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Opinion
Le récent échange entre deux institutions nationales sur la création d’emplois dans le secteur industriel pose de nouveau les questions du mode de conception et de production des statistiques mises à la disposition du public. Les informations statistiques constituent une base indispensable pour fournir au débat démocratique des références robustes. Or, le Haut-Commissariat au Plan (HCP), principal acteur du système statistique national, se trouve parfois confronté à des difficultés lorsqu’il veut convaincre les décideurs politiques, économiques et sociaux de la pertinence des informations produites par ses soins et de l’interprétation de ses indicateurs.
La première difficulté réside justement dans le fait qu’il n'y a pas de mesure objective de la pertinence d'une statistique donnée, mais on convient que celle-ci s'apprécie généralement par la proximité entre le concept qu'on veut observer et sa représentation chiffrée. Evidemment, la pertinence de la statistique dépend de la qualité de sa production, c’est-à-dire de la rigueur méthodologique observée mais aussi de considérations déontologiques. La validité scientifique de nombreux indicateurs statistiques est souvent relativisée sur l’argument qu’ils ne donnent qu’une information partielle voire appauvrie. Les controverses récurrentes sur des variables clés de l’économie nationale nous en fournissent de multiples exemples: taux de croissance du PIB, taux de chômage, taux d’inflation etc... Le HCP se voit reprocher, des fois à tort, de livrer aux acteurs une information jugée non représentative de la « réalité » et qui ne rend point compte de la complexité du réel.
La deuxième difficulté, liée à la précédente, tient au manque de lisibilité des faits et des phénomènes sociaux décryptés par les statistiques. Les controverses sur les chiffres de l’emploi et du chômage, par exemple, ne sont pas liées à un manque de rigueur scientifique mais plutôt à un certain enfermement dans un discours méthodologique n’ayant pas pris toute la mesure de la nécessité d’affiner ces indicateurs pour mieux servir le débat public sur ces questions. Il est vrai que les protocoles de la production statistique imposent le recours à des concepts normalisés et des méthodes standardisées pour assurer une comparabilité internationale fiable. La contestation des statistiques, ici ou ailleurs, s’accroît lorsque les indicateurs ne couvrent pas suffisamment toute la complexité d’une réalité sociale. Les sociétés se transforment en permanence. Maintenir des catégories statistiques inchangées sur une longue durée fait donc courir le risque d’une représentation plus éloignée de ce qu’enseigne l’évolution des faits.
Un troisième type de difficulté relève d’un défaut de coordination. Le système statistique se caractérise par l’absence d’une organisation cohérente et intégrée. Nous sommes en présence d’une diversité de producteurs (et de productions), chacun produisant selon des objectifs, des méthodologies et des logiques spécifiques. Le système souffre de l’utilisation d’un certain nombre d’outils non harmonisés (concepts, nomenclatures, répertoires, modèles). Le résultat final est l’existence de données dispersées et peu homogènes. Notre système statistique est dual: il est constitué des dispositifs d’enquête du HCP et de la statistique de « routine » collectée par différentes administrations. Un système d’information insuffisamment harmonisé et intégré finit par engendrer le problème de la comparabilité des chiffres et des indicateurs qui en découlent.
La quatrième difficulté tient à une certaine rigidité à faire évoluer les pratiques d’interprétation de l’information. Une des forces d’un système statistique est d’associer la production statistique à l’analyse des données. Certes, la publication des études et de travaux du HCP sur la base des statistiques confectionnées par ses services contribue aux avancées des analyses sur les problématiques économiques et sociales. Mais ces avancées sont la résultante d’un mode de fonctionnement souvent en vase clos, d’un agenda propre, d’un pilotage sans concertation avec les autres parties prenantes. Ces analyses sont suivies avec intérêt par une communauté scientifique peu associée au décryptage des données et à leur interprétation. Cela obère les capacités d’inventivité du système statistique en polarisant sa production sur « l’éclairage sous le réverbère », c’est-à-dire la production de données qui demeurent insuffisamment analysées en profondeur.
L’autre difficulté réside dans l’insuffisante réponse du HCP aux demandes d’accès à l’information de base dont la légitimité est importante. Il est déplorable de relever qu’une position dominante dans le système finit par entretenir une tension déclarée ou sourde avec les organes de l’Etat, les institutions publiques, le monde de l’entreprise et de l’université. L’ouverture du HCP sur son environnement ne peut se réduire à des conférences de communication organisées à l’occasion de la diffusion des résultats d’une enquête ou d’une étude. La force d’un système statistique est sa capacité à répondre simultanément à un ensemble de demandes émanant de multiples acteurs et portant sur des informations de nature différente, qu’il s’agisse de l’Etat, des collectivités territoriales, des acteurs économiques et sociaux ou encore des chercheurs.
Les statistiques de l’emploi : de quoi parle-t-on ?
