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Policy Brief
Après presque 80 ans de la création de l’Organisation des Nations Unies, l’Afrique n’est toujours pas admise comme membre permanent au sein de son super organe : le Conseil de Sécurité. Cette « discrimination institutionnelle » à l’endroit des pays africains est aujourd’hui juridiquement indéfendable et politiquement insoutenable. Mais, par- dessus tout, une telle mise à l’écart de 54 États représentant plus d’un milliard de personnes est stratégiquement défavorable pour un Occident en quête de légitimité et d’adaptation avec une géopolitique mondiale en pleine mutation.
Ce Policy Brief suggère qu’il existerait aujourd’hui une fenêtre d’opportunité stratégique qui s’ouvre pour le continent africain dans son ambition à s’assurer un siège permanent au Conseil de Sécurité ; invite les pays africains à saisir pleinement une telle opportunité et propose un certain nombre de modalités et de recommandations pour une meilleure inclusion de l’Afrique dans le club des membres permanents du Conseil de Sécurité.
I.Introduction
Une fenêtre d’opportunité stratégique semble s’ouvrir pour le continent africain dans sa quête à s’assurer un siège permanent au Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations Unies. Deux appels, de portée puissante, ont tout récemment soutenu l’impératif de l’inclusion de l’Afrique dans le club très fermé des membres permanents du Conseil de Sécurité. Le 12 août 2024, le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a, lors d’un débat au Conseil de Sécurité qui avait pour thème : « remédier à l’injustice historique et renforcer la représentation effective de l’Afrique au Conseil de Sécurité », appelé à une réforme urgente du Conseil de Sécurité en octroyant à l’Afrique un siège permanent. Quelques semaines plus tard, l’ambassadeur américain aux Nations Unies, Linda Thomas Greenfield, a déclaré devant le Council on Foreign Relations que les États-Unis soutiennent l’octroi de deux sièges permanents au Conseil de Sécurité à l’Afrique. Ces deux appels/initiatives, une fois mis en correspondance avec le contexte de la tenue du Sommet de l’avenir en cette fin du mois de septembre 2024 avec pour agenda des discussions sur les voies de réforme de l’ONU, démontrent l’existence d’un Momentum Africain à saisir pour le continent en vue de rehausser sa représentativité au Conseil de Sécurité.
Toutefois, plusieurs interrogations demeurent quant à la trajectoire que va emprunter la question de l’inclusion permanente de l’Afrique au Conseil de Sécurité, au contexte de son déploiement, aux voies possibles de sa réalisation ainsi qu’à la posture à adopter par les pays africains pour maximiser les gains stratégiques qui pourraient en découler.
II. Relier la conjoncture à la structure
De la capacité à relier les événements à leur structure géographique, historique et politique, dépend largement la bonne compréhension des positions et actions des acteurs internationaux. Ainsi considéré, un constat d’un clair cristal s’impose : les décisions stratégiques dans les instances clés qui participent à la régulation des affaires mondiales souffrent d’un monopole de la part des pays de l’Occident. Il en est ainsi des institutions de Bretton Woods avec leur pondération des droits de vote en fonction de la part des États membres dans le capital du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale (BM) ; de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et ses pratiques du Green room[1] et d’une préférence pour des consensus entre les grandes nations commerçantes au sujet des grands dossiers. Mais, c’est décidément aux Nations Unies, et particulièrement au Conseil de Sécurité, que la hiérarchie des puissances prend le plus le pas sur l’égalité de droit entre les pays. C’est aussi au sein de cet organe que l’absence du continent africain et le silence de ses représentants se font le plus injustement sentir
Le Conseil de Sécurité - organe central du système onusien à qui, au titre de l’article 24 de la Charte, incombe la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales, et en faveur de qui, en vertu de l’article 12 de la même Charte, est consacrée une suprématie organique redoutable par rapport à tout autre organe, y compris l’Assemblée générale-, est composé de représentants permanents issus de tous les continents, sauf l’Afrique.[2] De la sorte, le continent africain, qui se compose de 54 États et de plus de un milliard de personnes, n’est tout simplement pas représenté en qualité de membre permanent dans l’organe central de la régulation mondiale en matière de paix et de sécurité. Ainsi, après le colonialisme militaire, la tutelle politique et la domination stratégique, l’Afrique continue de souffrir d’une « discrimination institutionnelle » qui la maintient à distance des négociations et décisions stratégiques mondiales au sein des Organisations internationales les plus importantes, dont l’ONU et son Conseil de Sécurité.
