Publications /
Opinion
J’ai suivi depuis les années soixante, avec plus ou moins d’intérêt, plus ou moins de passion, presque toutes les élections, présidentielles, parlementaires ou locales, qui se sont succédées en France. Il y eut des séquences et des épisodes fameux que l’histoire, à la fois la grande et la petite, a retenus. De nombreux analystes et acteurs continuent de s’y référer.
De toutes ces élections, celles qui se sont déroulées en 2022 sont celles qui ont fait le plus souffrir, de nombreux Marocains, de Maghrébins, d’arabo-musulmans, de citoyens des sociétés du Sud.
Discours de la répulsion
De toute l’histoire de la Cinquième République, ces élections ont été les plus dures, les plus insupportables, voire les plus cruelles à l’égard des sociétés extra-européennes, de leurs cultures, de leurs religions, en particulier de l’Islam, de leurs personnes, à titre individuel ou collectif.
Durant des mois, depuis l’émergence laborieuse des premières candidatures, nous n’avons cessé d’entendre à propos des gens venus du Sud, toutes sortes de paroles accusatrices, insultantes, portées par une forte vague d’émotions menant toutes à la répulsion, au rejet, et ce avec un naturel confondant.
À aucun moment, les différents candidats ne les ont ménagés. Tous les lexiques, les argumentaires, les discours de la stigmatisation, de la discrimination, de l’exclusion ont été invoqués, se sont diversifiés, enrichis, ont été développés, amplifiés. Certains mots sont devenus des mots-clés de toutes les campagnes d’Europe: assimilation, séparation, menaces…
De nouvelles entrées ont été mises en œuvre, découvertes, les thèmes se sont multipliés, sans la moindre appréhension de tout confondre. Ces postures ont été pleinement assumées, en proclamant haut et fort les nouveaux ennemis de l’heure : l’immigration, le communautarisme, l’islam/le salafisme/le djihadisme, le grand remplacement, la dissolution de l’identité, le voile, le burkini…
Les discours sur les migrants et sur l’Islam, sur une identité menacée de dissolution et le déploiement d’une autre, n’ont jamais atteint ce niveau d’animosité, d’agressivité, de volonté d’en découdre, de désir plus ou moins affiché d’une ‘’solution finale’’.
Certains ont comparé cette longue séquence à des épisodes passés puisés dans la vie des pays occidentaux (les Italiens, les Roms, les Juifs…). Les candidats obsédés par la question des étrangers et producteurs de ces paroles de discrimination prenaient soin cependant de préciser que la menace actuelle ne ressemble à aucune autre, qu’elle est spécifique, car la plus grave que les sociétés du Nord aient connues jusqu’à aujourd’hui. Et de fait aussi, les vagues de xénophobie, d’islamophobie qui se sont succédées ces derniers temps sont véritablement inédites. Ces tendances exacerbées par les médias paraissent recéler un caractère profondément sociétal.
Un seuil de non tolérance atteint
Par ailleurs, dans les scènes de campagne électorale des présidentielles et des législatives de 2022, il est difficile de distinguer le travail des ‘’journalistes’’ de celui des acteurs qui informent, rendent compte, observent, analysent, ou interprètent, de celui des acteurs qui orientent ou agissent directement. Peu d’attitudes en fin de compte paraissent suffisamment distantes et pourquoi pas critiques à l’égard des intervenants politiques trop impliqués, très soucieux de gagner en influence, de renforcer leur potentiel en voix. Il en existe bien. Mais face à la lame de fond, peu de journalistes, d’analystes ont pu se démarquer des tendances agressives et discriminatoires dominantes. De toute façon, leurs voix sont aujourd’hui à peine audibles.
Ce mouvement de rejet s’est généralisé et parait provenir des tréfonds d’une société malmenée par une multiplicité de facteurs ontologico-socio-économiques. Un seuil de non tolérance est incontestablement atteint. Comment expliquer ce phénomène ? La tendance renvoie d’abord à la thèse des deux France (s) (mais il est possible de généraliser : les deux Espagne (s), les deux Allemagne (s), les deux Grande-Bretagne (s) etc…). La France est à l’image du reste des pays européens. Parmi les deux France (s), la première serait généreuse, humaine, hospitalière, ouverte sur l’Autre, y puisant son énergie, forte de ses humanismes multiséculaires, et la seconde recroquevillée sur elle-même, fermée, toute de rejet envers l’Autre, intraitable dans son entreprise d’assimilation de ce qui n’est pas elle.
Une France ouverte et une France fermée
Mais l’ancrage historique des attitudes inhospitalières des individus des sociétés européennes vis-à-vis des individus et groupes des sociétés du Sud, de leur enfermement, de leur haine et de leur racisme est profond dans l’histoire. Le Sud et ses gens n’étaient présents à leurs yeux qu’à l’occasion des opérations de colonisation et de mise sous domination. Le rejet de l’Autre, son mépris, la production de discours tout de stéréotypes autour de lui étaient de règle et marquent aujourd’hui des continuités par rapport aux vagues actuelles de plus en plus intenses de discrimination et de xénophobie. De fait, les Occidentaux sont souvent prisonniers de partis pris, préjugés et jugements de valeur, peu à même de s’ouvrir sur d’autres qu’eux-mêmes, loin d’être suffisamment libres intellectuellement pour cela. Le moins que l’on puisse dire est que les délits de haine, d’hostilité envers l’étranger étaient flagrants et de manière continue et générale. Cela épargnait peu d’individus de droite comme de gauche.
Par ailleurs, la thématique de ‘’la frontière’’ a connu un engouement certain au cours des dernières années. Les acteurs politiques des différentes droites européennes mais aussi de certaines gauches apprécient d’y camper. Saisissantes certaines des images de ces acteurs politiques convertis en gardiens des seuils, en vigiles exclusifs des identités. Ils s’affairent sans cesse à dresser la crainte du tout autre, à opposer constamment un dedans à un dehors, à animer cette dialectique de la société face aux intrus inquiétants, de l’étranger intrus et ennemi… Les citoyens de ces sociétés du Nord peuvent chanter à la fois une certaine capacité de transcendance, de franchissement, mais aussi à l’heure de la régression le cloisonnement, l’enfermement, l’exclusion. Dans ces discordances, l’universel de la dignité humaine semble s’évaporer.
Sous un autre angle, il s’est produit comme une hypertrophie du moi européen. Une culture du narcissisme se déploie ouvertement dans les sociétés du Nord. La grande fantasmagorie d’une perte de l’identité se décline en affirmation identitaire extrême. Cette recherche de soi-même porte le risque de sombrer dans une détestation à des niveaux variables de tout Autre. Politiquement, cela peut enfanter des formes variées de populismes, voire de fascismes visant à anéantir les identités, comme cela peut engendrer une attitude qui ne cache pas de vouloir alimenter une exacerbation des identités.