Le système statistique sur le travail et l’emploi au Maroc se caractérise par une grande dispersion des sources d’information et une faible coordination entre les différents producteurs de l’information. La principale source d’information sur l’emploi au Maroc est l’Enquête nationale sur l’emploi (ENE). Elle est une enquête auprès des ménages. Elle n'a cessé de s'affiner dans ses méthodes, concepts et couverture géographique. Mais d'autres sources d'information existent qui complètent, quoique partiellement, les premières. Ces autres sources concernent soit d'autres enquêtes auprès des ménages (Recensement général de la population, enquêtes sur la consommation et sur le niveau de vie), soit d'autres enquêtes auprès des établissements (recensement général de l’agriculture, enquête sur l’industrie de transformation, enquêtes de conjoncture..), soit encore de sources administratives (CNSS, Fonction publique, ANAPEC, formation professionnelle..). Mises à part les informations recueillies lors des RGPH, la couverture géographique du système ne permet pas de mesurer ou de suivre la dimension locale de l’emploi. On note aussi une prépondérance des données relatives à l’offre du travail : les enquêtes auprès des ménages sont largement développées comparativement aux enquêtes auprès des entreprises.
Les statistiques sur le marché du travail mettent souvent en exergue les créations d’emplois réels ou potentiels. Elles nous renseignent sur le dénombrement des effectifs et des besoins, nous livrent un résultat net mais ne rendent pas suffisamment compte de l’ampleur des flux bruts d’emploi (créations + destructions), au regard des flux nets (créations – destructions). Or, même lorsque l’emploi global et le chômage sont stables, le marché du travail est le lieu de mouvements de main-d’œuvre et de créations/destructions d’emplois de grande ampleur. La réalité de la destruction des emplois montre aussi que le phénomène des mutations n’est pas réservé à quelques secteurs industriels considérés en crise mais qu’il affecte en permanence l’activité économique. Les emplois supprimés sont aussi localisés dans l’espace: ainsi, ce sont des bassins d’emplois et, plus largement, des territoires géographiques, qui se trouvent affectés.
Pourquoi est-il recommandé de s’intéresser à la destruction de l’emploi? Une première raison est qu’il s’agit d’une réalité socio-économique au moins aussi pertinente que l’est celle de la création de postes. Une destruction d’emplois est un évènement vécu négativement par les intéressés et les décideurs publics, qu’elle soit compensée ou non par des créations d’emplois dans d’autres entreprises ou dans d’autres secteurs. Une seconde raison est que la connaissance de ces flux de destruction peut conduire à modifier les priorités des politiques économiques. Il est effectivement important de savoir si le taux de chômage observé est la résultante de mouvements d’entrées-sorties élevés ou faibles: selon le cas, on assistera à un chômage fréquent mais de courte durée ou à un chômage moins fréquent mais de longue durée et les deux types de chômage n’appellent pas le même traitement. Raisonner en termes de destruction permet aussi de mieux caractériser les effets de l’ouverture de l’économie. Celle-ci alimente les deux côtés du processus de création/destruction. La croissance des flux d’importations est un facteur de destruction d’emplois lorsque cette croissance va au-delà de celle de la demande intérieure. A l’inverse, l’investissement direct étranger et la croissance des exportations sont des facteurs de création d’emplois. Tous ces mouvements ont aussi des effets négatifs ou positifs en termes d’emplois induits. C’est l’ensemble de ces mouvements qu’il faut s’efforcer de comprendre.
Comptabiliser et analyser les flux de destruction de l’emploi a, donc, un intérêt en soi. Il est nécessaire de mieux apprécier les différentes dimensions de la dynamique des flux de destruction d’emplois, telles que : la nature des emplois détruits, la pérennité des nouveaux emplois créés, l’importance des créations d'emplois occasionnels par rapport à l'emploi permanent, la comparaison des gains et les pertes d'emplois des entreprises exportatrices par rapport à celles travaillant pour le marché local, la différence des mécanismes agissant sur la destruction de l’emploi dans les secteurs formel et informel. Une autre dimension du problème consiste à examiner les grands groupes de facteurs qui contribuent aux créations/ destructions d’emplois à un niveau méso-économique (la demande, la productivité, les changements technologiques, la concurrence internationale) et à un niveau micro-économique à l’échelle de l’entreprise.
Si, dans notre économie, les créations d’emplois sont relativement bien observées, les destructions d’emploi sont, par contre, peu caractérisées et analysées. Devant l’engagement des pouvoirs publics à vouloir faire de la lutte contre le chômage une priorité nationale, il est fondamental d’élaborer des indicateurs d’évaluation et de suivi des flux de création /destruction d’emploi. C’est ainsi que l’on pourra identifier des mesures de soutien permettant de réduire les risques de fermetures et d’échecs d’entreprises qui engendrent la suppression d’emplois et proposer des dispositifs efficients pour l’accompagnement des entreprises.
Comment faire évoluer le système statistique?
Comment améliorer les liens entre organismes producteurs de statistiques et d’études, entre ceux-ci et la communauté scientifique, les médias, les utilisateurs des données et le public? Comment faire évoluer le dispositif de gouvernance de l’institution statistique? Quatre conditions nous paraissent essentielles à réunir.
