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Opinion
Particulièrement, tout autant qu’intentionnellement, avares en matière d’information sur la vie sociale et le quotidien des Musulmans pendant les catastrophes, naturelles et sanitaires, les sources arabes, dites classiques, le sont aussi au sujet des Juifs. Les Juifs, pourtant nombreux dans la cité, ne sont mentionnés que lorsqu’il s’agit de faits à l’origine d’incommodité ; la vie à l’intérieur des mellahs ne suscitait que très peu d’intérêt. Il fallait attendre le temps des ambassades étrangères, des aventuriers, des renégats…, pour être renseigné sur ce à quoi ressemblait la vie quotidienne des Juifs à l’intérieur du Mellah, le quartier où ils étaient assignés à résider.
Plus frappante, encore, est l’absence de récits hagiographiques écrits par les Juifs marocains sur leur propre histoire. Nous ne disposons que de quelques bribes ; pas assez pour pouvoir prétendre à une genizah marocaine. A une exception près, les chroniques intitulées « kitab a taouarikh debre hayameme chil fas », traduit en français par Georges Vajda en 1952, et publié par la revue HESPERIS sous le titre « Un recueil de textes historiques judéo-marocains », et, plus tard, en arabe par Abdel-Azziz Chahbare (Tétouan, 2002). Il s’agit de chroniques écrites pendant plusieurs décennies par des mémorialistes d’une même famille, les Ibn Danan, tous des lettrés qui avaient pris le soin de noter des réalités de la vie quotidienne. L’œuvre, prise dans son ensemble, trace les contours de plusieurs facettes, plus au moins objectives, de la vie au quotidien dans une ville de la taille et de la symbolique qu’était Fès. Plusieurs indications concernent d’autres villes et communautés juives.
Une certaine image des mellahs du Maroc
Cependant, avant de parler « épidémie et réactions collectives », élucidons quelques éléments, trois au juste, de l’histoire juive marocaine sui generis. Primo : le Mellah n’était pas un "ghetto", autrement dit un lieu de confinement à la limite de la prison à ciel ouvert. A l’origine imposé pour des raisons politiques et sécuritaires, il était devenu au fil des siècles et des épreuves un gage identitaire, le lieu où le Juif se sentait vraiment et totalement Juif. Secundo : l’image, largement véhiculée par la littérature orientaliste (dans le sens utilisé par Edouard Saïd), qui présente le Mellah comme un « morceau de l’enfer tel que décrit par Dante », c'est-à-dire un espace insalubre où régnaient les maladies chroniques, la saleté et des conditions d’hygiène déplorables à cause de la très forte densité, est récente. Longtemps, les mellahs des villes impériales, Fès, Marrakech et Meknès, étaient des lieux où il faisait bon d’y vivre. La donne a changé pendant le XIX° siècle sous l’impact de l’exode rural vers ces villes. Tertio, Juifs et Musulmans réagissaient de la même manière face aux épreuves de toutes sortes, humaines et naturelles. Attachés à la tradition et traditionalistes de rite, les Juifs marocains vivaient les moments difficiles comme des épreuves imposées par la volonté divine pour des raisons impénétrables.
Retour aux chroniques des Ibn Danan. Limitons-nous aux révélations relatives aux épidémies ; celles qui concernent les famines, suite à des saisons de sécheresse, sont pourtant plus nombreuses.
Les épidémies énumérées sont au nombre de cinq.
Une première, survenue à Fès pendant le mois de janvier 1558, mais qui n’atteignit le Mellah qu’un mois plus tard. Elle survint en pleine lutte menée par les Saadiens contre les Turcs, qui, faisant usage d’une violence extrême, avaient semé la panique partout où ils étaient de passage : « En l'an 5318 (1558), après la Pâque, l'épidémie commença à sévir parmi les Juifs. Beaucoup d'habitants de Fès s'enfuirent dans toutes les directions. L'épidémie continua à sévir à Fès jusqu'au 29 Ab (fin août). Les Juifs revinrent le samedi après le Neuf Ab. 1.640 Juifs de Fès périrent dans cette épidémie ; à Marrakech, 5.660 Juifs, [tous] instruits dans la Loi. Après cela, des Juifs de Marrakech venus [à Fès] rapportèrent qu'il était mort exactement 7.500 personnes [dans leur communauté]. Puisse Dieu écarter son courroux de son peuple Israël ». (p. 14)
Une deuxième eut lieu pendant le conflit fratricide entre les héritiers d’Al-Mansour, le Sultan Saadien. Les prétendants, à court d’argent, imposèrent à l’ensemble de la population de Fès, Musulmans et Juifs, de lourdes contributions. Dans la foulée : « Et par surcroît, Dieu nous affligea d'une épidémie qui fit périr parmi nous plus de quatre cents enfants innocents » (p. 22).
