la Guinée-Bissau, l’Ethiopie, le Mozambique, la République Centrafricaine, la République Démocratique du Congo … et aussi la Communauté des pays d’Afrique australe (SADC). D’autres accords de ce type sont attendus avec le Gabon, le Rwanda et le Tchad.
Pour ces partenariats, l’action de Moscou s’est voulue agile renouvelant, au besoin, des accords caduques, ou s’est montrée opportuniste face à un vide laissé par les partenaires occidentaux. Dans la plupart des contacts renouvelés en Afrique subsaharienne, la Russie a cherché également à renforcer sa coopération énergétique, pour la livraison de gaz GNL, par exemple, et sa présence dans les industries extractives. En 2015-2016, Moscou n’a pas, non plus, manqué de renforcer sa part de marché en livrant du blé à nombre de pays, ‘’profitant’’ des mauvaises récoltes de plusieurs fournisseurs historiques en Europe de l’Ouest.
Enfin, plusieurs pays ont signé des accords de coopération nucléaire, tels que le Soudan et le Kenya, marquant la volonté de Moscou d’aller sur le terrain d’une technologie, à la fois à portée symbolique, à consonance politique et, de surcroît, encore peu développée en Afrique. Plus directement, le but est aussi d’approcher des zones riches en uranium ou de pays ayant un actif conséquent dans ce secteur, comme l’Afrique du Sud.
Source : The Africa Report, October 2018
Consciente de l’infériorité de son offre commerciale et industrielle face à la Chine ou aux principaux pays occidentaux, la Russie préfère cibler ses partenaires, rationaliser son offre (technologie militaire, petites infrastructures ...) et de services maîtrisés (études d’ingénierie, science, formation) tout en continuant, comme à l’époque de l’Union soviétique, à poser son propre cadre politique et à attirer des cadres africains à former. Pour autant, cette stratégie n’écarte pas la volonté russe de se lier à des partenariats larges pour des projets d’envergure, comme celui de la ligne ferroviaire transsaharienne portée par la Chine. Il est à noter, par ailleurs, que si la Russie est particulièrement bien dotée en ce qui concerne les ressources naturelles, certains signaux d’alarme ont été émis.
Pour le pétrole, par exemple, le ministre de l’Energie, Alexander Novak, a justement déclaré en septembre dernier que le « Peak Oil » russe pourrait être atteint dès 2021.
Cette poussée russe sur le continent, vue d’un bon œil des partenaires historiques de Moscou, pour quelques-uns encore bercés des souvenirs de la Guerre froide, semble recevoir aussi un satisfecit de la plupart des leaders africains. Avec les anciens pays satellites ou proches de l’ex-Union soviétique, outre les contrats d’armements, la relation a été entretenue méthodiquement : exploitation de platine et contrats d'armements, au Zimbabwe, lancement du premier satellite et exploitation de diamants, en Angola, exploitation minière, au Mozambique, contrats de fourniture d’infrastructure gazière, au Congo Brazzaville, programme nucléaire, mines aurifères contre un soutien politique affirmé au président soudanais El Béchir. L’Ethiopie, partenaire stratégique et historique, et avec lequel Moscou partage une communauté de population orthodoxe, voit, pour sa part, revenir un allié de taille alors que la corne de l’Afrique est au fait de transformations géostratégiques majeures, suite à la détente avec l’Erythrée.
L’épouvantail centrafricain, ‘’smoking gun’’ entre Paris et Moscou
Par contre, face à d’autres acteurs du continent, une certaine tension est palpable et pourrait devenir une crise ouverte, notamment avec la France sur la situation actuelle en Centrafrique et la présence militaire russe. D’autres signaux faibles renforcent l’idée d’un bras de fer franco-russe sur le continent. L’été dernier, plusieurs sources ont affirmé que Moscou chercherait, par l’entremise du président nigérien Issoufou, un point d’entrée au G5 Sahel. Au printemps dernier, plusieurs sources ont affirmé que RusHydro voulait reprendre la concession de Veolia à Libreville.