La première est la garantie de l’indépendance. Quelle que soit la confiance accordée au professionnalisme et à la déontologie des statisticiens, il est essentiel, pour dissiper le sentiment de méfiance surtout après les controverses récentes, que soient garanties les bases légales de l’indépendance du système statistique public. Il est clair que les statisticiens sont très attachés à leur indépendance professionnelle. Mais elle n’est pas inscrite dans la loi. Les facteurs institutionnels et organisationnels ont une influence non négligeable sur l’efficacité et la crédibilité d’une autorité statistique développant, produisant et diffusant des statistiques. Les aspects déterminants sont l’indépendance professionnelle, le mandat pour la collecte des données, l’adéquation des ressources, l’engagement sur la qualité, le secret statistique, l’impartialité et l’objectivité. Il faut donc affirmer cette indépendance et ses principes dans une loi.
La seconde est la création d’un espace institutionnalisé et autorisé de débat, un lieu où les acteurs économiques et sociaux exprimeraient leurs besoins et échangeraient leurs points de vues sur la qualité de l’information disponible. Une autorité du genre Conseil National de l’Information Statistique (CNIS) pourrait prendre en charge, entre autres, la nécessaire coordination entre les différents producteurs de l’information statistique. Aujourd’hui, cette coordination se heurte, d’un côté, aux réticences des particularismes institutionnels et de l’autre aux risques d’une monopolisation préjudiciable à l’indépendance et à la transparence qui sont à la base d’une information crédible. Le développement cohérent et la durabilité d’une offre statistique répondant aux besoins d’une politique économique ouverte à la compétition internationale devraient être favorisés par une structuration institutionnelle dans le but de réaliser un taux de pénétration croissant de ses produits parmi les usagers potentiels. Au-delà de la mise à disposition d’informations, ce Conseil devrait fournir à tous les utilisateurs les moyens d’une appropriation de ces informations et affirmer ainsi une fonction pédagogique du système statistique public. Des procédures devraient être prévues pour consulter les utilisateurs, vérifier la pertinence et l'utilité des statistiques existantes au regard de leurs besoins actuels et examiner leurs besoins nouveaux.
La troisième condition serait d’adopter un code de bonnes pratiques de la statistique fondé sur des principes qui couvrent l’environnement institutionnel, les procédures statistiques et les résultats statistiques. Pour chacun de ces principes, différents indicateurs de bonnes pratiques constitueraient des critères de référence permettant d’évaluer l’application du code. Les autorités statistiques, à savoir le HCP et d’autres autorités nationales responsables du développement, de la production et de la diffusion des statistiques nationales, ainsi que les gouvernements, les ministères et le Conseil, s’engageraient à respecter le code. Ainsi, les normes, les lignes directrices et les bonnes pratiques seraient pleinement appliquées dans les procédures que suivent les autorités statistiques pour organiser, collecter, traiter et diffuser les statistiques nationales. La crédibilité des statistiques serait renforcée par une réputation de bonne gestion et d’efficacité.
La quatrième condition est relative à l'élaboration d'un schéma directeur de l'information statistique. Ce schéma serait bâti sur un inventaire complet des renseignements collectés, en précisant leurs caractéristiques (provenance, type, unités). Cet inventaire devrait faire ressortir les gisements d'information, dont certains ont pu rester ignorés ou négligés jusque-là. Il devrait également permettre de découvrir des synergies possibles entre des segments jusque-là cloisonnés. Ce schéma serait aussi construit sur des orientations susceptibles d'améliorer le fonctionnement global du dispositif. Des orientations qui insistent notamment sur le meilleur partage et sur la plus grande valorisation des informations en place. Enfin, le schéma doit travailler sur la synthèse globale des informations, pour s'assurer que les instances de direction du système statistique ont entre leurs mains un ensemble complet de paramètres significatifs susceptibles d'être produits à partir du stock d'informations accessibles.
Certes, il n’y a pas de statistiques parfaites, il faut simplement veiller à produire des statistiques bien faites. Pour avoir un débat serein et informé sur les indicateurs socio-économiques ou sur la politique économique, il faut se mettre d’accord sur la pertinence, la lisibilité, l’homogénéité, la disponibilité et l’analyse des données qui le nourrissent. Sans consensus sur les méthodes de fabrique des chiffres, le débat n’a plus beaucoup de sens politique. Autrement dit, débattons, divergeons autant que l’on veut sur les politiques économiques, mais que l’on permette aux parties concernées de s’approprier sans risque de contresens les informations statistiques de base. Pour ce faire, une seule solution clairement explicite: réformer la gouvernance de la statistique publique en garantissant son indépendance, en définissant un schéma intégré du dispositif statistique, en adoptant un code de bonne conduite dans la production, la diffusion et l’utilisation des informations et en créant un conseil national de la statistique, espace institutionnalisé et autorisé de débat sur le suivi du système.