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Opinion
Arrivé au pouvoir le 2 avril 2018, le premier ministre Ethiopien Abiy Ahmed Ali, issu de la majorité oromo, a été imposé à une minorité tigréenne ayant cadenassé les postes à la tête de l'Etat, depuis la domination politique de la coalition de l'Ethiopian Peoples' Revolutionary Democratic Front (EPRDF) en 1991. Chef de l'Oromia Urban Development and Housing Bureau en charge des programmes de construction dans sa région, ainsi que vice-président de cette région peuplée de plus de 30 millions d'habitants, Abiy Ahmed Ali, déjà député, est devenu le président de l'Oromo People's Democratic Organisation (OPDO) - un des partis de l'EPRDF - en septembre 2017 aux dépens de Lemma Megersa. Ce dernier n'étant pas membre de la chambre des représentants des peuples, il ne pouvait accéder à la primature. Malgré tout, Megersa, le ministre des affaires étrangères, Workeneh Gebeyehu et le premier ministre démissionnaire Hailemariam Desalegn, se sont mobilisés pour l'aider à l'emporter au niveau fédéral, au sein de l'organe suprême de décision de l'EPRDF. Depuis plusieurs mois, une ardente bataille opposait principalement les Oromos et les Amharas de l'EPRDF, pour prendre le pouvoir en tentant d'amoindrir la mainmise du Tigray People's Liberation Front (TPLF, noyau dur de l'EPRDF) qui l'accaparait totalement. Depuis 2016, la répression, par le régime éthiopien, des manifestations dans cette région et dans la zone Amhara, poussée par les durs du TPLF qui craignaient de perdre le pouvoir, a agi comme un formidable tremplin pour qu'un Oromo prenne le pouvoir ouvrant un boulevard à Abiy Ahmed Ali. En effet, la position des cadres du TPLF de conserver, à tout prix, le pouvoir au sein de l'EPRDF est devenu intenable et a, même, menacé la survie de la coalition au pouvoir, voire même l'intégrité de l'Ethiopie. L'imposition de l'Etat d’urgence, le 12 février 2018, pour la deuxième fois en dix-huit mois, n'a, d'ailleurs, en rien permis de régler les problèmes de fond de cohésion nationale, créés par le TPLF. Elle a juste permis de gagner du temps avant une inévitable recomposition des forces au sein de l'EPRDF.
Quatre mois après la nomination d'Aby Ahmed Ali, il semble utile, à l'aulne des importantes décisions déjà prises, de tirer un premier bilan de son action aux niveaux national et international, sans oublier de souligner les éventuelles menaces pesant sur son pouvoir.
Bilan dans les affaires intérieures
Armée et renseignement
Outre la libération, depuis le début 2018, de centaines d'opposants jetés en prison, et la levée de l'état d'urgence le 5 juin, un important travail de refonte des institutions a été rapidement mis en œuvre par le premier ministre Abiy Ahmed Ali. Cette stratégie a d'abord eu comme objectif d'établir un nouvel équilibre dans la représentation des différents groupes ethniques. La réforme des Ethiopian National Defense Forces (ENDF), desquelles est issu Abiy Ahmed Ali avec le grade de lieutenant-colonel, est un des points essentiels pour que le premier ministre réussisse son mandat. Très critiqué depuis 2016 dans sa répression des manifestations, en particulier dans les régions oromo et amhara, où près d'un millier de personnes ont perdu la vie, les ENDF ont été l'une des cibles prioritaires du nouveau premier ministre. Un groupe de réflexion, dirigé depuis juin 2018 par le président de l'Amhara National Democratic Movement (ANDM) et actuel vice-premier ministre Demeke Mekonnen, réfléchit aux problématiques de représentativité des différents groupes ethniques dans l'armée. Ce comité a notamment émis des recommandations sur le choix du nouveau chef d'Etat-major, qui s'est finalement porté sur Seare Mekonen (Tigréen), remplaçant en juin un autre Tigréen Mohamed Nur Yunus, après que ce dernier ait occupé ce poste pendant 17 ans. Si la tête de l'armée est restée dans les mains du même clan, d'autres nominations ont privilégié d'autres groupes ethniques, principalement les Oromos. Des changements sont également intervenus au sein du puissant National Intelligence and Security Service (NISS) afin, en théorie, comme dans l'armée, de mieux refléter la diversité ethnique du pays. Le patron du NISS, le tigréen Getachew Assefa, a ainsi été remplacé, en juin, par un Oromo : l'ancien chef des forces aériennes Adem Mohamed Ahmed.
