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Opinion
La victoire éclair des Talibans en Afghanistan remet sur le devant de la scène un projet énergétique dont il est question depuis plus de 20 ans. Il s’agit d’un gazoduc qui relierait le Turkménistan au Pakistan et à l’Inde, en passant par l’Afghanistan. Le nom de ce projet est TAPI pour Turkménistan, Afghanistan, Pakistan et Inde.
La logique derrière ce projet est très simple. Le Turkménistan a beaucoup de gaz naturel, puisque ce pays occupe le quatrième rang parmi les détenteurs de réserves prouvées de cette source d’énergie (les trois premiers sont, par ordre décroissant, la Russie, l’Iran et le Qatar), et il souhaite accroître ses exportations et diversifier ses marchés. Le Pakistan et l’Inde consomment beaucoup de gaz et importent de plus en plus de gaz naturel liquéfié (GNL). Et l’Afghanistan serait le pays de transit entre le fournisseur du gaz, le Turkménistan, et le Pakistan et pourrait à la fois importer du gaz pour ses besoins nationaux et obtenir des recettes liées au transit du gaz turkmène vers son territoire. Ces recettes pourraient être de l’ordre de $400 millions par an. En théorie, tout le monde serait gagnant.
Pourtant, TAPI n’existe que sur le papier à ce jour. Comme le fameux monstre du Loch Ness en Ecosse, tout le monde en parle mais personne ne le voit vraiment. En effet, plusieurs obstacles clés s’opposent à la réalisation effective de TAPI depuis la fin du siècle précédent. Le changement de la donne politique en Afghanistan avec la victoire des Talibans pourrait-elle contribuer à débloquer cette situation ?
Des obstacles en Afghanistan mais pas seulement
La réponse à cette question importante est probablement pas, en tout cas pas dans le court terme. Pour financer, construire et exploiter un projet de cette ampleur, dont la capacité de transport serait de 33 milliards de mètres cubes de gaz par an et dont le coût est estimé à $8-10 milliards environ, il faut évidemment de solides garanties en matière de sécurité. Dans un pays en guerre, quasiment constante depuis au moins une quarantaine d’années, on comprend que les financiers ne se bousculent pas au portillon. Pour que cette situation évolue, il faudrait que les Talibans soient en mesure de stabiliser le pays, non pas au cours des prochains mois seulement, mais sur le long terme et que les investisseurs potentiels en soient convaincus. Le gazoduc TAPI devrait normalement fonctionner pour une trentaine d’années et pas pendant six mois. Au regard des incertitudes majeures sur l’avenir politique du pays qui subsistent après la chute récente de Kaboul, on conçoit aisément qu’il soit très difficile d’y voir clair pour les entités publiques ou privées qui seraient intéressées par la construction, l’exploitation et le financement de TAPI.
Parmi les sources de financement probables figurent la Banque asiatique de Développement (BAD), l’Islamic Development Bank (IDB) et les quatre pays concernés par TAPI. Mais, du côté des institutions financières internationales et des banques de développement, la position de leurs actionnaires sera cruciale. Si l’Afghanistan des Talibans devait être, demain et après-demain, sanctionné par les grandes puissances occidentales, en commençant par les Etats-Unis, un scénario tout à fait probable, il serait bien sûr très délicat pour la BAD d’accepter de financer un tel projet. Il faudrait donc que les Talibans réussissent, d’une part, à stabiliser durablement l’Afghanistan, ce qui n’est pas fait, et, d’autre part, que leur comportement (terrorisme, droits de l’Homme, drogue, etc.) en tant que nouveaux maîtres de ce pays leur permette d’être intégrés dans la communauté internationale. Personne ne peut affirmer aujourd’hui de façon définitive que ces deux conditions ne seront jamais réalisées mais le moins que l’on puisse dire est que ce ne sera pas facile et rapide.
Le poids des tensions Inde-Pakistan
De plus, tout ne se joue pas à Kaboul. Outre les problèmes de sécurité et leurs impacts évoqués ci-dessus, il y a encore au moins deux questions essentielles pour l’avenir de TAPI. L’une est commerciale et l’autre est stratégique. La première porte sur le prix du gaz qui serait exporté par le Turkménistan. Comme souvent, le prix que ce pays voudrait obtenir est jugé trop élevé par ceux qui pourraient l’acheter. Ce n’est pas une situation très originale et l’on retrouve de telles divergences dans d’autres grands projets énergétiques à travers le monde. Il faut souvent de longues négociations entre le vendeur potentiel et les acheteurs potentiels pour qu’un prix d’équilibre soit trouvé. En l’espèce, ce n’est pas encore le cas.
Le second point, beaucoup plus délicat, renvoie aux tensions entre le Pakistan et l’Inde qui devraient acheter chacun plus de 40% du gaz exporté à travers le projet TAPI (la BAD avance le chiffre de 47,5% pour chacun de ces deux Etats, les volumes restants étant écoulés en Afghanistan). Trois guerres ont opposé ces deux pays au 20ème siècle et il faut ajouter à cela des affrontements plus limités à plusieurs reprises, les plus récents remontant au début 2019. Les dirigeants indiens sont-ils vraiment décidés à importer du gaz naturel qui passerait par le Pakistan avant d’atteindre leur territoire ? Certes, l’Inde a soif de gaz mais TAPI n’est pas la seule option possible pour cela. Une autre solution est l’achat de gaz naturel liquéfié transporté par bateau. Les importations de GNL de l’Inde ont d’ailleurs triplé au cours des dix dernières années et ce pays était en 2020 le quatrième importateur mondial de GNL, après le Japon, la Chine et la Corée du Sud.
L’avenir du projet TAPI demeure donc entouré de grands points d’interrogation, y compris après la victoire des Talibans. Les réponses à ces incertitudes pourraient venir, ou pas, de Kaboul mais d’autres sont attendues d’Achgabat (Turkménistan), d’Islamabad et de New Delhi, sans oublier les capitales de quelques grandes puissances mondiales, dont Washington.
Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que leur auteur.