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Opinion
Sur fond d’accusations mutuelles d’absence de volonté politique pour faire aboutir les négociations tripartites impliquant l’Egypte, l’Ethiopie et le Soudan, sur la mise en service du “Grand Barrage de la Renaissance Éthiopienne” (Grand Ethiopian Renaissance Dam -GERD), l’Egypte et l’Ethiopie continuent d’alterner des signaux de provocation et d’apaisement.
Cette tension gagne en intensité au fur et à mesure que s’approche le mois de juillet, marquant le début du remplissage du barrage. Pressées à la fois par le temps et par leurs opinions publiques respectives, l’Egypte est en train d’engager les dernières manoeuvres diplomatiques pour préserver ses “droits historiques”, au moment où l’Ethiopie affiche, pour des raisons de fierté nationale et de calculs électoraux, une attitude intransigeante quant au délai de mise en service du barrage.
La relance, il y a deux semaines, des négociations à l’initiative du Soudan ne semble pas avoir provoqué le déclic nécessaire pour la résolution des questions techniques et juridiques en suspens, se rapportant essentiellement à la cadence du remplissage et aux garanties à fournir au Caire en cas de sécheresse aiguë.
Si l’impasse dans laquelle se trouve le processus de règlement de ce différend multidimensionnel entre deux importants Etats africains ne risque pas d'évoluer vers un conflit ouvert, elle n’en constitue pas moins un motif de préoccupation et une source d'incertitude dont les conséquences sont difficiles à calculer pour l’ensemble de la région orientale du Continent.
Droits historiques contre souveraineté sur les ressources naturelles
Alors que l’Egypte invoque l'histoire pour affirmer des droits acquis fondés sur le « principe de première appropriation » des eaux du Nil, l’Ethiopie se prévaut d’arguments liés à la domiciliation des sources du grand fleuve sur son territoire et à son droit de profiter, en premier, de cette ressource naturelle sur la base d’une « souveraineté territoriale absolue ».
La répartition des eaux du Nil a été, pendant longtemps, régie par des Accords anciens impliquant l’Egypte et le Soudan qui remontent à 1929 et 1959, et qui n’engagent pas les autres riverains du grand fleuve.
En capitalisant sur ces acquis conventionnels, l’Egypte a pu bénéficier, pendant plus d’un siècle, d’une quote part importante des eaux du Nil et d’un véritable droit de veto pour prévenir l'édification de tout ouvrage susceptible de diminuer la quantité d’eau qu’elle s’est octroyée en vertu de ces Instruments.
L’attachement de l’Egypte au maintien du régime en vigueur, et l’intransigeance dont elle fait preuve dans les négociations en cours, se justifient par l’enjeu existentiel que représente le Nil pour les 100 millions d’Egyptiens . Pour sa part, l’Ethiopie s’est constamment prévalue de « droits naturels » sur les eaux du Nil dont elle se considère le « possesseur originel » aux fins d’utilisation pour son développement socio-economique, en application du principe de la souveraineté permanente des Etats sur leurs ressources naturelles.
Les eaux du Nil représentent un énorme potentiel pour le développement économique et social des Etats riverains. Cependant, la réalisation de ce potentiel s’est toujours heurtée aux différends et conflits qui ont émaillé l’histoire de la région et à l'incapacité de ces États de concevoir un plan collectif de valorisation de cette source de vie, d’assurer un partage équitable des bénéfices et d'attirer les investissements nécessaires pour faire de cette région un pôle de co-développement africain.
l’Egypte tire la quasi-totalité de ses ressources hydrauliques du Nil et toute son économie tourne autour du grand fleuve. Pour ce vaste pays, le fleuve mythique représente un enjeu existentiel, surtout au vu des changements climatiques qui s’intensifient en Afrique du Nord et qui menacent ce pays d’une pénurie d'eau douce d'ici à 2025, selon les prévisions de la FAO.