La crispation a atteint son paroxysme à Paris lors des commémorations du centenaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale, avec une poignée de main glaciale entre les Présidents Macron et Poutine, le maître du Kremlin ayant volontairement retardé son arrivée officielle et s’est contenté d’une brève apparition au forum de la Paix.
Perspectives
Oublié le postulat de l’anticolonialisme- qui a animé la présence soviétique en Afrique, dépassées les années d’attentisme ayant suivi le démembrement de l’ex-Union soviétique, Moscou affiche, à présent, pragmatisme et efficacité en Afrique, en ciblant des partenaires potentiels et en rationalisant son offre.
La Russie, avec différentes tournées du Président Poutine et du ministre Lavrov, déploie méthodiquement un dispositif bien rodé autour de plusieurs conglomérats : Rosoboronexport, pour l’exportation de matériels militaires, Gazprom et Novatek, pour le gaz, Rosneft, pour le pétrole, Rosatom Overseas, pour le nucléaire, Alrosa, pour les diamants …
Moscou, en se basant sur un réseau d’ambassades, avec à leurs têtes des diplomates chevronnés, mesure aussi la faiblesse de sa puissance de frappe économique. En cela, l’offre militaire, point fort de la Russie, est toujours présentée aux partenaires africains. La Russie consent aussi des efforts en termes de formation. Pour attirer des cadres en Russie, appel est fait à une recette renouvelée de l’ex-Union soviétique qui, en 1990, avant sa chute, avait formé sur son territoire 50 000 cadres africains et 200 000 autres dans leurs pays respectifs.
Poutine, champion d’un monde multipolaire et de la défense de souveraineté, arrive en proposant une prime à la stabilité à certains pouvoirs, souvent en quête de légitimité.
Toutefois, au sein des palais présidentiels et des chancelleries africaines, si le modèle de stabilité proposé rassure, la prudence reste de mise, car il existe aussi un revers de la médaille de la realpolitik de Poutine.
La construction de liens de confiance va probablement durer et, en cela, la présence russe en Afrique doit d’abord prouver sa volonté à faire avancer la paix, comme en Centrafrique, et à aider au développement du continent.
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1 - La "grande stratégie" russe qui menace l'Europe, le Huffington post,15.09.2018 Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More.
2- La mer Caspienne au cœur d’un accord historique, Le Monde, août 2018
3- Depuis plusieurs années, des militants écologistes dénoncent, face aux lobbys du caviar, une pêche intensive qui épuise les stocks et espèrent que le nouvel accord donnera un coup de pouce aux efforts de préservation. La Croix, août 2018.
4 - Les Etats-Unis vont réduire le nombre de leurs militaires en Afrique, RFI, novembre 2018.
5 - 570 000 touristes russes sont attendus en Tunisie en 2018, l’Economiste maghrébin, mars 2018
6 - Suite à la dernière visite à Moscou du président Al Sissi en octobre, les deux parties ont décidé des projets suivants : création d’un parc industriel russe, construction d’une centrale nucléaire financée à hauteur de 25 milliards de dollars par la Russie. Sur le plan militaire, sont prévus des exercices conjoints, la livraison prochaine de 46 hélicoptères d’attaque K-52. Dépêche d’Agence, octobre 2018
7 - Enjeux Internationaux, France Culture, mai 2018.
8 - Russia’s Peak Oil Production Could Be Just Three Years Away, September 2018, Oilprice.com
9 - Comment les Russes sont arrivés à Bangui, Le Soir, avril 2018, Colette Braeckman
10 - Russia’s Favorite Mercenaries / Wagner, the elusive private military company, has made its way to Africa—with plenty of willing young Russian volunteers August 27, 2018, Neil Hauer is an independent security analyst focused on Syria, Russia, and the Caucasus. The Atlantic
11 - Wagner Group is a private military force founded by a former Russian intelligence officer and linked to an associate of Vladimir Putin, Yvgeny Prigzhin, a St. Petersburg businessman. Helmut Sorge, Russia in Africa, OCPPC, August 2018
12 - Russia’s Return to Africa, Marc 2014, J. Peter Pham, director of the Atlantic Council’s Africa Center