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Leçons de méthodologie fondamentale apprises sur le tas
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May 16, 2018

Autrefois, dans les années 60,70,80, l’apprentissage se faisait dans une ambiance caractérisée par un rapport de considération, de profond respect, voire de grande vénération, pour ceux qui nous enseignaient, ceux qui savaient et qui nous ont influencé dans notre parcours personnel. Beaucoup d’entre eux méritaient le titre de « maîtres », sorte de gourous, de repères quasi-existentiels, en raison des savoirs qu’ils ont accumulés en tant que pôles de savoir, de connaissance, de rigueur, d’exigence. L’ambiance des apprentissages de toute nature, à l’école, et dans le vaste champ intellectuel, semblait marquée par une militance propre aux milieux pédagogiques de l’époque selon le champ disciplinaire où ils agissaient, de générosité intellectuelle, de don de soi, d’engagement moral, d’arsenaux épistémologiques offerts aux apprentis, …

Il n’y avait pas encore cette ambiance de diffusion du savoir extra-muros, beaucoup moins d’impact de la culture numérique. Etait moins diffuse la pratique des universités populaires particulières à certaines structures associatives ou partisanes ou à des cercles idéologiques plus ou moins organisés. Cette ambiance est aujourd’hui largement dépassée par les savoirs disponibles sur la toile, dans les marges créées par les processus de citoyenneté, les connaissances et formations produites par la société civile... Les nouvelles démarches pédagogiques, les nouvelles méthodes, les philosophies d’apprentissage, expérientielles, interactives, les pédagogies ouvertes sur tous les publics, les universités pour tous, la pédagogie des dominants et celle dites des opprimés, étaient peu à l’ordre du jour.

Dans ce contexte, j’ai eu la chance au cours de ma vie universitaire de côtoyer de grands noms des sciences sociales de chez nous et à l’échelle internationale. Tout au long de mon expérience personnelle d’étudiant, puis de chercheur-enseignant, plus le temps passait, plus je prenais conscience de la pertinence, de la sagesse, de la valeur inappréciable des leçons que les maîtres à penser de l’heure m’ont apprise, dans la perspective d’une amélioration de mon niveau, d’un développement personnel, d’un épanouissement intellectuel, d’une émancipation.

Parmi les grandes leçons qui ont jalonné mon cheminement d’apprenti chercheur-enseignant jusqu’à aujourd’hui, je n’en présenterai ici que cinq.

Première leçon : Paul Pascon.

Ce n’est pas l’endroit approprié pour raconter mes relations avec ce grand chercheur en sciences sociales, dont les textes forts, solides et clairs, continuent à abreuver les spécialistes des vastes domaines relevant des sciences sociales ayant pour objet le Maroc. 

Dans le feu d’une discussion sur l’Etat marocain, il s’était adressé à moi -je suppose qu’il le fit aussi avec d’autres à d’autres occasions-, en me disant : « baisse la tête Abdallah, travaille et ne fais pas attention à ce qui se passe autour de toi. Ne regardes ni à droite ni à gauche, accumule, sans bruit, sans te laisser distraire ». Je me souviendrai toujours de ces paroles qu’il m’avait adressées,  plusieurs fois d’ailleurs. L’effort que devait fournir le chercheur, la sueur et les larmes qu’il devait déverser, les épreuves qu’il devait vivre, renvoyaient, dans son esprit, aux longues heures que celui qui se destine à la recherche devait passer dans les cabinets de travail, les lieux de documentation et les salles de bibliothèques. Mais les paroles de Pascon entendaient aussi les longs moments que le chercheur authentique devait vivre sur le terrain, son immersion dans les réalités sociales mouvantes et complexes, la collecte patiente des faits, l’analyse prudente, le déchiffrage des sens, les faits, rien que les faits, mais tout de même plus que les faits… 

Le projet ainsi proposé par Paul Pascon désigne aussi la nécessité de se mettre en situation d’apprentissage, (apprendre, apprendre à apprendre), découvrir de nouvelles sources et de nouveaux contenus de connaissance, les livrer à une chasse tout terrain continue de l’information scientifique pertinente, mettre la main sur des documents inédits, les soumettre en permanence à un travail de décryptage selon les règles de l’art, faire parler la réalité en maintenant éveillé l’esprit critique, procéder à des dépouillements systématiques de matériaux, passer au peigne fin les dimensions méthodologiques de l’action cognitive, au sens de réduire le champ des trouvailles dues au hasard, laisser aussi peu d’espace que possible à l’indétermination. Le chercheur se doit de produire de la connaissance consistante sans craindre d’entreprendre de grands travaux, tout en explicitant, en analysant, en organisant les informations produites par la lecture appropriée, la mise en fiche, le codage, le rangement, l’encadrement conceptuel et théorique... Cela signifiait aussi apprendre et maîtriser l’exercice de connaissance, les fondamentaux méthodologiques, à fonder le savoir, à produire et à délimiter l’objet de l’étude, à le circonscrire de manière rigoureuse en fluidifiant l’approche afin de ne pas rendre trop rigides les résultats de l’opération de connaissance, en ne tombant pas dans le dogmatisme, l’orthodoxie raide, le scepticisme ou des démarches excessivement compréhensives.

