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Opinion
Le lancement d’un contrat à terme pétrolier sur le Shanghai International Energy Exchange (INE) ne saurait être vu comme un évènement « technique » ou secondaire tant il préfigure ce que seront dans quelques années les marchés mondiaux de matières premières. Le Shanghai Futures Exchange (SHFE) et le Dalian Commodity Exchange (DCE) ont certes vu leurs volumes de trading augmenter considérablement sur la dernière décennie grâce à l’acier et au minerai de fer, ce qui pourrait laisser à penser que l’initiative n’est, en définitive, pas inédite. En nombre de contrats traités, ces deux bourses concurrencent, en effet, le Chicago Mercantile Exchange (CME) et l’Intercontinental Exchange (ICE), les deux géants du secteur. Même si cette statistique n’est, il est vrai, pas pleinement représentative de la réalité de leurs activités respectives — une analyse en termes d’open interest, i.e. le nombre de contrats ayant été achetés ou vendus et n’ayant pas encore fait l’objet d’une revente ou d’un rachat offrant des conclusions singulièrement différentes —, elle témoigne pleinement de leur importance économique, sur le plan domestique du moins. L’essentiel n’est cependant pas là.
Tableau 1 : Les principales bourses de matières premières en 2016(en volume de contrats à terme et options traités)
Source : World Federation of Exchanges
La Chine est, de loin, le plus grand producteur d’acier mondial (831,7 millions de tonnes en 2017 selon l’association Worldsteel). Il n’est, dès lors, guère surprenant que Pékin se soit attaché à favoriser le développement d’instruments nationaux de gestion du risque de prix pour cette filière, en amont comme en aval. Le contrat à terme (future) sur le rond à béton négocié sur le SHFE et celui sur le minerai de fer du DCE se sont ainsi affirmés — il y a plusieurs années déjà — comme des baromètres mondiaux du marché de l’acier dont les opérateurs de la filière « fonte » ne peuvent désormais se détourner.
Tableau 2 : Contrats à terme les plus traités en 2016
Source : World Federation of Exchanges
Le contrat de l’INE est, lui aussi, logiquement défini pour répondre aux besoins de l’économie chinoise : une taille de mille barils par lot, des cotations mensuelles sur l’année à venir puis trimestrielles sur les deux années suivantes, la possibilité de livraison physique du sous-jacent — un pétrole brut léger corrosif (densité API de 32 degrés et teneur en soufre de 1,5 % autorisant la livraison de bruts du Moyen-Orient et de Chine : Dubai, Upper Zakum, Oman et Qatar Marine, ainsi que d’autres origines moyennant une prime ou une décote : Masila, Basrah Light et Shengli) — correspondant aux attentes des raffineurs chinois , et libellé en yuans. La volonté de promouvoir de tels instruments « nationaux » n’est d’ailleurs pas uniquement chinoise : en 2016, un contrat sur le pétrole d’Oural et de la Volga a ainsi été lancé par la Russie sur la bourse de Saint Pétersbourg (SPIMEX).
Qu’y-a-t-il, dès lors, de si particulier dans le contrat proposé par l’INE ? La réponse à cette question tient en plusieurs points. Bien que coté dans la monnaie chinoise — la monnaie américaine étant acceptée pour le dépôt initial et les appels de marge —, ce future a vocation à être traité par les opérateurs chinois, mais également par les producteurs et les négociants internationaux. L’ambition est ainsi de faire de ce contrat une référence de prix en yuans, au même titre qu’il existe, en dollars, celle du Brent (Londres) ou du West Texas Intermediate. Glencore et Trafigura ont pris part aux premières négociations après son lancement le 26 mars dernier, ce qui n’a pas manqué d’être perçu comme un signal très favorable. Il faut effectivement se rappeler que de nombreux produits dérivés traités sur des marchés organisés ne connaissent pas le succès escompté . Souvent promus par des pays producteurs, ceux-ci doivent cependant pouvoir susciter l’intérêt de l’ensemble des intervenants de la filière, au premier rang desquels les maisons de négoce, mais également des spéculateurs. S’il convient, dès lors, d’être prudent sur l’avenir du contrat chinois, force est de constater qu’un certain nombre de prérequis sont d’ores et déjà remplis. Plusieurs années devront pourtant s’écouler pour que ce future puisse s’affirmer à l’échelle internationale : éroder le « pouvoir » du WTI ou du Brent est assurément un travail de longue haleine.
Schéma 1 : Les mécanismes « d’affirmation » d’un contrat à terme sur matière première
Il est, à ce titre, parfois écrit que la vocation ultime d’un tel future serait de permettre à la Chine de peser sur les prix du brut. L’affirmation n’est pas erronée mais elle est largement imprécise. Dans le cadre d’une négociation commerciale, la détermination du prix d’une matière première repose bien souvent sur l’utilisation d’une référence de prix que l’une et l’autre contrepartie considèrent comme objective. Cette référence pourra soit être proposée par une agence telle que Platts, ICIS, ou CRU (parmi d’autres), soit découler d’un cours boursier tel que celui proposé par l’INE. A priori non manipulable et transparent, observable par tous, sans coût et sans délai, ce dernier dispose d’un certain nombre d’avantages qui expliquent pourquoi la financiarisation des marchés de matières premières est un phénomène qui ne se dément pas (le lecteur pourra lire, sur ce sujet, le rapport publié par l’OCP Policy Center « The Financialization of Commodity Markets: A Short-lived Phenomenon? »). Ceci ne signifie pas que le prix commercial est égal au prix dit « papier », mais que le premier est traité en différentiel par rapport au second. Ce différentiel participe aux ajustements du marché et évolue donc, mais sa stabilité est fondamentale pour garantir l’efficacité des stratégies de « hedging » visant à protéger les opérations de la filière du risque de prix. Il faut donc, en d’autres termes, que ce soit cette référence de prix, et non le différentiel, qui capture l’essentiel des chocs d’offre et de demande pour qu’elle soit adoptée par les opérateurs industriels, tant sur le plan commercial que financier (schéma 1). En favorisant un contrat à terme tel que celui de l’INE, la Chine aspire donc, comme a tenté de le faire la Russie en son temps, à s’assurer que ce différentiel sera, pour ses industriels, stable, ce qui leur conférerait un avantage commercial conséquent.
Le développement par la Chine d’un tel contrat à terme ne peut être appréhendé isolément. Celui-ci est, en premier lieu, intimement lié au statut de monnaie internationale que le yuan devrait probablement rechercher dans les années à venir. L’adossement des positions physique et papier qu’impose une stratégie de hedge est, de toute évidence, grandement facilité lorsque la monnaie utilisée pour ces deux types de transaction est la même. Si elle rencontre le succès, « l’offensive » chinoise sur le brut ne sera, en second lieu, pas la seule et il y a fort à parier que des initiatives similaires seront engagées, notamment dans le segment des minerais et des métaux. C’est ici toute l’importance qu’il convient d’accorder à l’initiative de l’INE car elle préfigure vraisemblablement ce que seront les marchés financiers de matières premières dans une décennie tout au plus : anglo-saxons et chinois.