Economie
Outre l'aspect sécuritaire, les défis économiques sont également légion. Le pays souffre depuis plusieurs années d'un manque de devises, pénalisant les grands chantiers d'infrastructures et freinant l'investissement étranger. De même, l'économie était très politisée par les dirigeants éthiopiens, entraînant favoritisme et distorsion de concurrence. Le premier ministre a, d'ailleurs, remplacé l'indéboulonnable gouverneur de la National Bank of Ethiopia, Teklewold Atnafu - en poste depuis deux décennies - et nommé, le 18 juin, un ponte de l'ANDM et ex-secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères Yinager Dessie Belay. Mais, le plus important est de dynamiser l'économie par un retour rapide au calme à l'intérieur du pays ainsi que grâce à des relations apaisées avec les pays voisins permettant l'accroissement des échanges - l'Ethiopie étant totalement enclavée -. De plus, dans la droite ligne des recommandations que l'ex-président américain, Barack Obama, avait soumises aux autorités éthiopiennes lors de sa visite, en juillet 2015, Abiy Ahmed Ali prône la libéralisation de l'économie à travers l'ouverture du capital (30 à 40%) de grandes entreprises publiques comme Ethiopian Airlines et EthioTelecom. Y compris à des investisseurs étrangers…
Bilan dans les affaires extérieures
La priorité : normalisation avec l'Erythrée
Deux problèmes géopolitiques majeurs ont occupé les autorités Ethiopiennes depuis de nombreuses années. D'abord, évidemment, la relation avec l'Erythrée, devenue après une longue et meurtrière guerre contre l'Ethiopie, indépendante en 1993. La guerre a repris entre les deux acteurs entre 1998 et 2000 (plusieurs dizaines de milliers de morts), et s'est arrêtée grâce à la signature des accords d'Alger en 2000. Dès son discours inaugural devant les parlementaires éthiopiens début avril, Abiy Ahmed Ali a tendu la main à son voisin érythréen Isayas Afeworki. Il a, ensuite, fait appel à son allié américain, ainsi qu'à l'Arabie Saoudite et aux Emirats arabes unis, pour l'aider dans sa médiation avec l'Erythrée. Les deux puissances du Golfe ont noué, depuis trois ans, des relations privilégiées avec l'Erythrée, les Emirats arabes unis ont, par exemple, construit une base militaire à Assab, en échange de la réfection de l'aéroport d'Asmara, et de celle du port d'Assab dont ils contrôlent en grande partie le flux. Dès le 19 mai, le premier ministre éthiopien s'est, d'ailleurs, rendu à Riyad pour parler investissements et géopolitique de la Corne. Le responsable du National Intelligence and Security Service (NISS), Adem Mohamed Ahmed, s'est ensuite rendu, le 10 juin, à Abou Dhabi pour préparer la visite du prince héritier émirati Mohamed bin Zayed al-Nahyan (MbZ) des 15 et 16 juin à Addis Abeba. L'Arabie Saoudite, ainsi que les Emiratis, ont besoin d'une Erythrée stable, car elle leur permet de lutter contre les Houthis au Yémen grâce à la base militaire d'Assab. Mais les deux puissances du Golfe ont, également, tout intérêt d'épauler l'Ethiopie à trouver une stabilité nationale et régionale, pour qu'ils en recueillent économiquement les fruits via le port d'Assab mais aussi pour éviter que le Qatar et la Turquie n'en profitent à leur tour. Le Qatar, qui depuis juin 2017, subit un blocus terrestre et aérien de la part de l'Arabie Saoudite et des Emirats arabes unis (rejoint par l'Egypte et Bahreïn), parie depuis longtemps sur l'Ethiopie où Al Jazeera forme les journalistes de la télévision nationale. Cependant, concrètement, les investissements qataris en Ethiopie restent faibles et les annonces d'investissements, notamment dans l'agriculture, sont restées lettres mortes, malgré la venue à Addis Abeba de l'Emir Tamim Ben Hamad Al Thani, en avril 2017.