Cela revenait aussi à apprendre à prendre la distance nécessaire avec les éléments de connaissance dégagés, à se libérer de la paraphrase, d’une réception des données du terrain ou de ce que disent les autres en les enveloppant d’a priori, à s’émanciper d’une description inadéquate des réalités étudiées, la praxis des sciences sociales nous ayant appris qu’il y a décrire (photographier le réel, en faire le constat) et décrire (rendre compte pour permettre de mieux saisir). Cela peut se définir comme une entreprise permanente d’appropriation, de construction et de déconstruction…

Il y a aussi dans ce conseil quelque chose qui renvoie au modèle du laboureur infatigable, du mineur de fond (et j’allais dire aussi du coureur de fond), de l’édificateur des grands travaux depuis les infrastructures de base jusqu’à la finition, un idéal de recherche et de connaissance exigeant, dur, ingrat, sans concession, mais passionné et passionnant.

Paul Pascon signifie l’éloge de l’effort permanent, de l’apprentissage continu, du chercheur patient, du stakhanovisme intellectuel, de ceux qui passent un temps précieux à collecter les éléments nécessaires pour mieux connaître, de l’accumulation persévérante jusqu’à saturation… Plus de trente ans après sa disparition, j’entends toujours la voix de ce maître chercheur s’adresser à moi : « baisse la tête Abdallah, reste concentré sur ton travail, accumule patiemment, et ne t’en détourne jusqu’à épuisement de l’objet de ton investigation ».

Seconde leçon : Samir Amin

Samir Amin venait souvent  à Rabat participer à des conférences ou à des colloques de nature académique, ou tout simplement pour se reposer. Lors de l’une de nos rencontres, dans les années 80, nous étions face à la mer à y déguster un splendide coucher de soleil, lorsqu’ à l’occasion d’un échange de vues sur « les intelligentsia arabes », il me fit part de sa philosophie de la lecture, de la documentation, de l’usage des références dans le domaine des sciences sociales: il me dit qu’il fallait lire autant que possible, sur les sujets qui nous préoccupent à un titre ou un autre, en assouplissant le rapport au livre, c’est à dire sans  en faire une référence sacrée et en le prenant au sérieux mais de manière critique.

Ce soir là, pour ma propre édification, m’était présentée par un grand intellectuel un autre rapport de la recherche avec les ouvrages de référence, la bibliographie, un rapport plus souple, plus décontracté, plus libre que les travaux de nature universitaire qui ont accoutumé nombre de chercheurs à une lecture quelque peu crispée, quelque peu scolaire, à force de principes de méthodes avec un outillage particulier (stylos de différentes couleurs, guillemets, techniques d’usages des notes, règles du compte rendu, emploi des carnets, fiches, résumés, citations, commentaires...). Il était difficile pour un universitaire professionnel de concevoir une autre possibilité de lecture scientifiquement crédible que celle-là, où toute proposition émise dans le corps du texte devait être appuyée sur une masse de preuves (le corpus des références), et cela était d’autant plus vrai que notre chercheur travaille sur des objets délimités, circonscrits, circonstanciés où il doit le plus souvent consulter une bibliographie et en élaborer une appropriée. 

Samir Amin mettait à rude épreuve mes pratiques trop scolaires, acquises au sortir de plusieurs années d’élaboration de travaux universitaires, dont la thèse a été le moment le plus représentatif. Ce que Samir Amin me suggérait ce soir là, et qui me séduisait fortement, est qu’il existait une autre posture de lecture, toute aussi légitime que celle que l’on adopte au plan de la recherche académique, et où l’enjeu essentiel était de capter le sens principal des contenus, au delà des détails, des hypothèses et des thèses soutenues et des lectures superflues. 

J’étais aussi impressionné par les performances de Samir Amin comme grand « liseur » : il lisait plusieurs dizaines de livres par an, dans toutes les disciplines, sociales et scientifiques confondues, y inclus la littérature et les arts. Cela se comprend en raison des perspectives globales d’analyse où il s’agit de saisir les grandes tendances politiques, économiques, sociales, culturelles, de formuler les grands questionnements, les grandes problématiques. Ce vaste champ de lecture est nécessaire car il lui permet d’envelopper par une lecture très large, très ouverte, ses centres d’intérêt. En même temps, paradoxalement, ce type de lecture permettait une désacralisation des productions livresques et des revues spécialisées.

Parmi ce que je considère comme les grandes leçons que j’ai reçues au cours de mon cheminement intellectuel, et que je propose au libre choix du lecteur de ces lignes, il y a ce rapport détendu, mais non moins exigeant, à la lecture, de prise en considération d’une large couverture de la littérature existante sur un sujet quelconque.

Depuis, j’ai lu avec un grand intérêt ce qu’écrivait Herman Hesse sur le livre et la lecture, ou ce qui a été écrit sur les lectures de certains grands esprits.  Cependant, dans mon parcours, la perspective ouverte par cette discussion avec Samir Amin m’a aidé à démystifier le « référentialisme » (le culte de la référence tous azimuts) à outrance.