Une troisième épidémie survint en 1624. Peu avant, la plupart des villes marocaines ont été victimes d’un fort séisme qui, outre des destructions de quartiers, coûta la vie à des centaines de personnes musulmanes, mais curieusement à aucun juif. S’en était suivi une intempérie aussi désastreuse. Puis, comble du drame, « l’épidémie éclata ». Le nombre des morts dans les mellahs fut impressionnant.
Et de quatre. Elle survint en 1677, pendant le règne de Moulay Ismaël : « … une grave épidémie, à tel point que Fès compta jusqu'à mille morts par jour, et le Mellah jusqu'à quatre cent vingt ». L’épidémie dura deux ans. Les prolongements sont tout aussi catastrophiques.
Enfin une cinquième, en 1789 ; au temps de Moulay Abderrahmane. Le récit des Ibn Danan ne donne aucune indication à son sujet, sauf qu’elle était dans le prolongement d’une grave famine.
Récurrentes, famines et épidémies jalonnaient le cours de l’histoire des communiantes juives et, par la force des choses, devenaient des événements qui faisaient date. Elles sont inscrites dans la mémoire collective, forcément longue.
Conclusion
Un sentiment général, de l’ordre de la certitude, se dégage : voila des épreuves qui ne faisaient nulle distinction entre Juifs et Musulmans, entre hommes de foi ou de bonne lignée et simples mortels, entre riches et pauvres… La preuve, s’il en fallait une, qu’il s’agissait vraiment d’une punition divine ; Dieu, dont la miséricorde n’est nullement mise en cause et d’aucune manière, bien au contraire, en use pour aviser ses fidèles de l’ampleur des déviations et de l’étendue de l’égarement. Telle est sa volonté. Aux hommes, parce que pécheurs, de se ressaisir par la prière et l’imploration et, surtout, multiplier les séances de prières collectives dans des endroits précis : les synagogues, les cimetières et aux chevets des tsadiquims (les sépultures des saints vénérés).
Ces périodes difficiles étaient tout autant des moments de grande solidarité. Courir au secours des démunis, obligation fondamentale dans la religion juive, passait, au temps d’épreuve collective, pour un signe de rédemption.
La solidarité communautaire s’élargissait naturellement et en toute spontanéité pour englober l’ensemble de la population de la ville. Juifs et Musulmans, à des heures indiquées, s’adonnaient aux prières, chaque groupe, dans ses propres lieux de culte. Pour s’y rendre, il était de règle de se soustraire de tout signe jugé de l’ordre de l’ostentatoire : en un seul groupe, pieds nus.
En résumé, les épidémies, moins nombreuses que les famines, furent vécues par les Juifs marocains comme des épreuves infligées par le Créateur pour tester la foi de ceux restés fidèles à la religion du peuple élu. Elles s’inscrivaient dans la logique de l’éternel lien qu’assoient les textes sacrés et consacre la tradition. On aimait, on aime encore, répéter les paroles du Rabbi Simon ben Halafta : « La mort ne peut saisir celui qui est occupé à l’étude de la Torah ».
Biographie
Mohammed Hatimi, professeur d’histoire contemporaine, spécialiste de la judéité marocaine, Université Sidi Med Ben Abdallah de Fès, Professeur associé à l’EHESS de Paris et de l’Université Ca Foscari Venizia. Membre de l’Association marocaine de la Recherche historique (AMRH) et de l’International Political Science Association (IPSA)