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Opinion
La Libye entame l’année 2020 dans une atmosphère d’escalade. Le conflit s’internationalise et menace la stabilité d’au moins trois régions imbriquées par le fait géographique, les intérêts géopolitiques et par la continuité historique:
- Toute la région méditerranéenne est concernée par la conjoncture libyenne. Qu’il s’agisse de sa partie orientale (Egypte, Turquie, Liban, Syrie, Israël, Chypre et Grèce) ou de son flanc occidental (Maroc, Algérie, Tunisie, France, Italie et Espagne), le bassin méditerranéen voit en la crise libyenne une menace de perturbation à la paix et à la sécurité aussi bien au Nord qu’au Sud.
- Deux autres régions qui se recoupent avec l’espace méditerranéen, ne peuvent éviter d’être affectées par la conjoncture libyenne. D’une part, le Grand Maghreb dont la Libye est partie intégrante et, d’autre part, le Moyen-Orient dont les pays partagent avec la Libye l’appartenance à la Ligue arabe.
- La région du Sahel, dont la situation actuelle est due en grande partie aux événements de la Libye, verrait sa situation aller vers plus de complication et d’enlisement, du fait de l’escalade dans la crise libyenne.
Au niveau international, les grandes puissances adoptent des positions plutôt mitigées, à l’exception de la Russie qui, en dépit d’un langage diplomatique assurant la neutralité entre les deux forces, cache mal son soutien pour le maréchal Khalifa Haftar. Ce dernier, soutenu également par les Emirats-Arabes-Unis, l’Egypte et l’Arabie Saoudite, voit ses ennemis de Tripoli faire appel à la Turquie, relativement appuyée par le Qatar, pour contrer ses visions hégémoniques sur la capitale libyenne. Le Gouvernement d’Union nationale (GNA) avait également, fin décembre 2019, adressé des lettres à quatre autres pays qualifiés d’amis (USA, UK, Algérie et Italie) leur proposant des ‘’accords sécuritaires bilatéraux’’ dont le fond de toile concerne la défense du gouvernement Serraj, contre les visées conquérantes de Khalifa Haftar. Le fait que la France ne fasse pas partie des pays appelés à la rescousse par Tripoli, signifie que cette dernière est convaincue de l’appui de la France au Maréchal de l’Est.
La décision turque de voler au secours du gouvernement libyen d’union nationale a fait monter la tension d’un cran et suscité une réaction des plus fermes des pays arabes du Golfe et de l’Egypte, soutiens du Maréchal de l’Est. Ces derniers développements risquent de se muer en une confrontation directe entre les deux clans.
Une confrontation entre deux nostalgies
L’empire musulman qui, dans ses périodes de gloire, s’étendait du Moyen-Orient jusqu’à la péninsule ibérique, en passant par les Balkans et l’Afrique du Nord (Maroc excepté), avait connu deux périodes distinctes. Celle des dynasties arabes, omeyyade et Abbassides et la période turque sous les dynasties ottomanes. Les antagonistes d’aujourd’hui représentent des nostalgies de ses deux époques.
Il est très difficile de dissocier la politique turque d’aujourd’hui des réminiscences et des souvenirs de gloire de l’empire ottoman ; qu’il s’agisse du Moyen-Orient où l’implication de la Turquie en Syrie n’est pas sans lien avec l’opposition historique des empires perse et ottoman, ou en Afrique du Nord, où l’empire ottoman avait, jadis, étalé son emprise de l’Egypte jusqu’aux frontières Est des empires marocains. La Turquie d’aujourd’hui voit en cet espace son aire naturelle de projection, et le lieu adapté à son expression de puissance. Si géographiquement, le pays appartient au continent européen, la Turquie s’est historiquement plus liée au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord ; des zones avec lesquelles ses liens civilisationnelles et religieux sont plus solides et plus avérés. La Turquie inscrit ses efforts de projection dans ces deux zones en raison des liens historiques, mais également pour des questions de proximité ; le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord font partie de l’espace méditerranéen qui baigne la Turquie.
Dans l’esprit et l’inconscient arabes, l’empire musulman est tombé avec le dernier calife abbasside. Si deux ou trois siècles durant, l’ensemble des musulmans (arabes compris et marocains exceptés) ont admis la domination ottomane et turque sur l’empire et le monde musulman ; une résurgence du nationalisme arabe avait commencé à pointer dès le début du XIXème siècle en rejetant l’hégémonie turque.