Troisième leçon : Marcel Merle, 

Marcel a été un des grands noms de la science politique française des années 70. Professeur visiteur à notre faculté dans la matière que j’enseignais alors (La théorie des relations internationales), il me lança au cours de l’une des discussions que nous eûmes : « ne laisse pas te filer d’entre les doigts n’importe quel texte », au sens de « n’écris pas n’importe quoi ».

Dans les domaines où nous nous mouvions, nous avions tendance à produire deux types de textes :

- soit nous nous investissions dans des textes académiques au sens strict du terme, qui devaient obéir aux règles de l’art, aux formats de l’écriture académique, et sur lesquels la communauté scientifique compétente avait son mot à dire ;
- soit nous étions tentés d’exprimer un état de conscience, un sentiment, une position, une opinion, un commentaire, une réaction. Une variété de situations, d’états d’âme, nous impose de nous exprimer sur tel ou tel sujet, exercice participant plutôt du genre largement pratiqué de l’essai.

C’est davantage dans cette seconde catégorie d’écriture que l’on a affaire au mal que l’on peut appeler « l’écriture légère ». Mais alors qu’est-ce qu’un texte solide et qu’est-ce qu’un texte léger ?

Quatrième leçon : Abdelkébir Khatibi. 

A ce grand écrivain et penseur me liaient des relations d’amitié de longue date jusqu’à sa disparition. Je m’étais aventuré à lui donner à lire un manuscrit que je venais d’achever. A ma surprise, deux jours plus tard, il m’appelait pour me le rendre, lu, évalué, annoté de remarques critiques et, surtout, quelques suggestions qui, de son point de vue, devaient l’améliorer. Ce jour là, il me dit : « j’ai constaté que tu aimes écrire. Tout lecteur de ce que tu fais ne peut que le sentir ». J’étais vraiment heureux que quelqu’un de l’envergure d’A.Khatibi ait pu relever ma passion de l’écriture. Il me laissa jouir de ce premier constat quelques instants. 

Cependant, l’air malicieux, il poursuivit en me proposant comme innocemment de réfléchir à une question essentielle : « tu écris certainement pour une raison essentielle. Peux-tu te demander un instant pourquoi ? A quelle blessure répond ton écriture ? ». Il avait bien utilisé le mot blessure. Ceux qui font des travaux de type universitaire, des mémoires, des thèses et des recherches de diverses natures ne rédigent pas nécessairement pour répondre à je ne sais quelle blessure, mais paraissent écrire comme s’ils procédaient à des travaux techniques, sans états d’âme, sans perspectives subjectives notoires.

Ainsi, donc, pour l’auteur de « La mémoire tatouée », toute écriture constituait une réponse à ce qu’il appelait une « blessure ». Il en serait ainsi de toutes sortes de textes, depuis les récits, les analyses, les études d’apparence technique ou extérieurs…Dans tous les cas, on n’écrit ni gratuitement, ni impunément.

Une parole similaire me revient à l’esprit. La question d’Abdelkébir me rappelait ce que disait au lycée mon inoubliable professeur de philosophie, en se référant à Nietzsche, ou aux freudiens. Cela se réduisait à cette proposition : « quand quelqu’un vous dit quelque chose, vous devez vous interroger sur les raisons pour lesquelles il le dit ». Perturbé par l’injonction du grand intellectuel, je n’en ai pas fini à ce jour de m’interroger sur pourquoi j’aime écrire.

Cinquième leçon : Paul Reuter.

Paul Reuter est un professeur de droit de grande envergure, un juriste de renommée internationale, un expert parmi les plus influents en son temps. J’avais la chance de l’avoir comme directeur de thèse. 

A l’époque je baignais dans une ambiance intellectuelle où étaient présents et actifs Foucault, Althusser et plusieurs de ceux qui étaient considérés comme ses disciples (Balibar, Jacques Ranciére, etc..), des existentialistes de différentes sortes, des freudiens (Lacan), des freudo-marxistes, Bourdieu, etc. Je dévorais alors avec passion ce qu’ils écrivaient et leur influence était grande sur ma manière d’écrire, de penser, de parler, d’intervenir, de poser. J’habitais à proximité du Collège de France et de la Sorbonne, j’y passais beaucoup de temps, et Paris était pour moi du matin au soir une fête intellectuelle permanente…En effet, cette proximité avec cette ambiance influait sur mon mode d’expression, ma manière de dire les choses, avec sa rythmique propre, ses concepts particuliers, ses expressions caractéristiques...

Lors de la préparation de ma thèse, j’avais remis à Paul Reuter les premières versions de mes premiers chapitres. Le professeur, après avoir lu les premiers fragments de ma thèse me dit  : « mon cher ami, le génie consiste à dire les choses le plus simplement possible ». Je pris cette parole sur le coup comme une leçon, et convenais  qu’en effet, dire simplement même les choses les plus difficiles, ne pouvait être que la preuve d’une grande appropriation, d’une maîtrise naturelle et assurée du savoir que l’on veut expliciter.
 

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