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Opinion
Fidèle à sa tradition de diffuser la connaissance et de promouvoir le débat d’idées, l’OCP Policy Center a reçu, le 5 avril 2018, le journaliste mauritanien Lemine Ould Salem, pour la présentation de son tout dernier livre intitulé « L’histoire secrète du Djihad. D’al-Qaïda à l’Etat islamique», paru en janvier dernier aux éditions Flammarion. Dans cet ouvrage, l’auteur rapporte ses entrevues avec l’une des principales figures d’Al-Qaïda, Abou Hafs en l’occurrence, « conseiller spirituel » d’Oussama Ben Laden.
C’est par une pure coïncidence, rapporte-t-il, qu’il fait la connaissance de cette voix influente de l’organisation terroriste, un jour de janvier 2015, alors que le journaliste se trouve au ministère mauritanien de la Communication à Nouakchott, en attente de recevoir une accréditation pour un reportage sur les réfugiés touaregs au Sud-ouest du pays. Il se fait alors approcher par un journaliste local, probablement mandaté par Abou Hafs, qui lui fait comprendre qu’il connaît le mufti d’Al-Qaïda et qu’il peut lui obtenir une entrevue avec lui, s’il le souhaite. Lemine Ould Salem ne décline pas l’offre, et prend conseil auprès de ses collègues et confrères en France, avant de relancer le journaliste intermédiaire.
Le premier rendez-vous entre les deux protagonistes a alors lieu en octobre 2016, et s’ensuivent quatre semaines de labeur pour le journaliste au domicile de son interlocuteur, quatre semaines passées à éplucher les mémoires écrites de l’ex mufti d’Al Qaïda et à susciter, autant que possible, les commentaires de l’intéressé, à raison de six heures par jour. C’est ainsi que naissent ces quelques 240 pages, à travers lesquelles le journaliste retrace les origines de l’homme, sa formation, sa trajectoire mais aussi les événements et les individus qui ont façonné sa personnalité. En filigrane, l’auteur fait également transparaître la fulgurante ascension de son compatriote au sein d’Al Qaïda.
Il explique, en effet que c’est en partant faire le jihad en Afghanistan que Abu Hafs se fait remarquer par Oussama Ben Laden, notamment pour son érudition en matière de charia. C’est ce qui fait dire au modérateur de la séance de présentation, Abdelhak Bassou, qu’il y a encore peu de temps, nous étions habitués au Maghreb à recevoir la doctrine de l’Orient. Mais, constate-t-il, avec la nouvelle génération de jihadistes dans la région du Sahel, c’est l’Occident qui exporte la doctrine vers l’Orient, donnant l’exemple d’Abou Hafs qui parviendra à séduire l’homme fort d’Al-Qaïda, au point que celui-ci le nomme mufti de son organisation. Lemine Ould Salem approuve, en confirmant qu’avec Abou Hafs, nous sommes en présence de l’émergence d’une nouvelle génération de théoriciens, plutôt originaires du Maghreb (Algériens, Marocains, Mauritaniens, Tunisiens..). « Nous avons de plus en plus de figures locales du jihadisme qui assument les fonctions de théologiens, de muftis (…) », admet-il.
Les questions du financement des organisations jihadistes et de l’opérabilité du G5 Sahel ont ensuite constitué l’essentiel des échanges entre l’assistance et le journaliste mauritanien. A l’affirmation très répandue selon laquelle il existerait des accointances des jihadistes avec les milieux de trafiquants (armes, drogues, cigarettes), le journaliste Lemine répond qu’il n’y croit pas : selon lui, et en s’appuyant sur les déclarations et les commentaires de trafiquants et de contrebandiers connus, l’hypothèse de narco-jihadisme est invraisemblable et infondée. La motivation fanatique et idéologique, estime-t-il, est la seule derrière l’action des jihadistes, et non pas des intérêts économiques, comme voudrait l’expliquer une approche privilégiant l’idée de narcojihadisme.
