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Opinion
Ce mardi 21 Mars 2018, quarante-quatre chefs d’Etat et de gouvernement réunis à Kigali (Rwanda) signaient l’accord de création de la zone de libre échange continentale (Continental Free Trade Area, CFTA). Cet accord historique marque la volonté des Etats africains d’aller vers la mise en place à l’échelle du continent d’un marché commun où les échanges de biens et de services seraient libres et la circulation des capitaux et des personnes sans contraintes. Tels que précisés dans la déclaration de Juillet 2012, les objectifs visés sont le développement du commerce intracontinental, la transformation structurelle des économies africaines, la mise en place de conditions favorables au développement industriel par la diversification de la production mais aussi par le développement de chaines de valeur régionales.
Dans le souci d’assurer la viabilité de cet important projet, et en retenant les leçons du passé, lors de la même assemblée de 2012 a été porté sur les fonts baptismaux le Plan d’action pour stimuler le commerce intra-africain (Action for Boosting Intra-African Trade, BIAT). Ce plan vient renforcer l’opérationnalisation du CFTA et concentre ses actions sur les contraintes au commerce intra continental essentiellement du côté de l’offre. Ainsi, sa stratégie repose sur un ensemble de sept domaines d’actions prioritaires à savoir : la politique commerciale, la facilitation du commerce, la capacité productive, les infrastructures liées au commerce, le financement du commerce, l’information commerciale, le facteur d’intégration du marché. Pour chacun des domaines suscités le plan prévoit des activités (à court, moyen et long terme) à mener aussi bien au niveau pays, régional que continental.
Le CFTA et la BIAT constituent des éléments importants, constitutifs d’un ensemble d’initiatives de l’Union Africaine qui visent le développement socio-économique soutenable et endogène des pays du continent. Ces derniers ont d’ailleurs très tôt mesuré la nécessité d’avoir une approche du développement fondée sur l’intégration régionale et continentale, la diversification économique ainsi que sur les chaînes de valeur inter pays. L’adoption du Plan d’Action de Lagos (1980) traduit cette volonté forte des Etats africains de s’approprier des questions de développement du continent.
Les estimations de l’Union Africaine sont claires, l’Afrique compte 1,2 milliards de consommateurs potentiels et représente un produit intérieur brut (PIB) d’environ 2.500 milliards de dollars américains. Le second constat concerne la structure du commerce extérieur des pays du continent. Les exportations africaines hors du continent portent à plus de 76% sur des produits d’extraction ; au niveau des échanges intra africains, ces exportations sont à plus de 61% non minières. Donc pour orienter les économies du continent vers un développement du secteur manufacturier et agricole, qui sont des domaines moins volatiles et plus intensifs en main d’œuvre permettant ainsi de répondre à la question de l’emploi des jeunes, l’approfondissement des échanges inter pays paraît plus que nécessaire.
Quarante-quatre pays ont signé l’accord établissant la CFTA, marquant ainsi leur volonté de supprimer toute entrave au commerce, qu’elle soit tarifaire (les exportations intra africaines font face à un tarif moyen de 6,1%) et non tarifaire. Les derniers développements avant la tenue de ce sommet extraordinaire conduisent à s’interroger sur les raisons de la non signature des onze membres de l’Union Africaine restants dont l’Afrique du Sud et le Nigéria qui ne sont pas au nombre des signataires. On peut s’interroger sur l’avenir d’un tel accord continental sans leur participation.
Le cas du Nigéria mérite une attention particulière pour au moins deux raisons. D’abord il s’agit de la première économie du continent et membre influent de la CEDEAO. Ensuite son retrait est intervenu quasiment à la veille du sommet, quand certains des délégués du Nigéria atterrissaient à Kigali pour prendre part au sommet. Le gouvernement nigérian invoque des raisons qui tiennent à la non prise en compte de certains aspects importants dans le CFTA, prélude à l’union douanière continentale. Le Nigéria annonce également la mise en place d’un comité d’experts pour évaluer l’accord de Kigali à l’aune des intérêts stratégiques du pays. Si on analyse cette attitude prudente du Nigéria et des autres sur le plan de la théorie économique, le verdict est clair, à savoir que l’ouverture au commerce est source de gains de bien être pour la communauté dans son ensemble. En effet, les théories économiques traditionnelles (les modèles de Heckcher-Ohlin-Samuelson, des avantages absolus, la théorie des avantages comparatifs) vantent toutes les bénéfices liés à la participation des nations au commerce. Sur cette base, les économies africaines développeraient leurs échanges en fonction de leurs avantages comparatifs (qu’elle porte sur les ressources de base ou sur les autres secteurs de transformation) et/ou sur une approche qui soit fonction d’une répartition régionale des chaînes de valeur. Actuellement le commerce intra africain ne représente que 15% du total des échanges du continent, donc un créneau au potentiel de développement bien réel. Ce développement fera t-il uniquement des gagnants ?