Cet antagonisme s’est également exprimé dans les temps actuels, surtout sous forme d’opposition belliqueuse entre deux modèles de gouvernance islamique ; l’un marqué par l’idéologie des frères musulmans (conduit par la Turquie) et l’autre par le Wahhabisme (conduit par l’Arabie Saoudite). Sous cet antagonisme confessionnel et cultuel, se cachait également un bellicisme ethnique motivé par une course au leadership du monde musulman.
Ce conflit dont les racines plongent dans l’histoire, risque aujourd’hui de prendre des formes alarmantes en Libye ; surtout si la communauté internationale ne s’y prend pas avec toute l’énergie utile et nécessaire et si les grandes puissances étrangères ne gardent pas la neutralité vis-à-vis des belligérants.
Le Maghreb et la crise libyenne : présence des pays et absence de l’Union
Si les pays du Maghreb avaient toujours marqué leur présence dans le dossier libyen, l’Union du Maghreb Arabe (UMA) s’est, surtout, faite remarquer par son inefficacité. Le non-Maghreb s’est clairement manifesté dans la crise libyenne, en dépit des efforts fournis individuellement par les pays membres de l’Union :
- Dès 2015 ; le Maroc marque son intérêt pour un dénouement de la crise libyenne. Il abrite, à Skhirat, les négociations entre les parties libyennes, ayant donné, sous l’égide des Nations unies, naissance à l’accord du même nom. Un accord qui reste jusqu’à nos jours la base considérée comme incontournable par la communauté internationale, quand il s’agit de résoudre la question libyenne.
- Durant la première médiation de l’ONU entre parlementaires libyens à Ghadamès (septembre 2014), l’Algérie avait tenté de les convaincre de boycotter la Chambre des représentants de Tobrouk, opter pour la formation d’un gouvernement d’unité nationale afin de poursuivre la transition bloquée deux mois plus tôt ; le projet n’avait pas réussi, mais ce n’est pas faute d’avoir tenté.
- Depuis le déclenchement de la crise libyenne, la Tunisie, pays maghrébin le plus touché par le conflit, se trouvait d’abord préoccupée par la gestion de l’ère post-Benali. Cependant, la Tunisie n’avait jamais hésité à exprimer son souci quant à l’intégrité et à l’unité de la nation libyenne. Dans le cadre de ses efforts diplomatiques, la Tunisie avait soutenu, en 2014, l’initiative libyenne de l’organisation à Tunis d’un dialogue national inter-libyen, susceptible d’aider les Libyens à surmonter la crise politique. L’initiative n’aboutit pas à des résultats concluants, mais ce n’était pas, encore une fois, faute d’avoir essayé.
Cependant, un fait attire favorablement l’attention lors de la dernière réunion de la Ligue arabe. Le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Mauritanie étaient positionnés sur le même bord, s’opposant à la thèse de l’Egypte, soutenue par les Emirats-Arabes-Unis et l’Arabie Saoudite, qui ambitionnaient de stigmatiser l’alliance entre le gouvernement libyen et la Turquie. Cette convergence de points de vue entre pays maghrébins montre, si besoin est, que malgré leurs différends, les pays du Maghreb s’inscrivent sous une communauté d’intérêt. Il est à se demander si une UMA, existant effectivement et dépassant ses freins artificiels, n’aurait pas été prioritaire dans les décisions concernant la crise libyenne, voire même plus qualifiée pour réussir une sortie de crise ?
La guerre de Libye aura-t-elle lieu ? Quelle sagesse permettrait de l’éviter ? Pour le moment, tout indique des préparatifs à une confrontation quasi-inévitable. Le maréchal Khalifa Haftar est aux portes de Tripoli. La Turquie a déjà acheminé du matériel et même des milices en provenance de Syrie ; les Russes ont, selon des rumeurs, fait autant avec des commandos du groupe Wagner. D’après certaines sources, l’aviation égyptienne serait en alerte et peaufinerait des plans pour bombarder des sites du Gouvernement d’Union nationale. Il faudrait un miracle pour qu’un affrontement de densité moyenne soit évité.