C’est en anticipation d’une réduction certaine de la masse d’eau qui arrive en territoire égyptien que ce pays s’est attaché, depuis quelques années, à rationaliser l’exploitation des eaux du Nil à travers des mesures visant la diminution substantielle des cultures grosses consommatrices d’eau, l’installation d’un nouveau système d’irrigation et la construction d’une usine d'épuration sur le fleuve.
La décision éthiopienne de construire le Barrage de la Renaissance procède d’une logique de rééquilibrage des bénéfices tirés de l’exploitation des richesses du grand fleuve, avec pour objectif principal de garantir son autonomie énergétique et d’en faire un levier pour son développement durable. C’est, aussi, le symbole d’une puissance retrouvée et l’instrument d'une émergence économique qui sert des objectifs de légitimation interne et de positionnement régional et international.
Une fois achevé, le Barrage de la Renaissance sera le plus grand ouvrage hydroélectrique en Afrique et le 7ème dans le monde. D’une longueur de 1.8 km, d’une hauteur entre 145 et 170 mètres et d’une profondeur de plus de 100 mètres, le barrage peut emmagasiner 74 milliards de m3 dont la transformation en énergie électrique peut couvrir largement les besoins du pays et ceux des pays voisins.
Le GERD permettra, en outre, à 40% de la population éthiopienne qui vit de l'agriculture de subsistance, dans les hauteurs du pays à plus forte pluviométrie, d’augmenter le rendement de leurs terres grâce à l’irrigation par l’eau du barrage.
Le Soudan, jadis qualifié de “grenier de l’Afrique et /ou du monde arabe”, se trouve dans une situation peu enviable entre deux voisins rivaux avec lesquels il a des différends frontaliers autour des régions de Halayeb et d’Alfashqa et entre lesquels il est tenu de maintenir un équilibre dynamique, selon les circonstances et les enjeux, sans s'aliéner ni l’un ni l’autre.
Dans cette crise, le Soudan tente de jouer un rôle d’apaisement et de rapprochement pour éviter d’avoir à prendre parti pour l’un ou l’autre voisin, étant assuré des retombées positives d’une résolution du différend sur l'amélioration de son secteur agricole.
A la recherche d’un nouvel aggiornamento sur le Nil
Depuis le lancement des travaux du barrage, des pourparlers directs ont été engagés entre l’Egypte, le Soudan et l’Ethiopie et des médiations ont été sollicitées des Etats-Unis, de la Chine, de l’Union africaine et de l’Union européenne, pour tenter de désamorcer la tension. Cette tension a connu son apogée en 2013, lorsque l’Egypte du Président Morsi a menacé d’utiliser la force pour arrêter la progression des travaux.
C’est pour écarter un tel risque qu’un processus de négociation a été mis en place depuis 2014, qui a permis de franchir des étapes importantes vers un accord complet et définitif. Selon le médiateur soudanais, 95% des questions auraient été réglés. Les points litigieux concernent la durée du remplissage (5 à 7 années selon Addis-Abeba ou 12 à 20 pour l’Egypte), le mécanisme de règlement des differends, la nature du cadre juridique dans lequel les arrangements convenus seront consignés, et la présence d’observateurs égyptiens sur le site du Barrage pour superviser la mise en oeuvre de l’Accord définitif.
La réunion du 29 juin 2020 du Conseil de sécurité, à la demande de l’Egypte, et le Sommet organisé le 27 juin par le Président en exercice de l’Union africaine, dénotent une volonté de donner une dernière chance à la solution pacifique de cette crise. Les parties disposent de trois semaines, au maximum, pour finaliser un accord. Une chose est certaine, les deux pays sont condamnés à s’entendre et à dégager, dans les meilleurs délais possibles, un compromis susceptible d’ouvrir une nouvelle page de coopération dans l’histoire tumultueuse entre les deux anciens Empires. Un tel Accord pourrait faire jurisprudence pour d’autres situations similaires. Il peut, par exemple, servir de source d’inspiration pour les neuf Etats du fleuve Congo, pour faire de leur Bassin, dont le potentiel est supérieur à celui du Nil, un vecteur de développement pour la région tout entière.