Si l’Afrique et le monde devaient/pouvaient s’accommoder de cet état de fait et de droit, la reconfiguration des relations internationales et les dynamiques qui traversent aujourd’hui la scène mondiale rendent très difficile pour l’Occident la préservation d’un tel statu quo, car il est juridiquement indéfendable, politiquement insoutenable et stratégiquement défavorable.
Juridiquement indéfendable d’abord, car il consacre à tout point de vue une violation grave à un principe fondamental de droit, celui de l’égalité entre les sujets quelles que soient, par ailleurs, leur puissance économique, politique ou autre. Cela est d’autant plus valable au niveau international où l’égalité souveraine entre les États est à l’origine même de la naissance et du développement du droit international. Politiquement insoutenable, ensuite, puisqu’il mettrait fondamentalement le récit occidental sur la démocratie en contradiction flagrante avec la volonté de l’Occident d’ériger la raison du plus fort comme l’instrument central de la régulation internationale. Quelle cohérence existerait entre le discours occidental sur la promotion des Droits humains et de la démocratie et la défense d’un schéma onusien basé sur la loi de la force et non la force de la loi ? Stratégiquement défavorable, enfin, car la discrimination à l’encontre des pays africains au sein du Conseil de Sécurité les place ipso facto dans une situation de prédisposition à l’acceptation des narratifs anti-occidentaux.
Sur ce dernier point, il est possible de soutenir que la guerre entre la Russie et l’Ukraine a constitué un moment de vérité pour un Occident jadis mû dans ses certitudes culturelles et sûr de sa suprématie matérielle et doctrinale. La non-adhésion de beaucoup de pays du continent africain aux résolutions occidentales ciblant la Russie a créé une sorte d’onde de choc dont l’amplitude risquerait d’être beaucoup plus forte dans le scénario d’une confrontation entre les États-Unis et la Chine, notamment au sujet de l’île de Taiwan.
C’est ce nouveau contexte, marqué par l’émergence de nouveaux acteurs, de nouvelles capacités mais aussi de nouveaux récits, qui structure désormais les relations du nouveau sud avec les puissances internationales. Les voix des pays africains ne sont plus aliénées ou alignées sur l’agenda des puissances occidentales comme par le passé, mais passent désormais par le filtre de l’intérêt national. Elles s’insèrent surtout dans un schéma d’émancipation et d’affirmation nationales et régionales dont l’une des manifestations est la demande d’une plus grande égalité sur la scène internationale. C’est pourquoi il est de l’intérêt bien compris des puissances globales, dont les États-Unis, de créer un nouvel espace politique et communicationnel avec les pays du nouveau sud, dont l’Afrique constitue une part importante. Les puissances globales gagneraient à faire plus de concessions pour davantage de confiance mutuelle si elles ne veulent pas perdre le Sud. C’est dans ce contexte qu’il faudrait concevoir la disponibilité des puissances majeures, notamment celles détentrices du droit de veto, à octroyer au continent africain un ou des sièges permanents au sein du Conseil de Sécurité.3
III. Penser les voies de réalisation des ambitions onusiennes de l’Afrique
La fenêtre d’opportunité stratégique qui s’offre au continent africain pour s’assurer des sièges permanents au Conseil de Sécurité mériterait d’être entièrement saisie par les pays du continent. Ils devraient surtout asseoir les conditions objectives de sa concrétisation. Cela passerait par l’élimination de trois obstacles majeurs : les rivalités interafricaines, les blocages juridiques et les lacunes dans les capacités opératoires.
En effet, l’une des rhétoriques classiques avancée pour renvoyer aux calendes grecques une réforme de Conseil de Sécurité est l’absence de consensus entre les pays et régions candidats au siège permanent. On pourrait lire ainsi que le l’Afrique du Sud ne saurait accepter une désignation du Nigeria, l’Algérie celle du Maroc, comme le Brésil ne saurait accepter la représentation du continent latino-américain par l’argentine ou le Mexique, et pareillement pour l’Inde et le Pakistan pour ce qui est du continent asiatique.