L'aide des deux puissances du Golfe et des Etats-Unis - avec le rôle actif de l'ex-chef du bureau des affaires africaines du State Department, Donald Yamamoto, et ses visites de travail en Ethiopie, en Erythrée et à Djibouti en mai - pour la réconciliation entre l'Ethiopie et l'Erythrée, a conduit à la visite, le 8 juillet, d'Abiy Ahmed Ali à Asmara, et à la reprise des relations diplomatiques et des lignes aériennes et téléphoniques entre les deux ennemis d'hier. Certains groupes d'opposition, soutenus par Asmara, comme le Ginbot 7, autrefois considéré comme terroriste par l'Ethiopie, est depuis lors sorti de cette liste. Issayas Afeworki a séjourné, mi-juillet à Addis Abeba, pour parachever cette nouvelle entente cordiale. La menace la plus sérieuse à l'encontre du premier ministre éthiopien, à l'heure actuelle, est finalement l'Oromo Liberation Front (OLF) qui campe sur ses revendications autonomistes - voire sécessionistes- de la région oromo.
Relation apaisée avec l'Egypte
Autre sujet régional clé pour le premier ministre éthiopien : la relation avec l'Egypte. La construction, depuis 2013, du méga barrage de la Renaissance (6000 MW) sur le Nil a considérablement tendu les liens avec les Egyptiens, ces derniers craignant que le barrage n'ait un impact sur leurs propres barrages en aval. Cette situation de tension a poussé Abiy Ahmed Ali à visiter le Caire, le 10 juin, pour tenter de convaincre le président Abdel Fattah al-Sissi qu'il n'y aurait pas d'impact pour les barrages égyptiens, en s'engageant à effectuer la mise en eau du barrage de la Renaissance sur une période plus longue qu'initialement prévue. Cette bataille sur la question de l'ouvrage de Renaissance a, d'ailleurs, conduit, depuis 2013, à un retour actif de l'Egypte au sein de l'Union africaine afin de convaincre ses partenaires africains de soutenir la position du Caire. De même que pour le cas Erythréen, l'Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis ont facilité la visite d'Abiy Ahmed Ali en Egypte, ce dernier est un allié indéfectible de ces deux pays du Golfe - qui soutiennent financièrement le Caire - depuis l'arrivée d'Al Sissi au pouvoir en 2013 et la mise à l'écart des Frères musulmans.
Djibouti demande des gages à Addis
En dehors des possibilités futures qu'offrent la reprise des relations avec l'Erythrée, notamment concernant le port d'Assab et Massawa, l'Ethiopie a besoin d'une relation stable avec son principal partenaire commercial pour l'acheminement de ses produits et le transit de ses besoins : Djibouti. Le premier ministre éthiopien a déjà effectué deux déplacements à Djibouti dont un avant de se rendre à Khartoum, le 2 mai, où il a rencontré Omar El Béchir avec lequel les relations sont jugées plutôt bonnes, car une partie du commerce éthiopien transite par Port-Soudan. Cependant, Djibouti craint que la normalisation entre l'Ethiopie et l'Erythrée n'ai des répercutions sur son territoire. Le président djiboutien, Ismaël Omar Guelleh, considère que l'Ethiopie agit dans la précipitation au sujet de son rapprochement avec l'Erythrée. En effet, l'opposition armée au régime d'Ismail Omar Guelleh, jouit d'un soutien relatif de l'Erythrée. De plus, Djibouti craint considérablement l'immixtion des Emirats arabes unis dans la zone, ce qui pourrait, à long terme, affaiblir la position du port de Djibouti au profit de celui d'Assab. Les Emiratis de DP World viennent, en février 2018, d'être expulsés de la gestion du port à conteneur de Doraleh, à Djibouti, et sont, depuis plusieurs mois, en pleine guerre judiciaire avec ce pays. Les Emiratis vont, ainsi, tout faire auprès de l'Ethiopie pour que