Même si les théories suscitées ne réfutent pas l’existence de perdants suite à une libéralisation des échanges, les économistes supposent que les mécanismes de compensation au profit des perdants existent et sont faciles à mettre en œuvre. Dans le cas du CFTA il semble que la force des perdants potentiels ait été pour le moins négligée. Paul Krugman, lauréat du prix Nobel d’économie, souligne à ce sujet que l’analyse économique approfondie n’a jamais soutenu que l’ouverture au commerce international était sans « douleurs », mais il est indéniable qu’elle engendre des gains pour certains et des pertes pour d’autres. Toujours selon Krugman la vérité empirique montre que les perdants ne sont quasiment jamais compensés à hauteur des pertes subies. Dani Rodrick, professeur d’économie à la Harvard Kennedy School, de renchérir en disant que les théories économiques avancées démontrent les avantages « incontestables » du commerce international qu’à la fin d’une succession interminable de « si » et de « mais ». Dès lors les craintes exprimées par les pays non-signataires du CFTA méritent une attention particulière d’une part et elles appellent à une identification des possibles mécanismes de remédiation (ou d’atténuation) d’autre part.
Pour le Nigéria, c’est suite aux craintes exprimées par les syndicats de travailleurs et du patronat, tels que le Nigeria Labour Congress (NLC) et le Manufacturers Association of Nigeria (MAN) que le président Muhammadu Buhari a annulé sa participation au sommet et décidé de sursoir à la signature du CFTA. Les arguments avancés concernent l’impact d’un tel accord sur l’emploi manufacturier mais aussi les risques de dumping. De plus l’accord de Kigali survient dans un contexte peu favorable dans la mesure où les premières analyses semblent montrer un recul du commerce international dans ce pays. Depuis 2014 les flux du commerce extérieur ont notablement reculé au Nigéria, les importations ont baissé d’environ 23% entre 2014 et 2016 et les exportations d’environ 18%. Cette tendance au repli du commerce se confirme quand on observe l’évolution des échanges du Nigéria avec le reste du continent. Entre 2013 et 2014 le commerce extérieur (importations et exportations confondues) avec les autres pays du continent (Afrique du Nord et Afrique subsaharienne) est passé de 20,7% à 10,70% dans le total du commerce nigérian.
Par ailleurs le syndicat MAN a souligné la question des règles d’origine, un point qui nous paraît d’une grande importance. Aussi bien le gouvernement nigérian et certains autres pays non signataires pose comme préalable la clarification des règles d’origine. Le groupe de travail de l’Union Africaine sur le CFTA reconnaît sa nécessité, surtout pour ce qui concerne les mécanismes de mise en application dans les pays. Cette situation appelle au moins deux commentaires. Le premier est qu’il aurait été plus prudent que la question des règles d’origine fasse l’objet d’un consensus au sein et entre les pays en amont du sommet de Kigali. Deuxièmement, en procédant ainsi ne risque t-on pas de fragiliser les communautés d’intégration régionales ? Par exemple au sein de la CEDEAO, qui dispose d’un tarif extérieur commun, et sans accord sur les « règles d’origine », comment pourrait se gérer la circulation des produits entrant dans la zone par les frontières des pays signataires de la CFTA (le même raisonnement va s’appliquer au sein de la SADC) ?
Il nous paraît important, au-delà de la signature, d’adopter une approche pédagogique et objective pour mesurer les risques évoqués par les non signataires. Pour cela l’expérience du Mécanisme africain d’évaluation par les pairs (MAEP), mise en place par l’Union Africaine en 2003, peut servir de canevas. On donnerait la possibilité aux pays qui le souhaitent de mener leur propre analyse d’impact du CFTA sur leurs économies. Tout comme le MAEP, cette évaluation d’impact pourrait être standardisée et faite en collaboration avec les experts de l’organisation continentale pour permettre la comparabilité entre pays. Parallèlement à cela, la mise en place effective de la question des règles d’origine pourrait être discutée au sein des organisations d’intégration régionale qui se substitueraient aux pays.
Ces éléments indiquent qu’une réflexion dynamique et inclusive reste nécessaire pour obtenir l’adhésion des non-signataires lors du prochain sommet de l’Union Africaine à Nouackchott en juillet 2018. S’il est acquis que les consommateurs du continent gagneront à la mise en place de la zone de libre-échange, son opérationnalisation et sa viabilité requièrent l’adhésion de tous.