Cette thèse a été discutée par certains membres de l’auditoire, qui citant en exemple un rapport d’enquête démontrant l’implication du jihadiste Mokhtar Belmokhtar dans un trafic de cigarettes à grande échelle, et établissant la traçabilité des marchandises destinées à financer l’organisation du ‘’Ben Laden du Sahara’’, affirment que les jihadistes seraient d’abord des opérateurs économiques et non idéologiques.
En réponse au flot important d’interrogations portant sur cette question, Lemine Ould Salem explique s’être lui-même demandé quelle était la part de l’idéologie dans l’émergence et le développement des organisations jihadistes dans la région du Sahel. Tout en ayant l’honnêteté de reconnaitre ne pas avoir de réponse, il avoue être plus enclin à privilégier la motivation idéologique chez les jihadistes plutôt qu’un quelconque opportunisme économique. Il se dit impressionné par le degré de conviction dont font montre ses interlocuteurs jihadistes, tout au moins certains d’entre eux. Il admet avoir été tenté d’épouser l’hypothèse du narcojihadisme, mais qu’à la faveur d’un travail de terrain, et moyennant des entretiens avec des trafiquants et des habitants de la région, il a pu constater par lui-même qu’il n’en était rien. Il rapporte, à ce sujet, le témoignage d’un des plus grands trafiquants de drogues au Mali, qui lui aurait confié que le narcojihadisme est une hypothèse qui n’est pas sérieuse et qu’il s’agit d’une campagne d’intox lancée par les Algériens et les Mauritaniens pour discréditer les jihadistes. Ce qui n’empêche par le journaliste Lemine d’affirmer que le trafic de carburants, très développé dans la région du Sahel, mais aussi de denrées alimentaires et de médicaments, est beaucoup plus rentable et permet de réaliser des gains plus rapidement. L’auteur abonde, en affirmant que c’est essentiellement par le biais des rançons obtenues des pays dont ils détiennent des ressortissants en otage et leur injection dans l'économie locale, que se financent les jihadistes dans le Sahara. Il avance même le total de la somme desdites rançons, en l’évaluant à 100 millions d’euros, ce qui est « beaucoup pour la région », enchaîne-t-il.
L’autre question à avoir suscité la réaction de l’assistance est celle relative à la situation sécuritaire au Sahel, et plus concrètement au déficit d’interopérabilité qu’accuse le G5 Sahel. Tout en soulignant ce qu’il qualifie de « rapports peu sereins entre les différents Etats qui composent le G5 Sahel », le journaliste Lemine considère qu’une intervention militaire des pays de la région serait beaucoup plus efficace, comparativement aux interventions de forces étrangères (On peut lire dans ce sens le blog de A. Bassou « Sahel : rien ne sert de courir, il faut trouver la bonne mesure » dans lequel l’auteur estime que l’implication des communautés économiques régionales donnerait plus de consistance à la lutte contre le terrorisme). Lemine Ould Salem fait remarquer que la région du Sahel constitue de plus en plus un terrain d’affrontement, non seulement entre puissances étrangères, mais aussi entre des capitales arabes et musulmanes (Arabie Saoudite, Emirats Arabes Unis, Qatar, Egypte, Turquie, etc). Il rappelle, en appui de ce constat, qu’à peine la prédisposition des Saoudiens et des Emiratis à participer au financement du G5 Sahel rendue publique, le Prince Ibn Talal du Qatar, leur rival, était en visite au Mali, ce qui, commentera A. Bassou, constitue une transposition de la crise du Golfe dans la région. C’est aussi dans ce même contexte que le Président Turc, Tayeb Erdogan, effectuait une tournée au Tchad et en Mauritanie. Un imbroglio géopolitique qui ne pousse guère à l’optimisme souligne Ould Salem, qui affirme que « ce qui se passe dans la région n’est pas de nature à y apporter de la stabilité ».