cette dernière contourne au plus vite Djibouti au profit d'Assab et Massawa (Erythrée) ainsi que Berbera (Somaliland). Sur ce dossier régional, le Qatar n'est pas totalement absent non plus. L'émirat gazier a surveillé la "buffer zone" entre l'Erythrée et Djibouti (suite au conflit frontalier dont les derniers évènements violents sont survenus en 2008) jusqu'en juin 2017 (mois où Djibouti s'est officiellement prononcé pour l'Arabie Saoudite dans le conflit qui l'oppose au Qatar, entraînant de fait le départ des peacekeepers qataris). Le Qatar avait été le médiateur du conflit frontalier entre l'Erythrée et Djibouti, lui coûtant une rupture en 2008 des relations avec l'Ethiopie, cette dernière considérait que le Qatar étant trop proche d'Issayas Afeworki. Après un long travail diplomatique, Qatar et Ethiopie ont finalement ouvert leurs représentations respectives en 2013.
A court terme, l'Ethiopie ne peut pas se passer de Djibouti. Elle a, d'ailleurs, prévu de passer par son territoire pour exporter son futur gaz de la région de l'Ogaden, exploité par le conglomérat militaire chinois Poly Group. Ce projet ne semble d'ailleurs pas mené avec un objectif de rentabilité, au vu des faibles réserves et des immenses infrastructures à construire, alors même qu'une consommation locale existe en Ethiopie. En dehors d'Assab, l'Ethiopie peut également compter sur le port de Berbera, au Somaliland, également contrôlé par les Emiratis de DP World mais dont les capacités sont encore loin de pouvoir rivaliser avec Djibouti. D'autre part, il faut, dans le cas de Berbera, gérer les susceptibilités avec l'Etat central somalien qui considère toujours le Somaliland comme faisant partie intégrante du territoire somalien, ce que réfute le Somaliland qui se comporte comme un Etat souverain. Une nouvelle fois, la crise du Golfe a des conséquences sur le port de Berbera, étant donné que le principal soutien du président somalien Mohamed Abdullahi Mohamed dit "Farmajo" est le duo Qatar-Turquie. Ce dernier pourrait favoriser des tensions entre l'Etat central de Somalie et le Somaliland qui a confié son port aux émiratis de DP World pour trente ans.
Conclusion
Toutes les décisions du nouveau premier ministre Abiy Ahmed Ali tendent à un même objectif : la stabilité de l'Ethiopie. Il a fallu, pour cela, calmer les tensions communautaires, en nommant des cadres à des postes à responsabilité de groupes ethniques peu représentés (Oromo, Amhara), notamment dans les services de sécurité, de renseignement et à des postes économiques de premier plan (Banque centrale). D'autre part, il a fallu apaiser tous les conflits latents avec les pays voisins. L'Erythrée, qui a soufflé, via ses services de renseignement et le financement de rébellions dans nombre de provinces éthiopiennes, sur les braises de la crise interne à l'Ethiopie depuis 2016, a ainsi été la cible première des efforts de paix du premier ministre éthiopien. Cela a conduit à la reprise des relations diplomatiques, espérant ainsi neutraliser toute nouvelle immixtion de l'Erythrée dans la politique interne éthiopienne. La visite d'ouverture et de dialogue d'Abiy Ahmed Ali en Egypte va dans le même sens. Il est nécessaire pour lui de dialoguer avec les voisins pour éviter toute intrusion de leur part dans la politique interne de son pays. La relation avec Djibouti semble être aujourd'hui la plus instable, les autorités de ce pays perçoivent que la nouvelle configuration géopolitique entre l'Ethiopie, l'Erythrée et les Emirats arabes unis ne peut être qu'en sa défaveur. Cette configuration régionale devrait pousser encore un peu plus Djibouti dans les bras de Pékin.