Cette affirmation, quoiqu’exagérée, contient une part de vérité. C’est, pourquoi, il incombe d’abord au continent africain de s’entendre sur les modalités et possibilités des choix des pays ou institutions qui représenteraient le continent au Conseil de Sécurité avec une casquette permanente. Plus le continent conçoit une offre stratégique claire et consensuelle sur les voies de sa représentation, plus seraient grandes ses chances de rallier la communauté internationale à sa cause. Au niveau du blocage juridique, il importe de rappeler que toute réforme du Conseil de Sécurité implique a fortiori une modification de la Charte. Laquelle Charte prévoit deux procédés distincts par la forme mais similaires par le résultat. La première est une modification via le canal de l’Assemblée générale au titre de l’article 108 qui requiert un vote positif des deux tiers des membres avec une ratification du même ordre et incluant impérativement les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité. La seconde est une réforme par le biais d’une conférence internationale avec une adoption par les deux tiers des membres, avec encore une fois la ratification des deux tiers dont impérativement celles des pays détenteurs du droit de veto. Cette difficulté juridique explique le caractère rarissime des réformes entreprises à l’ONU. La composition du Conseil de Sécurité n’a été ainsi réformée qu’une seule fois, en 1963, pour faire passer le nombre de ses membres de onze à quinze. Étant donné qu’une réforme à travers une conférence internationale reste extrêmement improbable, c’est à l’Assemblée générale que l’Afrique devrait s’activer pour satisfaire l’exigence des 2/3.
Le dernier obstacle concerne les décalages opérationnels entre un Conseil de Sécurité gouverné par les exigences de rapidité et de technicité et des instances africaines aussi bien celles de l’Union africaine que celles des Communautés régionales marquées par la lenteur. Sur ce point, le continent africain gagnerait à prendre toutes les dispositions nécessaires pour être en phase avec les exigences du fonctionnement du Conseil de Sécurité.
Au niveau des modalités de l’inclusion du continent africain parmi les membres permanents du Conseil de Sécurité, il est possible de prévoir trois scénarios :
1- une représentation à travers les instances collectives Union africaine/ Communautés régionales ;
2- une représentation à travers les États membres et ;
3- une représentativité hybride : un État et une instance africaine, in Casi l’UA.
IV. Nuancer le débat autour du droit de veto
Le soutien américain en faveur de deux sièges permanents pour l’Afrique au Conseil de Sécurité comporte un bémol : la qualité de permanent pour les représentants africains sera amputée du droit de veto. Une telle proposition pourrait traduire le caractère inachevé du processus de la libération de la pensée occidentale de la perception discriminatoire à l’encontre des pays africains. Toutefois, il est de notre avis qu’une telle amputation, quoique moralement et juridiquement scandaleuse, ne devrait pas constituer un obstacle à l’accès du continent africain au statut de membre permanent au Conseil de Sécurité, et ce, pour au moins trois raisons principales :
1- la doctrine africaine à maintenir devrait être celle de la suppression du droit de veto, et non pas sa prolifération. L’Afrique pourrait sur ce point donner la preuve solide de la capacité et l’utilité d’un acteur à être un membre permanent au Conseil de Sécurité sans nécessairement être détenteur de droit de veto. En un mot, une expérience africaine réussie au Conseil de Sécurité en tant que membre permanent dénué de droit de veto pourrait favoriser une dynamique positive de l’intérêt et de la faisabilité d’une renonciation par les cinq membres permanents actuels à leur droit de veto ;
2- une autre lecture de l’intérêt d’une accession africaine au rang de membre permanent même soustrait du droit de veto est celle qui favorise la stratégie d’accumulation sur celle de renonciation. Il est plus indiqué pour l’Afrique d’opter pour une démarche en deux temps qui commencerait par l’obtention d’un siège permanent et se poursuivrait, plus tard, par une demande de droit de veto, que de refuser la première et attendre que toutes les conditions soient réunies pour une admission pleine et entière du continent au sein du Conseil de Sécurité. Force est de remarquer, d’ailleurs, qu’après plusieurs décennies de l’appel de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) et du consensus d’Ezulwini,4 l’Afrique demeure absente du club des membres permanents ;
3- il convient, enfin, de torde le cou à une perception largement partagée mais dénuée de toute pertinence juridique ou politique. Le droit de veto n’a pas une portée positive ou offensive mais plutôt un caractère négatif ou défensif. Ce n’est nullement une capacité d’imposition mais seulement une capacité d’empêchement. Un membre permanent jouissant du droit de veto, quelle que soit sa puissance, ne peut absolument pas imposer l’adoption d’une résolution mais seulement le blocage d’une telle résolution. L’épisode des tractations diplomatiques d’avant l’invasion par les Américains de l’Irak en 2003 illustre parfaitement ce raisonnement. En effet, pour pouvoir faire adopter une résolution au Conseil de Sécurité, le membre initiateur du projet doit réunir 9 voix sur les 15 du Conseil. Et là apparait très clairement le rôle important que peut jouer un membre ne disposant pas de droit de veto. Dans la même affaire de l’invasion de l’Irak, le projet américain d’une bénédiction onusienne de son aventure irakienne n’a pas été bloqué par un veto français ou russe, mais par le défaut de soutien de bon nombre de pays alors siégeant en qualité de membres non-permanents, dont trois étaient des pays du continent africain.
V. Recommandations
Un adage dit, « Celui qui n’est pas invité à la table, se retrouve au menu ». Or, l’Afrique a souvent été un objet de discussion entre les membres permanents du Conseil de Sécurité mais jamais un acteur. Pourtant, sur les 193 États membres de l’ONU, 54 sont Africains. Le continent est aussi le théâtre de beaucoup d’opérations de maintien de la paix et est un pourvoyeur indispensable en force onusienne des casques bleus. Cette situation d’injustice historique et d’aberration juridico-politique devra être effacée le plus tôt possible. Il y va de la crédibilité, de l’efficacité et de la légitimité de tout l’édifice onusien. Le pari est grand : réformer l’ONU pour pouvoir s’adapter à un monde, sinon pétri par un risque de dérapage stratégique, du moins, en proie à des turbulences géopolitiques fortes.
Trois recommandations pourraient être formulées à l’intention des Africains pour accentuer et accélérer le mouvement vers une inclusion de l’Afrique parmi les membres permanents du Conseil de Sécurité :
1- prendre pleinement la mesure de l’opportunité stratégique qu’offre le paysage géopolitique mondial actuel, largement favorable à la concession des avantages institutionnels au profit de l’Afrique ;
2- concevoir une offre africaine consensuelle et équilibrée sur les modalités de la représentation du continent africain au sein du Conseil de Sécurité. Cette conception gagnerait à être pensée et adoptée à l’issue de débats africains organisés au niveau des Chefs d’État et de gouvernement ;
3- élaborer une charte de bonne conduite pour veiller à ce que les États/instances africains choisis pour siéger en tant que membre permanent n’utilisent le système onusien et le dispositif du Conseil de Sécurité pour satisfaire leurs intérêts nationaux au détriment de l’intérêt collectif africain.
[1] La Green room est le nom informel de la salle de conférence du directeur général de l’OMC. Il est utilisé pour désigner des réunions de 20 à 40 délégations, généralement au niveau des chefs de délégation des pays les plus importants.
[2] Cette affirmation est à nuancer car si géographiquement l’Amérique du Sud est attachée à l’Amérique du Nord, géopolitiquement elle forme un ensemble distinct.
[3] Dans un article paru le 18 septembre 2024 au Foreign Policy, Sophie Eisentraut, écrit, « Il semble que la relance du multilatéralisme ne nécessite pas nécessairement de raviver la foi dans la valeur des règles et principes internationaux. Au lieu de cela, lors du Sommet des Nations Unies sur le futur, les pays occidentaux pourraient tenter de regagner leur crédibilité en démontrant leur sérieux engagement à mettre en œuvre les règles et principes internationaux qu’ils prétendent constamment défendre », Can the West Revive Multilateralism? https://foreignpolicy.com/2024/09/18/global-south-survey-multilateralism-msc-unga/?download_pdf=true
[4] Le consensus d’Ezulwini, adopté par la Conférence de chefs d’État et de gouvernement des pays africains en 2005, prévoit que la pleine représentation de l’Afrique au Conseil de Sécurité dépendra de l’attribution à l’Afrique de deux sièges de membre permanent, ayant un droit de veto, et de trois sièges non-permanent ( en plus des deux déjà acquis), voir comment réformer le Conseil de Sécurité ? État des lieux, critiques et projets, Paul Gacem et Alexandra Novosseloff, in le Conseil de Sécurité des Nations Unies entre impuissance et toute puissance, CNRS édition, 2016, p. 275.